La San-Felice – Tome II

LXXV – LA FUITE.

À partir de ce moment, la fuite, comme nousl’avons dit, fut résolue et fixée au soir même, 21 décembre.

Il fut convenu que le roi, la reine, toute lafamille royale, – moins le prince héréditaire, sa femme et safille, – sir William, Emma Lyonna, Acton et les plus familiers dupalais passeraient en Sicile sur le Van-Guard.

Le roi, on se le rappelle, avait promis àCaracciolo que, s’il quittait Naples, ce ne serait que sur sonbâtiment ; mais, retombé par la terreur sous le joug de lareine, le roi oublia sa promesse devant deux raisons.

La première, qui venait de lui-même, était lahonte qu’il éprouvait en face de l’amiral de quitter Naples, aprèsavoir promis d’y rester.

La seconde, qui venait de la reine, était queCaracciolo, partageant les principes patriotiques de toute lanoblesse napolitaine, pourrait, au lieu de conduire le roi enSicile, le livrer aux jacobins, qui, maîtres d’un pareil otage, leforceraient alors à établir le gouvernement qu’ils voudraient, où,pis encore, lui feraient peut-être son procès, comme les Anglaisavaient fait à Charles Ier, et les Français àLouis XVI.

Comme consolation et dédommagement del’honneur qui lui était enlevé, on décida que l’amiral aurait celuide transporter ensuite le duc de Calabre, sa famille et samaison.

On prévint les vieilles princesses de Francede la résolution prise, les invitant à pourvoir, à l’aide de leurssept gardes du corps, comme elles l’entendraient, à leur sûreté, eton leur envoya quinze mille ducats pour les aider dans leurfuite.

Ce devoir rempli, on ne s’occupa plusautrement d’elles.

Toute la journée, on descendit et l’on entassadans le passage secret les bijoux, l’argent, les meubles précieux,les œuvres d’art, les statues que l’on voulait emporter en Sicile.Le roi eût bien voulu y transporter ses kangourous ; maisc’était chose impossible. Il se contenta, par une lettre de samain, de les recommander au jardinier en chef de Caserte.

Le roi, qui avait sur le cœur la trahison dela reine et d’Acton, dont la lettre de l’empereur lui donnait lapreuve, resta enfermé dans ses appartements et refusa d’y recevoirqui que ce fût. La consigne fut sévèrement tenue à l’égardde François Caracciolo, qui, ayant, de son bâtiment, vu des alléeset venues et des signaux à bord des navires anglais, se doutait dequelque chose, et à l’égard du marquis Vanni, qui, ayant trouvé laporte de la reine fermée, et sachant par le prince de Castelcicalaqu’il était question de départ, venait, en désespoir de cause,heurter à celle du roi.

Celui-ci eut, un instant, l’idée de fairevenir le cardinal Ruffo et de se le donner pour compagnon et pourconseiller pendant le voyage ; mais il ne lui avait point étédifficile de surprendre des signes de mésintelligence entre lui etNelson. D’ailleurs, on le sait, le cardinal était détesté de lareine, et Ferdinand préféra, comme toujours, son repos auxdélicatesses de l’amitié et de la reconnaissance.

Et puis il se dit que, habile comme ill’était, le cardinal se tirerait parfaitement d’affaire toutseul.

L’embarquement fut arrêté pour dix heures dusoir. Il fut, en conséquence, convenu qu’à dix heures toutes lespersonnes qui devaient être, en compagnie de Leurs Majestés,embarquées sur le Van-Guard, se rassembleraient dansl’appartement de la reine.

À dix heures sonnantes, le roi entrait, tenantson chien en laisse ; c’était le seul ami sur lequel ilcomptât comme fidélité, et le seul, par conséquent, qu’il emmenâtavec lui.

Il avait bien pensé à Ascoli et àMalaspina ; mais il avait pensé aussi que, comme le cardinal,ils se tireraient d’affaire tout seuls.

Il jeta les yeux dans l’immense salon éclairéà peine, – on avait craint qu’une trop grande illumination nedonnât des soupçons de départ, – et il vit tous les fugitifs réunisou plutôt dispersés en différents groupes.

Le groupe principal se composait de la reine,de son fils bien-aimé, le prince Léopold, du jeune prince Albert,des quatre princesses et d’Emma Lyonna.

La reine était assise sur un canapé prèsd’Emma Lyonna, qui tenait sur ses genoux le prince Albert, sonfavori, tandis que le prince Léopold appuyait sa tête sur l’épaulede la reine. Les quatre princesses, groupées autour de leur mère,étaient, les unes assises, les autres couchées sur le tapis.

Acton, sir William, le prince de Castelcicalacausaient debout dans l’embrasure d’une fenêtre, écoutant le ventsiffler et la pluie battre contre les carreaux.

Un autre groupe de dames d’honneur, parmilesquelles on distinguait la comtesse de San-Marco, confidenteintime de la reine, entouraient une table.

Enfin, loin de tous, à peine visible dansl’obscurité, se dessinait la silhouette de Dick, qui avait sihabilement et si fidèlement, ce jour même, suivi les ordres de sonmaître et de la reine, qu’il pouvait aussi regarder un peudésormais comme sa maîtresse.

À l’entrée du roi, chacun se leva et se tournade son côté ; mais lui fit un signe de la main, afin quechacun restât à sa place.

– Ne vous dérangez point, dit-il, ne vousdérangez point, cela n’en vaut plus la peine.

Et il s’assit dans un fauteuil, près de laporte par laquelle il était entré, prenant entre ses genoux la têtede Jupiter.

À la voix de son père, le jeune prince Albert,qui, peu sympathique à la reine, demandait aux autres cet amour sinécessaire et si précieux aux enfants, qu’il cherchait vainementauprès de sa mère, se laissa glisser des genoux d’Emma et allaprésenter au roi son front pâle et un peu maladif, noyé dans uneforêt de cheveux blonds.

Le roi écarta les cheveux de l’enfant, lebaisa au front, et, après l’avoir, pensif, gardé un instant appuyécontre sa poitrine, le renvoya à Emma Lyonna, que l’enfant appelaitsa petite mère.

Il se faisait un silence lugubre dans cettesalle sombre ; ceux qui parlaient, parlaient bas.

C’était à dix heures et demie que le comte deThurn, Allemand au service de Naples, mis avec le marquis de Nizza,qui commandait la flotte portugaise, sous les ordres de Nelson,devait, par la poterne et l’escalier du Colimaçon,pénétrerdans le palais. Le comte de Thurn avait, à cet effet, reçu une clefdes appartements de la reine, qui, par une seule porte, solide,presque massive, communiquait avec cette sortie donnant sur le portmilitaire.

La pendule, au milieu du silence, sonna doncdix heures et demie.

Presque aussitôt, on entendit frapper à laporte de communication.

Pourquoi le comte de Thurn frappait-il, aulieu d’ouvrir, puisqu’il avait la clef ?

Dans les circonstances suprêmes comme celle oùl’on se trouvait, tout ce qui, dans une autre situation, ne seraitqu’une cause de trouble et d’inquiétude, devient une cause deterreur.

La reine tressaillit et se leva.

– Qu’est-ce encore ? dit-elle.

Le roi se contenta de regarder ; il nesavait rien des dispositions prises.

– Mais, dit Acton toujours calme et logique,ce ne peut être que le comte de Thurn.

– Pourquoi frappe-t-il, puisque je lui aidonné une clef ?

– Si Votre Majesté le permet, dit Acton, jevais aller voir.

– Allez, répondit la reine.

Acton alluma un bougeoir et s’engagea dans lecorridor. La reine le suivit des yeux avec anxiété. Le silence, delugubre qu’il était, devint mortel. Au bout de quelques instants,Acton reparut.

– Eh bien ? demanda la reine.

– Probablement, la porte n’avait point étéouverte depuis longtemps : la clef s’est brisée dans laserrure. Le comte frappait pour savoir s’il y a un moyen d’ouvrirla porte du dedans. J’ai essayé, il n’y en a point.

– Que faire, alors ?

– L’enfoncer.

– Vous lui en avez donné l’ordre ?

– Oui, madame, et voilà qu’il l’exécute.

On entendit, en effet, des coups violentsfrappés contre la porte, puis le craquement de cette porte, qui sebrisait.

Tous ces bruits avaient quelque chose desinistre.

Des pas s’approchèrent, la porte du salons’ouvrit, le comte de Thurn parut.

– Je demande pardon à Vos Majestés, dit-il, dubruit que je viens de faire et des moyens que j’ai été forcéd’employer ; mais la rupture de la clef était un accidentimpossible à prévoir.

– C’est un présage, dit la reine.

– En tout cas, si c’est un présage, dit le roiavec son bon sens naturel, c’est un présage qui signifie que nousferions mieux de rester que de partir.

La reine eut peur d’un retour de volonté chezson auguste époux.

– Partons, dit-elle.

– Tout est prêt, madame, dit le comte deThurn ; mais je demande la permission de communiquer au roi unordre que j’ai reçu, ce soir, de l’amiral Nelson.

Le roi se leva et s’approcha du candélabre,auprès duquel l’attendait le comte de Thurn un papier à lamain.

– Lisez, sire, lui dit-il.

– L’ordre est en anglais, dit le roi, et je nesais pas l’anglais.

– Je vais le traduire à Votre Majesté.

À l’amiral comte de Thurn.

» Golfe de Naples, 21 décembre.

» Préparez, pour être brûlées, lesfrégates et les corvettes napolitaines. »

– Comment dites-vous ? demanda leroi.

Le comte de Thurn répéta :

« Préparez, pour être brûlées, lesfrégates et les corvettes napolitaines. »

– Vous êtes sûr de ne point voustromper ? demanda le roi.

– J’en suis sûr, sire.

– Et pourquoi brûler des frégates et descorvettes qui ont coûté si cher et qu’on a mis dix ans àconstruire ?

– Pour qu’elles ne tombent pas aux mains desFrançais, sire.

– Mais ne pourrait-on pas les emmener enSicile ?

– Tel est l’ordre de milord Nelson, sire, etc’est pour cela qu’avant de transmettre cet ordre au marquis deNizza, qui est chargé de son exécution, j’ai voulu le soumettre àVotre Majesté.

– Sire, sire, dit la reine en s’approchant duroi, nous perdons un temps précieux, et pour des misères !

– Peste, madame ! s’écria le roi, vousappelez cela des misères ? Consultez le budget de la marinedepuis dix ans, et vous verrez qu’il monte à plus de cent soixantemillions.

– Sire, voilà onze heures qui sonnent, dit lareine, et milord Nelson nous attend.

– Vous avez raison, dit le roi, et milordNelson n’est pas fait pour attendre, même un roi, même une reine.Vous suivrez les ordres de milord Nelson, monsieur le comte, vousbrûlerez ma flotte. Ce que l’Angleterre n’ose pas prendre, elle lebrûle. Ah ! mon pauvre Caracciolo, que tu avais bien raison,et que j’ai eu tort, moi, de ne pas suivre tes conseils !Allons, messieurs, allons, mesdames, ne faisons point attendremilord Nelson.

Et le roi, prenant le bougeoir des mainsd’Acton, marcha le premier ; tout le monde le suivit.

Non-seulement la flotte napolitaine étaitcondamnée, mais encore le roi venait de signer son exécution.

Nous avons, depuis ce 21 décembre 1798, vutant de fuites royales, que ce n’est presque plus la peineaujourd’hui de les décrire. Louis XVIII quittant lesTuileries, le 20 mars, – Charles X fuyant, le 29 juillet, –Louis-Philippe s’esquivant, le 24 février, – nous ont montré unetriple variété de ces départs forcés. Et, de nos jours, à Naples,nous avons vu le petit-fils sortir par le même corridor, descendrele même escalier que l’aïeul et quitter pour le sol amer de l’exilla terre bien-aimée de la patrie. Seulement, l’aïeul devaitrevenir, et, selon toute probabilité, le petit-fils est proscrit àtout jamais.

Mais, à cette époque, c’était Ferdinand quiouvrait la voie à ces départs nocturnes et furtifs. Aussimarchait-il silencieux, l’oreille tendue, le cœur palpitant. Arrivéau milieu de l’escalier, en face d’une fenêtre donnant sur ladescente du Géant, il crut entendre du bruit sur cette descente,qui conduit, par une pente rapide, de la place du Palais à la rueChiatamone. Il s’arrêta et, le même bruit parvenant une secondefois à son oreille, il souffla sa bougie, et tout le monde setrouva dans l’obscurité.

Il fallut alors descendre à tâtons et pas àpas l’escalier étroit et difficile dans lequel on était engagé.L’escalier, sans rampe, était roide et dangereux. Cependant, l’onarriva à la dernière marche sans accident, et l’on sentit unefranche et humide bouffée de l’air extérieur.

On était à quelques pas de l’embarcadère.

Dans le port militaire, la mer, emprisonnéeentre la jetée du môle et celle du port marchand, était assezcalme ; mais on sentait le vent souffler avec violence, etl’on entendait le bruit des flots venant furieusement se brisercontre le rivage.

En arrivant sur l’espèce de quai qui longe lesmurailles du château, le comte de Thurn jeta un regard rapide etinterrogateur sur le ciel. Le ciel était chargé de nuages lourds,bas, rapides ; on eût dit une mer aérienne roulant au-dessusde la mer terrestre et s’abaissant pour venir mêler ses vagues auxsiennes. Dans cet étroit intervalle existant entre les nuages etl’eau, passaient des bouffées de ce terrible vent du sud-ouest quifait les naufrages et les désastres, dont le golfe de Naples est sisouvent témoin dans les mauvais jours de l’année.

Le roi remarqua le coup d’œil inquiet du comtede Thurn.

– Si le temps était trop mauvais, lui dit-il,il ne faudrait pourtant pas nous embarquer cette nuit.

– C’est l’ordre de milord, répondit lecomte ; cependant, si Sa Majesté s’y refuse absolument…

– C’est l’ordre ! c’est l’ordre !répéta le roi, impatient ; mais s’il y a péril de viecependant ! Voyons, répondez-vous de nous, comte ?

– Je ferai tout ce qui sera au pouvoir d’unhomme luttant contre le vent et la mer pour vous conduire à bord duVan-Guard.

– Mordieu ! ce n’est pas répondre, cela.Vous embarqueriez-vous par une pareille nuit ?

– Votre Majesté le voit, puisque je n’attendsqu’elle pour la conduire à bord du vaisseau amiral.

– Je dis : si vous étiez à ma place.

– À la place de Votre Majesté, et n’ayantd’ordre à recevoir que des circonstances et de Dieu, j’yregarderais à deux fois.

– Eh bien, demanda la reine impatiente, maisn’osant – tant est puissante la loi de l’étiquette – descendre dansla barque avant son mari, eh bien, qu’attendons-nous ?

– Ce que nous attendons ? s’écria le roi.N’entendez-vous point ce que dit le comte de Thurn ? Le tempsest mauvais ; il ne répond pas de nous, et il n’y a pasjusqu’à Jupiter qui, en tirant sur sa laisse, ne me donne leconseil de rentrer au palais.

– Rentrez-y donc, monsieur, et faites-nousdéchirer tous comme vous avez vu déchirer aujourd’hui un de vosplus fidèles serviteurs. Quant à moi, j’aime encore mieux la mer etles tempêtes que Naples et sa population.

– Mon fidèle serviteur, je le regrette plusque personne, je vous prie de le croire, surtout maintenant que jesais que penser de sa mort. Mais, quant à Naples et à sapopulation, ce n’est pas moi qui aurais quelque chose à encraindre.

– Oui, je sais cela. Comme elle voit en vousson représentant, elle vous adore. Mais, moi qui n’ai pas lebonheur de jouir de ses sympathies, je pars.

Et, malgré le respect dû à l’étiquette, lareine descendit la première dans le canot.

Les jeunes princesses et le prince Léopold,habitués à obéir à la reine, bien plus qu’au roi, la suivirentcomme de jeunes cygnes suivent leur mère.

Le jeune prince Albert, seul, quitta la maind’Emma Lyonna, courut au roi, et, le saisissant par le bras et letirant du côté de la barque :

– Viens avec nous, père ! dit-il.

Le roi n’avait l’habitude de la résistance quelorsqu’il était soutenu. Il regarda autour de lui pour voir s’iltrouverait appui dans quelqu’un ; mais, sous son regard, quicontenait cependant plus de prières que de menaces, tous les yeuxse baissèrent. La reine avait, chez les uns la peur, chez lesautres l’égoïsme pour auxiliaire. Il se sentit complétement seul etabandonné, courba la tête, et, se laissant conduire par le petitprince, tirant son chien, le seul qui fût d’avis, comme lui, de nepas quitter la terre, il descendit à son tour dans la barque ets’assit sur un banc à part, en disant :

– Puisque vous le voulez tous… Allons, viens.Jupiter, viens !

À peine le roi fut-il assis, que le lieutenantqui, pour la barque du roi, tenait lieu de contre-maître,cria :

– Larguez !

Deux matelots armés de gaffes repoussèrent labarque du quai, les rames s’abaissèrent, et la barque nagea vers lasortie du port.

Les canots destinées à recevoir les autrespassagers s’approchèrent tour à tour de l’embarcadère, y prirentleur noble chargement et suivirent la barque royale.

Il y avait loin de cette sortie furtive, dansla nuit, malgré les sifflements de la tempête et les hurlements desflots, à cette joyeuse fête du 22 septembre, où, sous les ardentsrayons d’un soleil d’automne, par une mer unie, au son de lamusique de Cimarosa, au bruit des cloches, au retentissement ducanon, on était allé au-devant du vainqueur d’Aboukir. Trois mois àpeine, s’étaient passés, et c’était pour fuir ces Français, dont onavait d’une façon trop précoce célébré la défaite, que l’on étaitobligé, à minuit, dans l’ombre, par une mer mauvaise, d’allerdemander l’hospitalité au même Van-Guard que l’on avaitreçu en triomphe.

Maintenant, il s’agissait de savoir si l’onpourrait l’atteindre.

Nelson s’était rapproché de l’entrée du portautant que la sûreté de son vaisseau pouvait le luipermettre ; mais il restait toujours un quart de mille àfranchir entre le port militaire et le vaisseau amiral. Dix fois,pendant ce trajet, les barques pouvaient sombrer.

En effet, plus la barque royale, – et l’onnous permettra, dans cette grave situation, de nous occuper toutparticulièrement d’elle, – plus la barque royale s’avançait vers lasortie du port, plus le danger apparaissait réel et menaçant. Lamer, poussée comme nous avons dit, par le vent du sud-ouest,c’est-à-dire venant des rivages d’Afrique et d’Espagne, passantentre la Sicile et la Sardaigne, entre Ischia et Capri, sansrencontrer aucun obstacle, depuis les îles Baléares jusqu’au pieddu Vésuve, roulait d’énormes vagues qui, en se rapprochant de laterre, se repliaient sur elles-mêmes et menaçaient d’engloutir cesfrêles embarcations sous les voûtes humides, qui dans l’obscuritésemblaient des gueules de monstres prêtes à les dévorer.

En approchant de cette limite où l’on allaitpasser d’une mer comparativement calme à une mer furieuse, la reineelle-même sentit son cœur faiblir et sa résolution chanceler. Leroi, de son côté, muet et immobile, tenant son chien entre sesjambes en le serrant convulsivement par le cou, regardait d’un œilfixe et dilaté par la terreur ces longues vagues qui venaient,comme une troupe de chevaux marins, se heurter au môle, et, sebrisant contre l’obstacle de granit, s’écrouler à ses pieds enjetant une plainte sinistre et en faisant voler par-dessus lamuraille une écume impalpable et frémissante, qui, dansl’obscurité, semblait une pluie d’argent.

Malgré cette terrible apparition de la mer, lecomte de Thurn, fidèle observateur des ordres reçus, essaya defranchir l’obstacle et de dompter la résistance. Debout à l’avantde la barque, cramponné au plancher, grâce à cet équilibre du marinque de longues années de navigation peuvent seules donner, faisantface au vent qui avait enlevé son chapeau et à la mer qui lecouvrait de son embrun, il encourageait les rameurs par ces troismots répétés de temps en temps avec une monotone mais fermeaccentuation :

– Nagez ferme ! nagez !

La barque avançait.

Mais, arrivée à cette limite que nous avonsindiquée, la lutte devint sérieuse. Trois fois, la barquevictorieuse surmonta la vague et glissa sur le versantopposé ; mais trois fois la vague suivante la repoussa.

Le comte de Thurn comprit lui-même que c’étaitde la démence que de lutter avec un pareil adversaire et sedétourna pour demander au roi :

– Sire, qu’ordonnez-vous ?

Mais il n’eut pas même le temps d’achever laphrase. Pendant le mouvement qu’il fit, pendant la seconde qu’ileut l’imprudence d’abandonner la conduite du bateau, une vague,plus haute et plus furieuse que les autres, s’abattit surl’embarcation et la couvrit d’eau. La barque frémit et craqua. Lareine et les jeunes princes, qui crurent leur dernière heure venue,jetèrent un cri ; le chien poussa un hurlement lugubre.

– Rentrez ! cria le comte de Thurn ;c’est vouloir tenter Dieu que de prendre la mer par un pareiltemps. D’ailleurs, vers les cinq heures du matin, il est probableque la mer se calmera.

Les rameurs, évidemment enchantés de l’ordrequi leur était donné, par un brusque mouvement, se rejetèrent dansle port et allèrent aborder à l’endroit du quai le plus voisin dela passe.

FIN DU DEUXIÈME TOME.

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