La San-Felice – Tome II

LXIV – UN DISCIPLE DE MACHIAVEL

Pronio ne se fit point attendre.

Le roi et le cardinal remarquèrent que lalecture du livre saint ne lui avait rien ôté des airs dégagésqu’ils avaient remarqués en lui.

Il entra, se tint sur le seuil de la porte,salua respectueusement le roi d’abord, le cardinal ensuite.

– J’attends les ordres de Sa Majesté,dit-il.

– Mes ordres seront faciles à suivre, mon cherabbé : j’ordonne que vous fassiez tout ce que vous m’avezpromis de faire.

– Je suis prêt, sire.

– Maintenant, entendons-nous.

Pronio regarda le roi ; il était évidentqu’il ne comprenait rien à ces mots :entendons-nous.

Je demande quelles sont vos conditions, dit leroi.

– Mes conditions ?

– Oui.

– À moi ? Mais je ne fais aucunecondition à Votre Majesté.

– Je demande, si vous l’aimez mieux, quellesfaveurs vous attendez de moi.

– Celle de servir Votre Majesté, et, aubesoin, de me faire tuer pour elle.

– Voilà tout ?

– Sans doute.

– Vous ne demandez pas un archevêché, pas unévêché, pas la plus petite abbaye ?

– Si je la sers bien, quand tout sera fini,quand les Français seront hors du royaume, si j’ai bien servi VotreMajesté, elle me récompensera ; si je l’ai mal servie, elle mefera fusiller.

– Que dites-vous de ce langage,cardinal ?

– Je dis qu’il ne m’étonne pas, sire.

– Je remercie Votre Éminence, dit ens’inclinant Pronio.

– Alors, dit le roi, il s’agit tout simplementde vous donner un brevet ?

– Un à moi, sire, un à Fra-Diavolo, un àMammone.

– Êtes-vous leur mandataire ? demanda leroi.

– Je ne les ai pas vus, sire.

– Et, sans les avoir vus, vous répondezd’eux ?

– Comme de moi-même.

– Rédigez le brevet de M. l’abbé, monéminentissime.

Ruffo se mit à une table, écrivit quelqueslignes et lut la rédaction suivante :

« Moi, Ferdinand de Bourbon, roi desDeux-Siciles et de Jérusalem,

» Déclare :

» Ayant toute confiance dans l’éloquence,le patriotisme, les talents militaires de l’abbé Pronio,

» Le nommer

» MON CAPITAINE dans les Abruzzes et dansla Terre de Labour, et, au besoin, dans toutes les autres partiesde mon royaume ;

» Approuver

» Tout ce qu’il fera pour la défense duterritoire de ce royaume et pour empêcher les Français d’ypénétrer, l’autorise à signer des brevets pareils à celui-ci enfaveur des deux personnes qu’il jugera dignes de le seconder danscette noble tâche, promettant de reconnaître pour chefs de massesles deux personnes dont il aura fait choix.

» En foi de quoi, nous lui avons délivréle présent brevet.

» En notre château de Caserte, le 10décembre 1798. »

– Est-ce cela, monsieur ? demanda le roià Pronio après avoir entendu la lecture que venait de faire lecardinal.

– Oui, sire ; seulement, je remarque queVotre Majesté n’a pas voulu prendre la responsabilité de signer lesbrevets des deux capitaines que j’avais eu l’honneur de luirecommander.

– Non ; mais je vous ai reconnu le droitde les signer ; je veux qu’ils vous en aient l’obligation.

– Je remercie Votre Majesté, et, si elle veutmettre au bas de ce brevet sa signature et son sceau, je n’auraiplus qu’à lui présenter mes humbles remercîments et à partir pourexécuter ses ordres.

Le roi prit la plume et signa ; puis,tirant le sceau de son secrétaire, il l’appliqua à côté de sasignature.

Le cardinal s’approcha du roi et lui ditquelques mots tout bas.

– Vous croyez ? demanda le roi.

– C’est mon humble avis, sire.

Le roi se tourna vers Pronio.

– Le cardinal, lui dit-il, prétend que, mieuxque personne, monsieur l’abbé…

– Sire, interrompit en s’inclinant Pronio,j’en demande pardon à Votre Majesté, mais, depuis cinq minutes,j’ai l’honneur d’être capitaine des volontaires de Sa Majesté.

– Excusez, mon cher capitaine, dit le roi enriant, j’oubliais, ou plutôt, je me souvenais en voyant un coin devotre bréviaire sortir de votre poche.

Pronio tira de sa poche le livre qui avaitattiré l’attention de Sa Majesté, et le lui présenta.

Le roi l’ouvrit à la première page etlut :

« Le Prince, parMachiavel. »

– Qu’est-ce que cela ? dit le roi neconnaissant ni l’ouvrage ni l’auteur.

– Sire, lui répondit Pronio, c’est lebréviaire des rois.

– Vous connaissez ce livre ? demandaFerdinand à Ruffo.

– Je le sais par cœur.

– Hum ! fit le roi. Je n’ai jamais su parcœur que l’office de la Vierge, et encore, depuis que San-Nicandrome l’a appris, je crois que je l’ai un peu oublié. Enfin !… Jevous disais donc, capitaine, puisque capitaine il y a, que lecardinal prétendait, c’était cela que tout à l’heure il me disaittout bas à l’oreille, que, mieux que personne, vous vous entendriezà rédiger une proclamation adressée aux peuples des deux provincesoù vous êtes appelé à exercer votre commandement.

– Son Éminence est de bon conseil, sire.

– Alors, vous êtes de son avis ?

– Parfaitement.

– Mettez-vous donc là et rédigez.

– Dois-je parler au nom de Sa Majesté ou aumien ? demanda Pronio.

– Au nom du roi, monsieur, au nom du roi, sehâta de répondre Ruffo.

– Allez ! au nom du roi, puisque lecardinal le veut, dit Ferdinand.

Pronio salua le roi pour remercier de lapermission qu’il recevait non-seulement d’écrire au nom de sonsouverain, mais encore de s’asseoir devant lui, et, sans embarras,sans rature, de pleine source, il écrivit :

« Pendant que je suis dans la capitale dumonde chrétien, occupé à rétablir la sainte Église, les Français,près desquels j’ai tout fait pour demeurer en paix, menacent depénétrer dans les Abruzzes. Je me risque donc, malgré le danger queje cours, à passer à travers leurs rangs pour regagner ma capitaleen péril ; mais, une fois à Naples, je marcherai à leurrencontre avec une armée nombreuse pour les exterminer. Enattendant, que les peuples courent aux armes, qu’ils volent ausecours de la religion, qu’ils défendent leur roi, ou plutôt leurpère, qui est prêt à sacrifier sa vie pour conserver à ses sujetsleurs autels et leurs biens, l’honneur de leurs femmes et leurliberté ! Quiconque ne se rendra pas sous les drapeaux de laguerre sainte sera réputé traître à la patrie ; quiconque lesabandonnera après y avoir pris rang sera puni comme rebelle etcomme ennemi de l’Église et de l’État.

» Rome, 7 décembre 1798. »

Pronio remit sa proclamation au roi afin quele roi la pût lire.

Mais celui-ci, la passant aucardinal :

– Je ne comprends pas très-bien, monéminentissime, lui dit-il.

Ruffo se mit à lire à son tour.

Pronio, qui s’était assez médiocrementpréoccupé de l’expression de la figure du roi, pendant la lecture,suivait au contraire, avec la plus grande attention, l’effet quecette lecture produisait sur la figure du cardinal.

Deux ou trois fois pendant la lecture, Ruffoleva les yeux sur Pronio, et, chaque fois, il vit les regards dunouveau capitaine fixés sur les siens.

– Je ne m’étais pas trompé sur vous, monsieur,dit le cardinal à Pronio lorsqu’il eut fini ; vous êtes unhabile homme !

Puis, s’adressant au roi :

– Sire, continua-t-il, personne dans leroyaume n’eût fait, j’ose le dire, une si adroite proclamation, etVotre Majesté peut la signer hardiment.

– C’est votre avis mon éminentissime, et vousn’avez rien à y redire ?

– Je prie Votre Majesté de n’y pas changer unesyllabe.

Le roi prit la plume.

– Vous le voyez, dit-il, je signe deconfiance.

– Votre nom de baptême, monsieur ?demanda Ruffo à l’abbé, tandis que le roi signait.

– Joseph, monseigneur.

– Et maintenant, sire, dit Ruffo, tandis quevous tenez la plume, vous pouvez ajouter au-dessous de votresignature :

« Le capitaine Joseph Pronio est chargé,pour moi et en mon nom, de répandre cette proclamation, et deveiller à ce que les intentions y exprimées par moi soientfidèlement remplies. »

– Je puis ajouter cela ? demanda leroi.

– Vous le pouvez, sire.

Le roi écrivit sans objection aucune lesparoles dictées par Ruffo.

– C’est fait, dit–il.

– Maintenant, sire, dit Ruffo, tandis queM. Pronio va nous faire un double de cette proclamation, –vous entendez, capitaine, le roi est si content de votreproclamation, qu’il en désire copie, – Votre Majesté va signer àl’ordre du capitaine un bon de dix mille ducats.

– Monseigneur ! fit Pronio…

– Laissez-moi faire, monsieur.

– Dix mille ducats !… Eh ! eh !fit le roi.

– Sire, je supplie Votre Majesté…

– Allons, dit le roi. Sur Corradino ?

– Non ; sur la maison André Backer etCe ; c’est plus sûr et surtout plus rapide.

Le roi s’assit, fit le bon et signa.

– Voici le double de la proclamation de SaMajesté, dit Pronio en présentant la copie au cardinal.

– Maintenant, à nous deux, monsieur, ditRuffo. Vous voyez la confiance que le roi a en vous. Voici un bonde dix mille ducats ; allez faire tirer dans une imprimerieautant de mille exemplaires de cette proclamation qu’on en pourratirer en vingt-quatre heures ; les dix mille premiersexemplaires tirés seront affichés aujourd’hui à Naples, s’il estpossible avant que le roi y arrive. Il est midi ; il vous fautune heure et demie pour aller à Naples ; cela peut être fait àquatre heures. Emportez-en dix mille, vingt mille, trentemille ; répandez-les à foison et qu’avant demain soir, il y enait dix mille distribués.

– Et du reste de l’argent, que ferais-je,monseigneur ?

– Vous achèterez des fusils, de la poudre etdes balles.

Pronio, au comble de la joie, allait s’élancerhors de l’appartement.

– Comment ! dit Ruffo, vous ne voyezpoint, capitaine ?…

– Qui donc, monseigneur ?

– Le roi vous donne sa main à baiser.

– Oh ! sire ! s’écria Pronio baisantla main du roi, le jour où je me ferai tuer pour Votre Majesté, jene serai point quitte envers elle.

Et Pronio sortit, prêt en effet à se fairetuer pour le roi.

Le roi attendait évidemment la sortie dePronio avec impatience ; il avait pris part à toute cettescène sans trop savoir quel rôle il y jouait.

– Eh bien, dit le roi quand la porte futrefermée, c’est probablement encore la faute de San-Nicandro, maisle diable m’emporte si je comprends votre enthousiasme pour cetteproclamation, qui ne dit pas un mot de vrai.

– Eh ! sire, c’est justement parcequ’elle ne dit pas un mot de vrai, c’est justement parce que niVotre Majesté ni moi n’aurions osé la faire, c’est justement pourcela que je l’admire.

– Alors, dit Ferdinand, expliquez-la-moi, afinque je voie si elle vaut mes dix mille ducats.

– Votre Majesté ne serait point assez richepour la payer, si elle la payait à sa valeur.

– Tête d’âne ! dit Ferdinand en sedonnant un coup de poing sur le front.

– Votre Majesté veut-elle me suivre sur cettecopie ?

– Je vous suis, dit-il.

Le roi présenta le double de la proclamationau cardinal.

Ruffo lut[4] :

« Pendant que je suis dans la capitale dumonde chrétien, occupé à rétablir la sainte Église, les Français,auprès desquels j’ai fait tout pour vivre en paix, menacent depénétrer dans les Abruzzes… »

– Vous savez que je n’admire pas encore.

– Vous avez tort, sire ; car remarquez laportée de ceci. Vous êtes à Rome au moment où vous écrivez cetteproclamation ; vous y êtes tranquillement, sans autreintention que de rétablir la sainte Église ; vous n’yabattez pas les arbres de la Liberté, vous ne voulez pas fairependre les consuls, vous ne laissez pas le peuple brûler les juifsou les jeter dans le Tibre ; vous y êtes innocemment, dans lesseuls intérêts du saint-père.

– Ah ! fit le roi, qui commençait àcomprendre.

– Vous n’y êtes pas, continua le cardinal,pour faire la guerre à la République, puisque vous avez tout faitauprès des Français pour vivre en paix avec eux. Eh bien, quoiquevous ayez tout fait pour vivre en paix avec eux, c’est-à-dire avecdes amis, ils menacent de pénétrer dans les Abruzzes.

– Eh ! fit le roi, qui comprenait.

– C’est donc, continua Ruffo, aux yeux de tousceux qui liront ce manifeste, et le monde entier le lira, c’estdonc de leur part et non de la vôtre qu’est le mauvais procédé, larupture, la trahison. Malgré les menaces que vous a faitesl’ambassadeur Garat, vous vous fiez à eux comme à des alliés quevous voulez conserver à tout prix ; vous allez à Rome, pleinde confiance dans leur loyauté, et, tandis que vous êtes à Rome,que vous ne vous doutez de rien, que vous êtes bien tranquille, lesFrançais vous attaquent à l’improviste et battent Mack. Riend’étonnant, vous en conviendrez, sire, qu’un général et une arméepris à l’improviste soient battus.

– Tiens !… fit le roi, qui comprenait deplus en plus, c’est ma foi vrai.

– Votre Majesté ajoute : « Je merisque donc, malgré le danger que je cours, à traverser leursrangs pour regagner ma capitale en péril ; mais, unebonne fois à Naples, je marcherai à leur rencontre avec une arméenombreuse pour les exterminer… » Voyez, sire ! malgré ledanger qu’elle y court, Votre Majesté se risque à travers leursrangs pour regagner sa capitale en péril. Comprenez-vous,sire ? vous ne fuyez plus devant les Français, vous passez àtravers leurs rangs ; vous ne craignez pas le danger, vousl’affrontez, au contraire. Et pourquoi exposez-vous sitémérairement votre personne sacrée ? Pour regagner, pourprotéger, pour défendre votre capitale, pour marcher enfin à larencontre de l’ennemi avec une armée nombreuse, pour exterminer lesFrançais, quand vous y serez rentré…

– Assez, s’écria le roi en éclatant de rire,assez, mon cher cardinal ! j’ai compris. Vous avez raison, monéminentissime, grâce à cette proclamation, je vais passer pour unhéros. Qui diable se serait douté de cela quand je changeaisd’habits avec d’Ascoli dans une auberge d’Albano ? Décidément,vous avez raison, mon cher cardinal, et votre Pronio est un hommede génie. Ce que c’est que d’avoir étudié Machiavel !Tiens ! il a oublié son livre.

– Oh ! dit Ruffo, vous pouvez le garder,sire, pour l’étudier à votre tour ; il n’a plus rien à yapprendre.

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