La San-Felice – Tome II

LI – LE FORT SAINT-ANGE PARLE

En passant place du Peuple, pour monter auPincio, le roi avait pu voir cette intéressante partie de lapopulation, composée de femmes et d’enfants, danser autour d’unbûcher qui s’élevait au milieu de la place ; à la vue duprince, les danseurs s’arrêtèrent pour crier à tue-tête :« Vive le roi Ferdinand ! vivePie VI ! »

Le roi s’arrêta de son côté, demanda ce quefaisaient là ces braves gens et quel était ce feu auquel ils sechauffaient.

On lui répondit que ce feu était celui d’unbûcher fait avec l’arbre de la Liberté planté, dix-huit moisauparavant, par les consuls de la république romaine.

Ce dévouement aux bons principes touchaFerdinand, qui, tirant de sa poche une poignée de monnaie de touteespèce, la jeta au milieu de la foule en criant :

– Bravo ! mes amis !amusez-vous !

Les femmes et les enfants se ruèrent sur lescarlins, les ducats et les piastres du roi Ferdinand ; il enrésulta une effroyable mêlée dans laquelle les femmes battaient lesenfants, les enfants égratignaient les femmes ; il y eut, ensomme, force cris, beaucoup de pleurs et peu de mal.

Place Navone, il vit un second bûcher.

Il fit la même question et reçut la mêmeréponse.

Le roi fouilla, non plus dans sa poche, maisdans celle du duc d’Ascoli, y prit une seconde poignée de monnaie,et, comme, cette fois, il y avait mélange d’hommes et de femmes, illa jeta aux danseurs et aux danseuses.

Cette fois, nous l’avons dit, il n’y avait pasque des femmes et des enfants, il y avait des hommes ; le sexefort se crut sur l’argent des droits plus positifs que le sexefaible ; les amants et les maris des femmes battues tirèrentleurs couteaux ; un des danseurs fut blessé et porté àl’hôpital.

Place Colonna, le même événement eutlieu ; seulement, cette fois, il se termina à la gloire de lamorale publique ; au moment où les couteaux allaient entrer enjeu, un citoyen passa, son chapeau rabattu sur les yeux etenveloppé d’un grand manteau ; un chien aboya contre lui, unenfant cria au jacobin ; les cris de l’enfant et lesaboiements du chien attirèrent l’attention des combattants, qui,sans écouter les observations du citoyen au manteau dissimulateuret au chapeau rabattu, le poussèrent dans le bûcher, où il péritmisérablement au milieu des hurlements de joie de la populace.

Tout à coup, un des brûleurs fut éclairé d’uneidée lumineuse : ces arbres de la Liberté que l’on abattait etdont on faisait du charbon et de la cendre, n’avaient pas poussé làtout seuls ; on les y avait plantés ; ceux qui les yavait plantés étaient plus coupables que les pauvres arbres quis’étaient laissé planter à contre-cœur peut-être ; ils’agissait donc de faire une fois par hasard une justice équitableet de s’en prendre aux planteurs et non aux arbres.

Or, qui les avait plantés ?

C’étaient, comme nous l’avons dit à propos dela place du Peuple, les deux consuls de la république romaine,MM. Mattei, de Valmontone, et Zaccalone, de Piperno.

Ces deux noms, depuis un an, étaient bénis etrévérés de la population, à laquelle ces deux magistrats,véritables libéraux, avaient consacré leur temps, leur intelligenceet leur fortune ; mais le peuple, au jour de la réaction,pardonne plus facilement à celui qui l’a persécuté qu’à celui quis’est dévoué pour lui, et, d’ordinaire, ses premiers défenseursdeviennent ses premiers martyrs. « Les révolutions sont commeSaturne, a dit Vergniaud, elles dévorent leurs enfants. »

Un homme que Zaccalone avait forcé d’envoyer àl’école son fils, jeune Romain jaloux de la liberté individuelle,émit donc la proposition de réserver un des arbres de la Libertépour y pendre les deux consuls. La proposition fut naturellementadoptée à l’unanimité ; il ne s’agissait, pour la mettre àexécution, que de réserver un arbre à titre de potence et de mettrela main sur les deux consuls.

On pensa au peuplier de la place de laRotonde, qui n’était pas encore abattu, et, comme justement lesdeux magistrats demeuraient, l’un via della Maddalena, l’autre viaPie-di-Marmo, on regarda ce voisinage comme un hasardprovidentiel.

On courut droit à leurs maisons ; mais,heureusement, les deux magistrats avaient sans doute des idéesexactes sur la somme de reconnaissance que l’on doit attendre despeuples à la délivrance desquels on a contribué : tous deuxavaient quitté Rome.

Mais un ferblantier, dont la boutique attenaità la maison de Mattei, et à qui Mattei avait prêté deux cents écuspour l’empêcher de faire faillite, et un marchand d’herbes à quiZaccalone avait envoyé son propre médecin pour soigner sa femmed’une fièvre pernicieuse, déclarèrent qu’ils avaient des notions àpeu près certaines sur l’endroit où s’étaient réfugiés les deuxcoupables, et offrirent de les livrer.

L’offre fut reçue avec enthousiasme, et, pourn’avoir point fait une course inutile, la foule commença de pillerles maisons des deux absents et d’en jeter les meubles par lesfenêtres.

Parmi les meubles, il y avait chez chacund’eux une magnifique pendule de bronze doré, l’une représentant lesacrifice d’Abraham, et l’autre Agar et Ismaël perdus dans ledésert, portant chacune cette inscription qui prouvait qu’ellevenait de la même source :

Aux Consuls de la république romaine, lesisraélites reconnaissants !

Et, en effet, les deux consuls avaient faitrendre un décret par lequel les juifs redevenaient des hommes commeles autres et participaient aux droits de citoyen.

Cela fit penser aux malheureux juifs, auxquelson ne pensait point, et auxquels on n’eût probablement pas pensés’ils n’eussent point eu le tort d’être reconnaissants.

Le cri « Au Ghetto ! auGhetto ! » retentit, et l’on se précipita vers cequartier des juifs.

Lors de la proclamation du décret par lequella république romaine les faisait remonter au rang de citoyens, lesmalheureux juifs s’étaient empressés d’enlever les barrières quiles séparaient du reste de la société et s’étaient répandus dans laville, où quelques-uns s’étaient empressés de louer desappartements et d’ouvrir des magasins ; mais, aussitôt ledépart de Championnet, se sentant abandonnés et sans protecteurs,ils s’étaient de nouveau réfugiés dans leurs quartiers, dont à lahâte ils avaient rétabli les portes et les barrières, non plus pourse séparer du monde, mais pour opposer un obstacle à leursennemis.

Il y eut donc, non point résistance volontaireà la foule, mais opposition matérielle à son envahissement.

Alors, cette même foule, toujours féconde enmoyens expéditifs et ingénieux, eut l’idée, non point d’enfoncerles portes et les barrières du Ghetto, mais de jeter par-dessus sonenceinte des brandons allumés au bûcher voisin.

Les brandons se succédèrent avecrapidité ; puis les perfectionneurs – il y en a partout – lesenduisirent de poix et de térébenthine. Bientôt le Ghetto présental’aspect d’une ville bombardée, et, au bout d’une demi-heure, lesassiégeants eurent la satisfaction de voir en plusieurs endroitsdes flammes qui dénonçaient cinq ou six incendies.

Au bout d’une heure de siège, le Ghetto étaittout en feu.

Alors, les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes,et, avec des cris de terreur, toute cette malheureuse population,surprise au milieu de son sommeil, hommes, femmes, enfants à deminus, se précipitèrent par les portes comme un torrent qui brise sesdigues, et se répandirent, ou plutôt essayèrent de se répandre parla ville.

C’était là que la populace l’attendait, chacunmit la main sur son juif et s’en fit un cruel amusement ; lerépertoire tout entier des tortures fut épuisé sur cesmalheureux : les uns furent forcés de marcher pieds nus surdes charbons ardents en portant un porc entre leurs bras ; lesautres furent pendus par-dessous les aisselles, entre deux chienspendus eux-mêmes par les pattes de derrière et qui, enragés dedouleur et de colère, les criblaient de morsures ; un autreenfin, dépouillé de ses vêtements jusqu’à la ceinture avec un chatattaché sur le dos, fut promené par la ville, battu de verges commele Christ ; seulement, les verges frappaient à la fois l’hommeet l’animal, et, de ses dents et de ses griffes, l’animal déchiraitl’homme ; enfin d’autres, plus heureux, furent jetés au Tibreet noyés purement et simplement.

Ces amusements durèrent non-seulement pendanttoute la nuit, mais encore pendant les journées du lendemain et dusurlendemain, et se présentèrent sous tant d’aspects différents,que le roi finit par demander quels étaient les hommes que l’onmartyrisait ainsi.

Il lui fut répondu que c’étaient des juifs quiavaient eu l’imprudence de se considérer, après le décret de laRépublique, comme des hommes ordinaires, et qui, en conséquence,avaient logé des chrétiens chez eux, avaient acheté des propriétés,étaient sortis du Ghetto, s’étaient installés dans la ville,avaient vendu des livres, s’étaient fait soigner par des médecinscatholiques et avaient enterré leurs morts aux flambeaux.

Le roi Ferdinand eut peine à croire à tantd’abominations ; mais enfin, on lui mit sous les yeux ledécret de la République qui rendait aux juifs leurs droits decitoyens : il fut bien obligé d’y croire.

Il demanda quels étaient les hommes assezabandonnés de Dieu pour avoir fait rendre un pareil décret, et onlui nomma les consuls Mattei et Zaccalone.

– Mais voilà les hommes qu’il faudrait punir,plutôt que ceux qu’ils ont émancipés, s’écria le roi conservant songros bons sens jusque dans ses préjugés.

On lui répondit que l’on y avait déjà songé,que l’on était à la recherche des coupables et que deux citoyenss’étaient chargés de les livrer.

– C’est bien, dit le roi ; s’ils leslivrent, il y aura cinq cents ducats pour chacun d’eux, et les deuxconsuls seront pendus.

Le bruit de la libéralité du roi se répanditet doubla l’enthousiasme ; la foule se demanda ce qu’ellepouvait offrir à un roi si bon et qui secondait si bien sesdésirs ; on délibéra sur ce point important, et l’on résolut,puisque le roi se chargeait de faire pendre les consuls par un vraibourreau et par de vraies potences, d’abattre le dernier arbre dela Liberté qu’on avait conservé à cette intention, et d’en fairedes bûches, pour que le roi eût la satisfaction de se chauffer avecdu bois révolutionnaire.

En conséquence, on lui en apporta toute unecharretée qu’il paya généreusement mille ducats.

L’idée lui parut si heureuse, qu’il mit lesdeux plus grosses bûches à part et qu’il les envoya à la reine avecla lettre suivante :

« Ma chère épouse,

» Vous savez mon heureuse entrée à Rome,sans que j’aie rencontré le moindre obstacle sur ma route ;les Français se sont évanouis comme une fumée. Restent bien lescinq cents jacobins du fort Saint-Ange ; mais ceux-là setiennent si tranquilles, que je crois qu’ils ne demandent qu’unechose, c’est de se faire oublier.

» Mack part demain avec vingt-cinq millehommes pour combattre les Français ; il ralliera en route lecorps d’armée de Micheroux, ce qui lui fera trente-huit ou quarantemille soldats, et ne présentera le combat aux Français qu’avec lachance sûre de les écraser.

» Nous sommes ici en fêtes continuelles.Croirez-vous que ces misérables jacobins avaient émancipé lesjuifs ! Depuis trois jours, le peuple romain leur donne lachasse dans les rues de Rome, ni plus ni moins que je la donne àmes daims dans la forêt de Persano et à mes sangliers dans les boisd’Asproni ; mais on me promet mieux encore que cela : ilparaît que l’on est sur la trace des deux consuls de la soi-disantrépublique romaine. J’ai mis la tête de chacun d’eux à prix à cinqcents ducats. Je crois qu’il est d’un bon exemple qu’ils soientpendus, et, si on les pend, je ménage à la garnison du châteauSaint-Ange la surprise d’assister à leur exécution.

» Je vous envoie, pour brûler à votrenuit de Noël, deux grosses bûches tirées de l’arbre de la Libertéde la place de la Rotonde ; chauffez-vous bien, vous et tousles enfants, et pensez en vous chauffant à votre époux et à votrepère, qui vous aime.

» Je rends demain un édit pour remettreun peu de bon ordre parmi tous ces juifs, les faire rentrer dansleur Ghetto et les soumettre à une sage discipline. Je vousenverrai copie de cet édit aussitôt qu’il sera rendu.

» Annoncez à Naples les faveurs dont mecomble la bonté divine ; faites chanter un Te Deumpar notre archevêque Capece Zurlo, que je suppose fort d’êtreentaché de jacobinisme ; ce sera sa punition ; ordonnezdes fêtes publiques et invitez Vanni à presser l’affaire de cedamné Nicolino Caracciolo.

» Je vous tiendrai au courant des succèsde notre illustre général Mack au fur et à mesure que je lesapprendrai moi-même.

» Conservez-vous en bonne santé et croyezen l’affection sincère et éternelle de votre écolier et époux.

» FERDINAND B.

» P.-S. – Présentez bien mes respects àMesdames. Pour être un peu ridicules, ces bonnes princesses n’ensont pas moins les augustes filles du roi Louis XV. Vouspourriez autoriser Airola à faire une petite paye à ces sept Corsesqui leur ont servi de gardes du corps et qui leur sont recommandéspar le comte de Narbonne, lequel a été, je crois, un des derniersministres de votre chère sœur Marie-Antoinette ; cela leurferait plaisir et ne nous engagerait à rien. »

Le lendemain, en effet, Ferdinand, comme ill’écrivait à Caroline, rendait ce décret qui n’était que la remiseen vigueur de l’édit aboli par la soi-disantrépubliqueromaine.

Notre conscience d’historien ne nous permetpoint de changer une syllabe à ce décret ; c’est, au reste, laloi encore en vigueur à Rome aujourd’hui :

« ARTICLE PREMIER. Aucun israéliterésidant soit à Rome, soit dans les États romains, ne pourra plusloger ni nourrir de chrétiens, ni recevoir de chrétiens à sonservice, sous peine d’être puni d’après les décretspontificaux.

» ART. 2. Tous les israélites de Rome etdes États pontificaux devront vendre, dans le délai de trois mois,leurs biens meubles et immeubles ; autrement, ils serontvendus à l’encan.

» ART. 3. Aucun israélite ne pourrademeurer à Rome, ni dans quelque ville que ce soit des Étatspontificaux, sans l’autorisation du gouvernement ; en cas decontravention, les coupables seront ramenés dans leurs ghettirespectifs.

» ART. 4. Aucun israëlite ne pourrapasser la nuit loin de son ghetto.

» ART. 5. Aucun israélite ne pourraentretenir de relations d’amitié avec un chrétien.

» ART. 6. Les israélites ne pourrontfaire le commerce des ornements sacrés, ni de quelque livre que cesoit, sous peine de cent écus d’amende et de sept ans deprison.

» ART. 7. Tout médecin catholique, appelépar un juif, devra d’abord le convertir ; si le malade s’yrefuse, il l’abandonnera sans secours ; en agissant contre cetarrêt, le médecin s’exposera à toute la rigueur dusaint-office.

» ART. 8 et dernier. Les israélites, endonnant la sépulture à leurs morts, ne pourront faire aucunecérémonie et ne pourront se servir de flambeaux, sous peine deconfiscation.

» La présente mesure sera communiquée auxghetti et publiée dans les synagogues. »

Le lendemain du jour où ce décret fut rendu etaffiché, le général Mack prit congé du roi, laissant cinq millehommes à la garde de Rome, et sortit par la porte du Peuple, dansle but, comme l’avait écrit Ferdinand à son auguste épouse, depoursuivre Championnet et de le combattre partout où il lerencontrerait.

Au moment même où son arrière-garde se mettaiten marche, un cortège, qui ne manquait pas de caractère, entrait àRome par l’extrémité opposée, c’est-à-dire par la porteSan-Giovanni.

Quatre gendarmes napolitains à cheval, portantà leurs schakos la cocarde rouge et blanche, précédaient deuxhommes liés l’un à l’autre par le bras ; ces deux hommesétaient coiffés de bonnets de coton blanc et étaient vêtus de ceshouppelandes de couleur incertaine comme en portent les maladesdans les hôpitaux ; ils étaient montés à poil nu sur deuxânes, et chaque âne était conduit par un homme du peuple qui, arméd’un gros bâton, menaçait et insultait les prisonniers.

Ces prisonniers étaient les deux consuls de larépublique romaine, Mattei et Zaccalone, et les deux hommes dupeuple qui conduisaient les ânes sur lesquels ils étaient montés,étaient le ferblantier et le fruitier qui avaient promis de leslivrer.

Ils tenaient parole, comme on le voit.

Les deux malheureux fugitifs, croyant être ensûreté dans un hôpital que Mattei avait fondé à Valmontone, saville natale, s’y étaient réfugiés, et, pour mieux s’y cacher,avaient revêtu l’uniforme des malades. Dénoncés par un infirmierqui devait sa place à Mattei, ils y avaient été pris, et on lesamenait à Rome pour qu’ils subissent leur jugement.

À peine eurent-ils franchi la porteSan-Giovanni et eurent-ils été reconnus, que la foule, avec cetinstinct fatal qui la porte à détruire ce qu’elle a élevé et àhonnir ce qu’elle a glorifié, commença par insulter lesprisonniers, par leur jeter de la boue, puis des pierres, puiscria : « À mort ! » puis essaya de mettre sesmenaces à exécution ; il fallut que les quatre gendarmesnapolitains expliquassent bien catégoriquement à toute cettemultitude qu’on ne ramenait les consuls à Rome que pour les pendre,et que cette opération s’exécuterait le lendemain sous les yeux duroi Ferdinand, par la main du bourreau, place Saint-Ange, lieuordinaire des exécutions, et cela, à la plus grande honte de lagarnison française. Cette promesse calma la foule, qui, ne voulantpas être désagréable au roi Ferdinand, consentit à attendrejusqu’au lendemain, mais se dédommagea de ce retard en huant lesdeux consuls et en continuant de leur jeter de la boue et despierres.

Eux, comme des hommes résignés, attendaient,muets, tristes, mais calmes, n’essayant ni de hâter ni d’éloignerla mort, comprenant que tout était fini pour eux et que, s’ilséchappaient aux griffes du lion populaire, c’était pour tomber danscelles du tigre royal.

Ils courbaient donc la tête etattendaient.

Un poëte de circonstance – ces poëtes-là nemanquent jamais, ni aux triomphes ni aux chutes, – avait improviséles quatre vers suivants, qu’il avait immédiatement distribués etque la populace chantait sur un air improvisé comme lapoésie :

Largo, o romano populo ! all’asinino ingresso,

Qual fecero non Cesare, non Scipione istesso.

Di questo democratico e augusto onore edegno

Chi rese un di da console d’impi tiranni il regno[2].

Ce que nous essayerons, nous, de traduireainsi dans notre humble prose :

« Place, ô peuple romain ! àl’entrée asinaire que ne firent ni César ni Scipion lui-même. Decet auguste et démocratique honneur était digne celui qui gouvernaun jour, comme consul, le royaume des tyrans impies. »

Les prisonniers traversèrent ainsi les troisquarts de Rome et furent conduits aux Carcere-Nuove, oùimmédiatement ils furent mis en chapelle.

Une multitude immense s’attroupa à la porte dela prison, et, pour qu’elle ne l’enfonçât point, il fallut luipromettre que, le lendemain, à midi, l’exécution aurait lieu sur laplace du château Saint-Ange, et que, pour preuve de cette promesse,elle pourrait, dès le lendemain, au point du jour, voir le bourreauet ses aides dresser l’échafaud.

Deux heures après, des placards, affichés partoute la ville, annonçaient l’exécution pour le lendemain àmidi.

Cette promesse fit passer une bonne nuit auxRomains.

Selon l’engagement pris, dès sept heures dumatin, l’échafaud se dressait sur la place du château Saint-Ange,juste en face de la via Papale, entre l’arc de Gratien etValentinien et le Tibre.

C’était, comme nous l’avons dit, le lieuordinaire des exécutions, et, pour plus de commodité dans ces fêtesfunèbres, la maison du bourreau s’élevait à quelques pas de là enretour sur le quai, en face de l’emplacement de l’ancienne prisonTordinone.

Elle y demeura jusqu’en 1848, époque àlaquelle elle fut démolie, lorsque Rome proclama la république quidevait durer moins longtemps encore que celle de 1798.

En même temps que les charpentiers de la mortbâtissaient l’échafaud et dressaient les potences, au milieu deslazzi du peuple, qui trouve toujours de l’esprit à dépenser pources sortes d’occasions, on ornait un balcon de riches draperies, etce travail avait le privilège de partager, avec celui del’échafaud, l’attention de la multitude ; en effet, le balcon,c’était la loge d’où le roi devait assister au spectacle.

Un immense concours de peuple arrivait desdeux extrémités opposées de Rome par la rive gauche du Tibre,venant de la place du Peuple et du Transtevère, tandis que, par lagrande rue Papale et par toutes les petites rues adjacentes, lesautres régions dégorgeaient leurs populations sur la placeSaint-Ange, qui se trouva bientôt encombrée de telle façon, qu’ilfallut mettre une garde autour de l’échafaud pour que lescharpentiers pussent continuer leur travail.

Seule, la rive droite, où est bâti le tombeaud’Adrien, était déserte ; le terrible château, qui est à Romece que la Bastille était à Paris et ce que le fort Saint-Elme est àNaples, quoique muet et paraissant inhabité, inspirait une assezgrande terreur pour que personne ne s’aventurât sur le pont qui yconduit et ne risquât de passer au pied de ses murailles. En effet,le drapeau tricolore qui le dominait semblait dire à toute cettepopulace, ivre de sanglantes orgies : « Prends garde à ceque tu fais, la France est là ! »

Mais, comme pas un soldat français neparaissait sur les murailles, comme les ouvertures de la forteresseétaient fermées avec soin, on s’habitua peu à peu à cette menacesilencieuse, comme des enfants s’habituent à la présence d’un lionendormi.

À onze heures, on fit sortir les deuxcondamnés de leur prison, on les fit remonter sur leurs ânes ;on leur mit une corde au cou, et les deux aides du bourreau prirentchacun un bout de la corde, tandis que le bourreau lui-mêmemarchait devant ; ils étaient accompagnés par cette confrériede pénitents qui assistaient les patients sur l’échafaud, et suivisd’une immense affluence de peuple ; ils furent ainsi, toujoursvêtus de leur costume d’hôpital, conduits à l’église San-Giovanni,devant la façade de laquelle on les fit descendre de leurs ânes,et, sur ses degrés, pieds nus et à genoux, ils firent amendehonorable.

Le roi, se rendant du palais Farnèse à laplace de l’exécution, passa par la via Julia au moment où les aidesdu bourreau forçaient les deux condamnés, en les tirant par leurscordes, de se mettre à genoux. Autrefois, en pareille circonstance,la présence royale était le salut du condamné ; tout étaitchangé : aujourd’hui, au contraire, la présence royaleassurait leur exécution.

La foule s’ouvrit pour laisser passer leroi ; il jeta de côté un regard inquiet au château Saint-Ange,laissa échapper un geste d’impatience à la vue du drapeau français,descendit de voiture au milieu des acclamations du peuple, parut aubalcon et salua la multitude.

Un moment après, de grands cris annoncèrentl’approche des prisonniers.

Ils étaient précédés et suivis d’undétachement de gendarmes napolitains à cheval, lesquels, sejoignant à ceux qui attendaient déjà sur la place, refoulèrent lepeuple et firent une place libre où pussent opérer tranquillementle bourreau et ses aides.

Le mutisme et la solitude du châteauSaint-Ange avaient rassuré tout le monde, et l’on ne pensait mêmeplus à lui. Quelques Romains, plus braves que les autres,s’approchèrent jusqu’au pont désert et insultèrent même laforteresse, à la manière dont les Napolitains insultent leVésuve ; ce qui fit beaucoup rire le roi Ferdinand en luirappelant ses bons lazzaroni du Môle, et en lui prouvant que lesRomains avaient presque autant d’esprit qu’eux.

À midi moins cinq minutes, le cortège funèbredéboucha sur la petite place ; les condamnés paraissaientbrisés de fatigue, mais tranquilles et résignés.

Au pied de l’échafaud, on les fit descendre deleurs ânes ; après quoi, on leur détacha la corde du cou etl’on alla attacher cette même corde à la potence. Les pénitentsserrèrent de plus près les deux patients, les exhortant à la mortet leur faisant baiser le crucifix.

Mattei, en le baisant, dit :

– Ô Christ ! tu sais que je meursinnocent, et, comme toi, pour le salut et la liberté deshommes.

Zaccalone dit :

– Ô Christ ! tu m’es témoin que jepardonne à ce peuple comme tu as pardonné à tes bourreaux.

Les spectateurs les plus rapprochés despatients entendirent ces paroles, et quelques huées lesaccueillirent.

Puis une voix forte se fit entendre, quidit :

– Priez pour les âmes de ceux qui vontmourir.

C’était la voix du chef des pénitents.

Chacun se mit à genoux pour dire un AveMaria, même le roi sur son balcon, même le bourreau et sesaides sur l’échafaud.

Il y eut un moment de silence solennel etprofond.

En ce moment, un coup de canon retentit ;l’échafaud, brisé, s’écroula sous le bourreau et ses aides ;la porte du château Saint-Ange s’ouvrit, et cent grenadiers,précédés d’un tambour battant la charge, traversèrent le pont aupas de course, et, au milieu du cri de terreur de la multitude, dusauve-qui-peut des gendarmes, de l’étonnement et de l’effroi detous, s’emparèrent des deux condamnés, qu’ils entraînèrent auchâteau Saint-Ange, dont la porte se referma sur eux avant quepeuple, bourreaux, pénitents, gendarmes et le roi lui-même fussentrevenus de leur stupeur.

Le château Saint-Ange n’avait dit qu’unmot ; mais, comme on le voit, il avait été bien dit et avaitproduit son effet.

Force fut aux Romains de se passer dependaison ce jour-là et de se rejeter sur les juifs.

Le roi Ferdinand rentra au palais Farnèse detrès-mauvaise humeur ; c’était le premier échec qu’iléprouvait depuis son entrée en campagne, et, malheureusement pourlui, ce ne devait point être le dernier.

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