La San-Felice – Tome II

XXXVIII – ANDRÉ BACKER

L’âme tout entière de Luisa était passée dansses yeux, et ses yeux étaient fixés sur ceux de Salvato, qui,reconnaissant la jeune femme dans celle qui lui donnait des soins,revenait à lui avec un sourire.

Il rouvrit complétement les yeux etmurmura :

– Oh ! mourir ainsi !

– Oh ! non, non ! pas mourir !s’écria Luisa.

– Je sais bien qu’il vaudrait mieux vivreainsi, continua Salvato ; mais…

Il poussa un soupir dont le souffle fit frémirles cheveux de la jeune femme et passa sur son visage commel’haleine brûlante du sirocco.

Elle secoua la tête, sans doute pour écarterle fluide magnétique dont l’avait enveloppée ce soupir de flamme,reposa la tête du blessé sur l’oreiller, s’assit sur le fauteuilauquel s’appuyait le chevet du lit ; puis, se tournant versMichele et répondant un peu tardivement peut-être à saquestion :

– Non, je n’ai plus besoin de toi, dit-elle,heureusement ; mais entre toujours, et vois comme notre maladeva bien.

Michele s’approcha sur la pointe du pied,comme s’il eût eu peur d’éveiller un homme endormi.

– Le fait est qu’il a meilleur mine quelorsque nous l’avons quitté, la vieille Nanno et moi.

– Mon ami, dit la San-Felice au blessé, c’estle jeune homme qui, dans la nuit où vous avez failli êtreassassiné, nous a aidés à vous porter secours.

– Oh ! je le reconnais, dit Salvato ensouriant ; c’est lui qui pilait les herbes que cette femme queje n’ai pas revue appliquait sur ma blessure.

– Il est revenu depuis pour vous voir, car,comme nous tous, il prend un grand intérêt à vous ; seulement,on ne l’a point laissé entrer.

– Oh ! mais je ne me suis point fâché decela, dit Michele ; je ne suis pas susceptible, moi.

Salvato sourit et lui tendit la main.

Michele prit la main que Salvato lui tendaitet la regarda en la retenant dans les siennes.

– Vois donc, petite sœur, dit-il, on diraitune main de femme ; et quand on pense que c’est avec cettepetite main-là qu’il a donné le fameux coup de sabre aubeccaïo ; car vous lui avez donné un fameux coup de sabre,allez !

Salvato sourit.

Michele regarda autour de lui.

– Que cherches-tu ? demanda Luisa.

– Je cherche le sabre, maintenant que j’ai vula main ; ce doit être une fière arme.

– Il t’en faudrait un comme celui-là quand tuseras colonel, n’est-ce pas, Michele ? dit en riant Luisa.

– M. Michele sera colonel ? demandaSalvato.

– Oh ! ça ne peut plus me manquermaintenant, répondit le lazzarone.

– Et comment cela ne peut-il plus temanquer ? demanda Luisa.

– Non, puisque la chose m’a été prédite par lavieille Nanno, et que tout ce qu’elle t’a prédit, à toi, seréalise.

– Michele ! fit la jeune femme.

– Voyons : ne t’a-t-elle pas prédit qu’unbeau jeune homme qui descendait du Pausilippe courait un granddanger, qu’il était menacé par six hommes, et que ce serait ungrand bonheur pour toi s’il était tué par ces six hommes, attenduque tu devais l’aimer et que cet amour serait cause de tamort ?

– Michele ! Michele ! s’écria lajeune femme en écartant son fauteuil du lit, tandis que Giovanninaavançait sa tête pâle derrière le rideau rouge de la fenêtre.

Le blessé regarda attentivement Michele etLuisa.

– Comment ! demanda-t-il à Luisa, on vousa prédit que je serais cause de votre mort ?

– Ni plus ni moins ! dit Michele.

– Et, ne me connaissant pas, ne pouvant parconséquent prendre aucun intérêt à moi, vous n’avez pas laissé lessbires faire leur métier ?

– Ah bien, oui ! dit Michele répondantpour Luisa, quand elle a entendu les coups de pistolet, quand ellea entendu le cliquetis des sabres, quand elle a vu que moi, unhomme, et un homme qui n’a pas peur, je n’osais pas aller à votresecours parce que vous aviez affaire aux sbires de la reine, elle adit : « Alors, c’est à moi de le sauver ! » Etelle s’est élancée dans le jardin. Si vous l’aviez vue,Excellence ! elle ne courait pas, elle volait.

– Oh ! Michele ! Michele !

– Tu n’as pas fait cela, petite sœur ? tun’as pas dit cela ?

– Mais à quoi bon le redire ? s’écriaLuisa en se cachant la tête entre ses deux mains.

Salvato étendit le bras et écarta les mainsdans lesquelles la jeune femme cachait son visage rouge de honte etses yeux humides de larmes.

– Vous pleurez ! dit-il ; avez-vousdonc regret maintenant de m’avoir sauvé la vie ?

– Non ; mais j’ai honte de ce que vous adit ce garçon ; on l’appelle Michele le Fou, et, à coup sûr,il est bien nommé.

Puis, à la camériste :

– J’ai eu tort, Nina, de te gronder de nepoint l’avoir laissé entrer ; tu avais bien fait de luirefuser la porte.

– Ah ! petite sœur ! petitesœur ! ce n’est pas bien, ce que tu fais là, dit le lazzarone,et, cette fois, tu ne parles pas avec ton cœur.

– Votre main, Luisa, votre main ! dit leblessé d’une voix suppliante.

La jeune femme à bout de forces, brisée partant de sensations différentes, appuya sa tête au dossier dufauteuil, ferma les yeux et laissa tomber sa main frissonnante dansla main du jeune homme.

Salvato la saisit avec avidité. Luisa poussaun soupir : ce soupir confirmait tout ce qu’avait dit lelazzarone.

Michele regardait cette scène à laquelle il necomprenait rien, et qu’au contraire comprenait trop Giovanninadebout, les mains crispées, l’œil fixe, et pareille à la statue dela Jalousie.

– Eh bien, sois tranquille, mon garçon, ditSalvato d’une voix joyeuse, c’est moi qui te donnerai ton sabre decolonel ; pas celui avec lequel j’ai houspillé les drôles quim’attaquaient, ils me l’ont pris, mais un autre et qui vaudracelui-là.

– Eh bien, voilà qui va pour le mieux, ditMichele ; il ne me manque plus que le brevet, les épaulettes,l’uniforme et le cheval.

Puis, se retournant vers lacamériste :

– N’entends-tu pas, Nina ? on sonne àarracher la sonnette !

Nina sembla s’éveiller.

– On sonne ? dit-elle ; et oùcela ?

– À la porte, il faut croire.

– Oui, à celle de la maison, dit Luisa.

Puis, rapidement et tout bas àSalvato :

– Ce n’est pas mon mari, ajouta-t-elle, ilrentre toujours par celle du jardin. Va, dit-elle à Nina,cours ! je n’y suis pas, tu entends ?

– Petite sœur n’y est pas, tu entends,Nina ? répéta Michele.

Nina sortit sans répondre.

Luisa se rapprocha du blessé ; elle sesentait, sans savoir pourquoi, plus à l’aise sous la parole dubavard Michele que sous le regard de la muette Nina ; maiscela, nous le répétons, instinctivement, sans qu’elle eût rienscruté des bons sentiments de son frère de lait, ou des mauvaisinstincts de sa camériste.

Au bout de cinq minutes, Nina rentra, et,s’approchant mystérieusement de sa maîtresse :

– Madame, lui dit-elle tout bas, c’estM. André Backer, qui demande à vous parler.

– Ne lui avez-vous pas dit que je n’y étaispoint ? répliqua Luisa assez haut pour que Salvato, s’iln’avait point entendu la demande, pût au moins entendre laréponse.

– J’ai hésité, madame, répondit Nina toujoursà voix basse, d’abord parce que je sais que c’est votre banquier,et ensuite parce qu’il a dit que c’était pour une affaireimportante.

– Les affaires importantes se règlent avec monmari, et non point avec moi.

– Justement, madame, continua Giovannina surle même diapason ; mais j’ai eu peur qu’il ne revînt quandM. le chevalier y serait ; qu’il ne dit à M le chevalierqu’il n’avait point trouvé madame, et, comme madame ne sait pasmentir, j’ai pensé qu’il valait mieux que madame le reçût.

– Ah ! vous avez pensé ?… dit Luisaregardant la jeune fille.

Nina baissa les yeux.

– Si j’ai eu tort, madame, il est encoretemps ; mais cela lui fera bien de la peine, pauvregarçon !

– Non, dit Luisa après un instant deréflexion, mieux vaut en effet que je le reçoive, et tu as bienfait, mon enfant.

Puis, se tournant vers Salvato, qui s’étaitécarté voyant que Giovannina parlait bas à sa maîtresse :

– Je reviens dans un instant, luidit-elle ; soyez tranquille, l’audience ne sera paslongue.

Les jeunes gens échangèrent un serrement demain et un sourire, puis Luisa se leva et sortit.

À peine la porte fut-elle refermée derrièreLuisa, que Salvato ferma les yeux, comme il avait l’habitude de lefaire quand la jeune femme n’était plus là.

Michele, croyant qu’il voulait dormir,s’approcha de Nina.

– Qui était-ce donc ? demanda-t-il àdemi-voix, avec cette curiosité naïve de l’homme à demi sauvagedont l’instinct n’est point soumis aux convenances de lasociété.

Nina, qui avait parlé très-bas à sa maîtresse,haussa la voix d’un demi-ton et de manière que Salvato, qui n’avaitpoint entendu ce qu’elle disait à sa maîtresse, entendit ce qu’elledisait à Michele.

– C’est ce jeune banquier si riche et siélégant, dit-elle ; tu le connais bien !

– Bon ! répliqua Michele, voilà que jeconnais les banquiers, moi !

– Comment ! tu ne connais pasM. André Backer ?

– Qu’est-ce que c’est que cela, M. AndréBacker ?

– Comment ! tu ne te rappelles pas ?Ce joli garçon blond, un Allemand ou un Anglais, je ne sais pasbien, mais qui a fait sa cour à madame avant qu’elle épousât lechevalier.

– Ah ! oui, oui. N’est-ce pas chez luique Luisa a toute sa fortune ?

– Justement, tu y es.

– C’est bon. Lorsque je serai colonel, lorsquej’aurai des épaulettes et le sabre que M. Salvato m’a promis,il ne me manquera qu’un cheval comme celui sur lequel se promèneM. André Backer pour être équipé complétement.

Nina ne répondit point ; elle avait,tandis qu’elle parlait, tenu son regard arrêté sur le blessé, et,au frémissement presque imperceptible des muscles de son visage,elle avait compris que le prétendu dormeur n’avait point perdu uneparole de ce qu’elle avait dit à Michele.

Pendant ce temps, Luisa était passée au salon,où l’attendait la visite annoncée ; au premier moment, elleeut peine à reconnaître André Backer ; il était vêtu encostume de cour, avait coupé ses longs favoris blonds à l’anglaise,ornement que, soit dit en passant, détestait le roiFerdinand ; il portait au cou la croix de commandeur deSaint-Georges Constantinien, et la plaque sur l’habit ; ilavait la culotte courte et l’épée au côté.

Un léger sourire passa sur les lèvres deLuisa. À quelle intention le jeune banquier lui faisait-il, dans unpareil costume, c’est-à-dire dans un costume de cour, une pareillevisite à onze heures et demie du matin ? Sans doute, elleallait le savoir.

Au reste, hâtons-nous de dire que AndréBacker, de race anglo-saxonne, était un charmant garçon devingt-six à vingt-huit ans, blond, frais, rose, avec la tête carréedes faiseurs de chiffres, le menton accentué du spéculateur entêtéaux affaires, et la main spatulée des compteurs d’argent.

Très-élégant et habituellement plein dedésinvolture, il était un peu emprunté sous ce costume dont iln’avait pas l’habitude et qu’il portait avec tant de complaisance,que, sans affectation et comme par hasard, il s’était placé devantune glace pour voir l’effet que faisait la croix de Saint-Georges àson cou et la plaque du même ordre sur sa poitrine.

– Oh ! mon Dieu, cher monsieur André, luidit Luisa après l’avoir regardé un instant et lui avoir laisséfaire un respectueux salut, comme vous voilà splendide ! Je nem’étonne point que vous ayez insisté, non pour me voir sans doute,mais pour que j’aie le plaisir de vous voir dans toute votregloire. Où allez-vous donc comme cela ? car je présume que cen’est point pour me faire une visite d’affaires que vous avezrevêtu ce costume de cour.

– Si j’eusse cru, madame, que vous eussiez puavoir plus de plaisir à me voir avec ce costume que sous mes habitsordinaires, je n’eusse point attendu jusqu’aujourd’hui pour lerevêtir ; non, madame, je sais, au contraire, que vous êtesune de ces femmes intelligentes qui, en choisissant toujours levêtement qui leur convient le mieux, font peu d’attention à lafaçon dont les autres sont vêtus ; ma visite est un effet dema volonté ; mais ce costume, sous lequel je me présente àvous, est le résultat des circonstances. Le roi a daigné, il y atrois jours, me faire commandeur de l’ordre de Saint-GeorgesConstantinien, et m’inviter à dîner à Caserte pour aujourd’hui.

– Vous êtes invité par le roi à dîner àCaserte aujourd’hui ? fit Luisa avec une expression desurprise qui indiquait un degré d’étonnement peu flatteur pour lesdroits que pouvait se croire le jeune banquier à être admis à latable du roi, le plus lazzarone des hommes dans les rues, le plusaristocrate des rois dans son château. Ah ! mais je vous enfais mon compliment bien sincère, monsieur André.

– Vous avez raison de vous étonner, madame, devoir un pareil honneur fait au fils d’un banquier, répliqua lejeune homme, un peu piqué de la façon dont Luisa lefélicitait ; mais n’avez-vous pas entendu raconter qu’un jourLouis XIV, si aristocrate qu’il fût, invita à dîner avec lui,à Versailles, le banquier Samuel Bernard, auquel il voulaitemprunter vingt-cinq millions ? Eh bien, il paraît que le roiFerdinand a un besoin d’argent non moins grand que son ancêtre leroi Louis XIV, et, comme mon père est le Samuel Bernard deNaples, le roi invite son fils André Backer à dîner avec lui àCaserte, qui est le Versailles de Sa Majesté Ferdinand, et, pourêtre sûr que les vingt-cinq millions ne lui échapperont point, il amis, au cou du croquant qu’il admet à sa table, ce licol par lequelil espère le conduire jusqu’à sa caisse.

– Vous êtes homme d’esprit, monsieurAndré ; ce n’est point d’aujourd’hui que je m’en aperçois,croyez-le, et vous pourriez être invité à la table de tous les roisde la terre, si l’esprit suffisait à ouvrir les portes des châteauxroyaux. Vous avez comparé votre père à Samuel Bernard, monsieurAndré ; moi qui connais son inattaquable probité et sa largeuren affaires, j’accepte pour mon compte la comparaison. SamuelBernard était un noble cœur, qui non-seulement sous Louis XIV,mais encore sous Louis XV, a rendu de grands services à laFrance. Eh bien, qu’avez-vous à me regarder ainsi ?

– Je ne vous regarde pas, madame, je vousadmire.

– Et pourquoi ?

– Parce que je pense que vous êtesprobablement la seule femme à Naples qui sache ce que c’est queSamuel Bernard et qui ait le talent de faire un compliment à unhomme qui reconnaît le premier qu’ayant une simple visite à vousfaire, il se présente à vous dans un accoutrement ridicule.

– Faut-il que je vous fasse mes excuses,monsieur André ? Je suis prête.

– Oh ! non, madame, non ! Lesarcasme lui-même, en passant par votre bouche, deviendrait unecharmante causerie, que l’homme le plus vaniteux voudraitprolonger, fût-ce aux dépens de son amour-propre.

– En vérité, monsieur André, répliqua Luisa,vous commencez à m’embarrasser, et je me hâte, pour sortird’embarras, de vous demander s’il existe une nouvelle route quipasse par Mergellina pour aller à Caserte.

– Non ; mais, ne devant être à Casertequ’à deux heures, j’ai cru, madame, que j’aurais le temps de vousparler d’une affaire qui se rattache justement à ce voyage deCaserte.

– Ah ! mon Dieu, cher monsieur André,vous ne voudriez pas, je le présume, profiter de votre faveur pourme faire nommer dame d’honneur de la reine ? Je vous préviensd’avance que je refuserais.

– Dieu m’en garde ! Quoique serviteurdévoué de la famille royale et prêt à donner ma vie, et je vaisvous parler en banquier, plus que ma vie, mon argent pour elle, jesais qu’il est des âmes pures qui doivent se tenir éloignées derégions où l’on respire une certaine atmosphère… de même que lessantés qui veulent rester intactes doivent s’éloigner des miasmesdes marais Pontins et des vapeurs du lac d’Agnano ; mais l’or,qui est un métal inaltérable, peut se montrer là où hésiterait à serisquer le cristal, plus facile à ternir. Notre maison engage unegrande affaire avec le roi, madame ; le roi nous faitl’honneur de nous emprunter vingt-cinq millions, garantis parl’Angleterre ; c’est une affaire sûre, dans laquelle l’argentplacé peut rapporter sept et huit, au lieu de quatre ou cinq pourcent ; vous avez un demi-million placé chez nous,madame ; on va s’empresser de nous demander des coupons de cetemprunt dans lequel notre maison entre personnellement pour huitmillions ; je viens donc vous demander, avant que nousrendions l’affaire publique, si vous désirez que nous vous yfassions participer.

– Cher monsieur Backer, je vous suis on nepeut plus obligée de la démarche, répliqua Luisa ; mais voussavez que les affaires, et surtout les affaires d’argent, ne meregardent point, qu’elles regardent seulement le chevalier ;or, à cette heure, le chevalier, vous connaissez ses habitudes,cause très-probablement du haut de son échelle avec Son Altesseroyale le prince de Calabre ; c’était donc à la bibliothèquedu palais qu’il fallait aller si vous vouliez le rencontrer et nonici ; d’ailleurs, la présence de l’héritier de la couronneeût, infiniment mieux que la mienne, utilisé votre habit decérémonie.

– Vous êtes cruelle, madame, pour un hommequi, ayant si rarement l’occasion de vous présenter ses hommages,saisit avec avidité cette occasion quand elle se présente.

– Je croyais, répliqua Luisa du ton le plusnaïf, que le chevalier vous avait dit, monsieur Backer, que nousétions toujours et particulièrement les jeudis à la maison, de sixà dix heures du soir. S’il l’avait oublié, je m’empresse de vous ledire en son lieu et place ; si vous l’avez oublié seulement,je vous le rappelle.

– Oh ! madame ! madame !balbutia André, si vous l’eussiez voulu, vous eussiez rendu bienheureux un homme qui vous aimait et qui est forcé de vous adorerseulement.

Luisa le regarda de son grand œil noir, calmeet limpide comme un diamant de Nigritie ; puis, allant à luiet lui tendant la main :

– Monsieur Backer, lui dit-elle, vous m’avezfait l’honneur de demander à Luisa Molina la main que la chevalièreSan-Felice vous tend ; si je permettais que vous la serrassiezà un autre titre que celui d’ami, vous vous seriez trompé sur moiet vous seriez adressé à une femme qui n’eût point été digne devous ; ce n’est point un caprice d’un instant qui m’a faitvous préférer le chevalier, qui a près de trois fois mon âge et dedeux fois le vôtre ; c’est le profond sentiment dereconnaissance filiale que je lui avais voué ; ce qu’il étaitpour moi il y a deux ans, il l’est encore aujourd’hui ; restezde votre côté ce que le chevalier, qui vous estime, vous a offertd’être, c’est-à-dire mon ami, et prouvez-moi que vous êtes digne decette amitié en ne me rappelant jamais une circonstance où j’ai étéforcée de blesser, par un refus qui n’avait rien de fâcheuxcependant, un noble cœur qui ne doit garder ni rancune niespoir.

Puis, avec une révérence pleine dedignité :

– Le chevalier aura l’honneur de passer chezmonsieur votre père, lui dit-elle, et de lui donner uneréponse.

– Si vous ne permettez ni que l’on vous aimeni que l’on vous adore, répondit le jeune homme, vous ne pouvezempêcher du moins que l’on ne vous admire.

Et, saluant à son tour avec les marques duplus profond respect, il se retira en étouffant un soupir.

Quant à Luisa, sans penser dans sa bonne foijuvénile qu’elle démentait peut-être, par l’action, la moralequ’elle venait de prêcher, à peine entendit-elle la porte de la ruese refermer sur André Backer et sa voiture s’éloigner, qu’elles’élança par le corridor et regagna la chambre du blessé, avec lapromptitude et presque la légèreté de l’oiseau qui revient à sonnid.

Son premier regard, en entrant dans lachambre, fut naturellement pour Salvato.

Il était très-pâle, il avait les yeux fermés,et son visage, rigide comme le marbre, avait pris l’expressiond’une vive douleur.

Inquiète, Luisa courut à lui, et, comme à sonapproche il n’ouvrait pas les yeux, quoique ce fût sonhabitude :

– Dormez-vous, mon ami ? luidemanda-t-elle en français, ou, continua-t-elle avec une voix àl’anxiété de laquelle il n’y avait point à se méprendre, ouseriez-vous évanoui ?

– Je ne dors pas, je ne suis pasévanoui ; tranquillisez-vous, madame, dit Salvato enentr’ouvrant les yeux, mais sans regarder Luisa.

– Madame ! répéta Luisa étonnée,madame !

– Seulement, reprit le jeune homme, jesouffre.

– De quoi ?

– De ma blessure.

– Vous me trompez, mon ami… Oh ! j’aiétudié l’expression de votre physionomie pendant trois joursd’agonie, allez ! Non, vous ne souffrez pas de votreblessure ; vous souffrez d’une douleur morale.

Salvato secoua la tête.

– Dites-moi tout de suite quelle est cettedouleur ? s’écria Luisa. Je le veux.

– Vous le voulez ? demanda Salvato. C’estvous qui le voulez, comprenez-vous bien ?

– Oui, c’est mon droit ; le docteurn’a-t-il pas dit que je devais vous épargner touteémotion ?

– Eh bien, puisque vous le voulez, dit Salvatoregardant fixement la jeune femme, je suis jaloux.

– Jaloux ! de qui, mon Dieu ? ditLuisa.

– De vous.

– De moi ! s’écria-t-elle sans mêmesonger à se fâcher cette fois. Pourquoi ? comment ? àquel propos ? Pour être jaloux, il faut un motif.

– D’où vient que vous êtes restée unedemie-heure hors de cette chambre, quand vous ne deviez rester quequelques instants ? Et que vous est donc ce M. Backer quia le privilège de me voler une demi-heure de votreprésence ?

Le visage de la jeune femme prit une célesteexpression de bonheur ; Salvato venait, lui aussi, de lui direqu’il l’aimait sans prononcer le mot d’amour ; elle abaissa satête vers lui de manière que ses cheveux touchassent presque levisage du blessé, qu’elle enveloppa de son souffle et couvrit deson regard.

– Enfant ! dit-elle avec cette mélodie dela voix qui a sa source dans les fibres les plus profondes du cœur.Ce qu’il est ? ce qu’il vient faire ? pourquoi il estresté si longtemps ? Je vais vous le dire.

– Non, non, non, murmura le blessé, non, jen’ai plus besoin de rien savoir ; merci, merci !

– Merci de quoi ? Pourquoimerci ?

– Parce que vos yeux m’ont tout dit, mabien-aimée Luisa. Ah ! votre main ! votre main !

Luisa donna sa main au blessé, qui y appuyaconvulsivement ses lèvres, tandis qu’une larme tombait de ses yeuxet tremblait, perle liquide, sur cette main.

Cet homme de bronze avait pleuré.

Sans se rendre compte de ce qu’elle faisait,Luisa porta sa main à ses lèvres et but cette larme.

Ce fut le philtre de cet irrésistible etimplacable amour que lui avait prédit la sorcière Nanno.

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