La San-Felice – Tome II

XLV – PONCE PILATE

En apercevant le roi, Ferrari écarta les deuxhommes qui le soutenaient, et, comme si la présence de son maîtreeût suffi à lui rendre ses forces, il fit seul trois pas en avant,et, tandis que les deux hommes se retiraient et refermaient laporte derrière eux, il tira de sa poche la dépêche de la maindroite, la présenta au roi, tandis qu’il portait, pour saluermilitairement, la gauche à son front.

– Bon ! dit pour tout remercîment le roien prenant la dépêche, voilà mon imbécile qui s’est laissétomber.

– Sire, répondit Ferrari, Votre Majesté saitqu’il n’y a pas, dans toutes les écuries du royaume, un chevalcapable de me démonter ; c’est mon cheval, et non pas moi, quis’est laissé tomber, et, quand le cheval tombe, sire, il faut quele cavalier, fut-il roi, en fasse autant.

– Et où cela t’est-il arrivé ? demandaFerdinand.

– Dans la cour du château de Caserte,sire.

– Et que diable allais-tu faire dans la courdu château de Caserte ?

– Le maître de poste de Capoue m’avait dit quele roi était au château.

– C’est vrai, j’y étais, grommela leroi ; mais, à sept heures du soir, je l’avais quitté, tonchâteau de Caserte.

– Sire, dit le cardinal, qui voyait pâlir etchanceler Ferrari, si Votre Majesté veut continuerl’interrogatoire, elle doit permettre à cet homme de s’asseoir, ousinon il va se trouver mal.

– C’est bien, dit Ferdinand. Assieds-toi,animal !

Le cardinal approcha vivement un fauteuil.

Il était temps ; quelques secondes deplus, Ferrari tombait étendu sur le parquet ; il tombaseulement assis.

Quand le cardinal eut fini, le roi qui leregardait tout étonné de la peine qu’il se donnait pour soncourrier, le prit à part et lui dit :

– Vous avez entendu, cardinal, àCaserte ?

– Oui, sire.

– Justement, à Caserte ! insista leroi.

Puis, à Ferrari :

– Et comment la chose est-elle arrivée ?demanda-t-il.

– Il y avait soirée chez la reine, sire,répondit le courrier. La cour était encombrée de voitures ;j’ai tourné trop court et n’ai point assez soutenu mon cheval entournant ; il s’est abattu des quatre pieds et je me suisfendu la tête contre une borne.

– Hum ! fit le roi.

Et, tournant et retournant la lettre dans samain, comme s’il hésitait à l’ouvrir :

– Et cette lettre, dit-il, c’est del’empereur ?

– Oui, sire : j’avais un petit retard dedeux heures, parce que l’empereur était à Schœnbrünn.

– Voyons toujours ce que m’écrit mon neveu,venez, cardinal.

– Permettez, sire, que je donne un verre d’eauà cet homme et que je lui mette à la main un flacon de sels, àmoins que Votre Majesté ne lui permette de se retirer chez lui,auquel cas j’appellerais les hommes qui l’ont amené et je le feraisreconduire.

– Non pas ! non pas ! monéminentissime ; vous comprenez que j’ai à l’interroger.

En ce moment, on entendit gratter à la portedu cabinet donnant dans la chambre à coucher, et, derrière laporte, pousser de petits gémissements.

C’était Jupiter, qui reconnaissait Ferrari etqui, plus soucieux de son ami que Ferdinand ne l’était de sonserviteur, demandait à entrer.

Ferrari, lui aussi, reconnut Jupiter etétendit machinalement le bras vers la porte.

– Veux-tu te taire, animal ! criaFerdinand en frappant du pied.

Ferrari laissa retomber son bras.

– Sire, dit Ruffo, ne permettrez-vous pas quedeux amis, après s’être dit adieu au départ, se disent bonjour àl’arrivée ?

Et, pensant que Jupiter tiendrait lieu aucourrier de verre d’eau et de sels, il profita de ce que le roi,ayant décacheté la dépêche, était absorbé dans sa lecture, pouraller ouvrir à Jupiter la porte de la chambre à coucher.

Celui-ci, comme s’il eût deviné qu’il devaitla faveur qui lui était faite à une distraction de son maître, seglissa en rampant et en passant le plus loin possible du roi versFerrari, et, tournant autour de son fauteuil, il se dissimuladerrière le siège et celui qui y était assis, allongeant câlinementsa tête caressante entre la cuisse et la main de son pèrenourricier.

– Cardinal, fit le roi, mon chercardinal !

– Me voilà, sire, répondit l’Éminence.

– Lisez donc.

Puis, au courrier, tandis que le cardinalprenait la lettre et la lisait à son tour :

– C’est l’empereur lui-même qui a écrit cettelettre ? demanda-t-il.

– Je ne sais, sire, répondit lecourrier ; mais c’est lui-même qui me l’a remise.

– Et, puisqu’il te l’a remise, personne n’a vucette lettre ?

– J’en puis jurer, sire.

– Elle ne t’a pas quitté ?

– Elle était dans ma poche au moment où je mesuis évanoui, elle était dans ma poche au moment où je suis revenuà moi.

– Tu t’es donc évanoui ?

– Ce n’est point ma faute, le coup a ététrès-violent, sire.

– Et qu’a-t-on fait de toi quand tu as étéévanoui ?

– On m’a porté dans la pharmacie.

– Qui cela ?

– M. Richard.

– Qui est-ce, M. Richard ? Je neconnais pas.

– Le secrétaire de M. Acton.

– Qui t’a pansé ?

– Le médecin de Santa-Maria.

– Et personne autre ?

– Je n’ai vu que lui et M. Richard,sire.

Ruffo se rapprocha du roi.

– Votre Majesté a lu ? dit-il.

– Pardieu ! fit le roi. Etvous ?

– Moi aussi.

– Qu’en dites-vous ?

– Je dis, sire, que la lettre est formelle.Les nouvelles que l’empereur reçoit de Rome sont, à ce qu’ilparaît, les mêmes que les nôtres ; il dit à Votre Majesté dese charger de l’armée du général Championnet ; qu’il sechargera de celle du général Joubert.

– Oui, reprit le roi, et voyez : ilajoute qu’aussitôt que je serai à Rome, il passera la frontièreavec cent quarante mille hommes.

– L’avis est positif.

– Le corps de la lettre, reprit Ferdinand avecdéfiance, n’est pas de la main de l’empereur.

– Non ; mais la salutation et lasignature sont autographes ; peut-être Sa Majesté Impérialeétait-elle assez sûre de son secrétaire pour lui confier cesecret.

Le roi reprit la lettre des mains de Ruffo, latourna et la retourna.

– Voulez-vous me montrer le cachet,sire ?

– Oh ! dit le roi, quant au cachet, iln’y a rien à y reprendre : c’est bien la tête de l’empereurMarc-Antoine, je l’ai reconnue.

– Marc-Aurèle, veut dire Votre Majesté.

– Marc-Antoine, Marc-Aurèle, murmura le roi,n’est-ce point la même chose ?

– Pas tout à fait, sire, répliqua Ruffo ensouriant ; mais la question n’est point là ; l’adresseest de la main de l’empereur, la signature est de la main del’empereur ; en conscience, sire, vous n’en pouvez pasdemander davantage. Votre Majesté a-t-elle d’autres questions àfaire à son courrier ?

– Non, qu’il aille se faire panser.

Et il lui tourna le dos.

– Et voilà les hommes pour lesquels on se faittuer ! murmura Ruffo, en allant à la sonnette.

Au son du timbre, le valet de pied de serviceentra.

– Rappelez les deux valets de pied qui ontamené Ferrari, dit le cardinal.

– Oh ! merci, Votre Éminence ; j’airepris des forces et je regagnerai bien ma chambre tout seul.

En effet, Ferrari se leva, salua le roi ets’achemina vers la porte, suivi de Jupiter.

– Ici, Jupiter ! fit le roi.

Jupiter s’arrêta court, n’obéissant qu’àmoitié, accompagna Ferrari des yeux jusqu’à ce que celui-ci fûtdans l’antichambre, et, avec une plainte, alla se coucher sous latable du roi.

– Eh bien, idiot ! que fais-tu là ?demanda Ferdinand au valet de pied qui se tenait debout à laporte.

– Sire, répondit celui-ci en tressaillant, SonExcellence sir William Hamilton, ambassadeur d’Angleterre, faitdemander si Votre Majesté veut bien lui faire l’honneur de lerecevoir.

– Pardieu ! tu sais bien que je le reçoistoujours.

Le valet sortit.

– Dois-je me retirer, sire ? demanda lecardinal.

– Non pas ; restez au contraire, monéminentissime ; la solennité avec laquelle l’audience m’estdemandée indique une communication officielle, et je ne seraiprobablement point fâché de vous consulter sur cettecommunication.

La porte se rouvrit.

– Son Excellence l’ambassadeurd’Angleterre ! dit le valet sans reparaître.

– Zitto ! dit le roi en montrantau cardinal la lettre de l’empereur et en la mettant dans sapoche.

Le cardinal fit un geste qui correspondait àcette réponse : « Sire, la recommandation étaitinutile. »

Sir William Hamilton entra.

Il salua le roi, puis le cardinal.

– Soyez le bienvenu, sir William, dit le roi,d’autant mieux le bienvenu que je vous croyais à Caserte.

– J’y étais en effet, sire ; mais lareine nous a fait l’honneur de nous ramener, lady Hamilton et moi,dans sa voiture.

– Ah ! la reine est de retour ?

– Oui, sire.

– Il y a longtemps que vous êtesarrivé ?

– À l’instant même, et, ayant unecommunication à faire à Votre Majesté…

Le roi regarda Ruffo en clignant de l’œil.

– Secrète ? demanda-t-il.

– C’est selon, sire, reprit sir William.

– Relative à la guerre, je présume ? ditle roi.

– Justement, sire, relative à la guerre.

– En ce cas, vous pouvez parler devant SonÉminence ; nous nous entretenions de ce sujet au moment oùl’on vous a annoncé.

Le cardinal et sir William se saluèrent, cequ’ils ne faisaient jamais quand ils pouvaient faire autrement.

– Eh bien, fit sir William renouant laconversation, Sa Seigneurie lord Nelson est venue hier passer lasoirée à Caserte, et, en partant, nous a laissé, à lady Hamilton età moi, une lettre que je crois de mon devoir de communiquer à VotreMajesté.

– La lettre est écrite en anglais ?

– Lord Nelson ne parle que cette langue ;mais, si Votre Majesté le désire, j’aurai l’honneur de la luitraduire en italien.

– Lisez, sir William, dit le roi ; nousécoutons.

Et, en effet, pour justifier le plurielemployé par lui, le roi fit signe à Ruffo d’écouter pendant qu’ilécoutait lui-même.

Voici le texte même de la lettre, que sirWilliam traduisait de l’anglais en italien pour le roi, et que noustraduisons de l’anglais en français pour nos lecteurs[1] :

À Lady Hamilton.

» Naples, 3 octobre 1798.

» Ma chère madame,

» L’intérêt que vous et sir WilliamHamilton avez toujours pris à Leurs Majestés Siciliennes est,depuis six ans, gravé dans mon cœur, et je puis vraiment dire que,dans toutes les occasions qui se sont offertes, et elles ont éténombreuses, je n’ai jamais cessé de manifester ma sincère sympathiepour le bonheur de ce royaume.

» En vertu de cet attachement, chèremadame, je ne puis rester indifférent à ce qui s’est passé et à cequi se passe à cette heure dans le royaume des Deux-Siciles, ni auxmalheurs qui, d’après ce que je vois clairement sans êtrediplomate, sont prêts à s’étendre sur tout ce pays si loyal, etcela, par la pire de toutes les politiques, celle de latemporisation.

» Depuis mon arrivée dans ces mers,c’est-à-dire depuis le mois de mai passé, j’ai vu dans le peuplesicilien un peuple dévoué à son souverain, et détestantterriblement les Français et leurs principes. Depuis mon séjour àNaples, il en a été de même, et j’y ai trouvé les Napolitains,depuis le premier jusqu’au dernier, prêts à faire la guerre auxFrançais, qui, comme on le sait, organisent une armée de voleurspour piller ce royaume et abattre la monarchie.

» Et, en effet, la politique de la Francen’a-t-elle pas toujours été de bercer les gouvernements dans unefausse sécurité pour les détruire ensuite ? et, comme je l’aidéjà assuré, est-ce qu’on ne sait pas que Naples est le pays qu’ilsveulent surtout livrer au pillage ? Sachant cela, mais sachantque Sa Majesté Sicilienne a une puissante armée, prête,m’assure-t-on, à marcher sur un pays qui lui ouvre les bras, avecl’avantage de porter la guerre ailleurs, au lieu de l’attendre depied ferme, je m’étonne que cette armée ne se soit pas mise enmarche depuis un mois.

» J’ai pleine confiance que l’arrivée siheureuse du général Mack poussera le gouvernement à profiter dumoment le plus favorable que la Providence lui ait accordé ;car, s’il attaque ou s’il attend d’être attaqué chez lui au lieu deporter la guerre au dehors, il n’est pas besoin d’être prophètepour prédire que ces royaumes seront perdus et que la monarchiesera détruite ! Or, si malheureusement le gouvernementnapolitain persiste dans ce misérable et ruineux système detemporisation, je vous recommanderai, mes bons amis, de tenir vosobjets les plus précieux et vos personnes prêts à être embarqués àla moindre nouvelle d’invasion. Il est de mon devoir de penser etde pourvoir à votre sûreté, et avec elle je regrette de songer quecela pourra être nécessaire à celle de l’aimable reine de Naples etde sa famille ; mais le mieux serait que les paroles du grandWilliam Pitt, comte de Chatam, entrassent dans la tête desministres de ce pays.

» Les mesures les plus hardies sont lesplus sûres.

» C’est le sincère désir de celui qui sedit,

» Chère madame,

» Votre très-humble et très-dévoué

admirateur et ami,

» HORACE NELSON. »

– Est-ce tout ? demanda le roi.

– Sire, répondit sir William, il y a unpost-scriptum.

– Voyons le post-scriptum… À moins que…

Il fit un mouvement qui, visiblement, voulaitdire : « À moins que le post-scriptum ne soit pour ladyHamilton elle seule. » Aussi, sir William, reprenant lalettre, se hâta-t-il de continuer :

« Je prie Votre Seigneurie de recevoircette lettre comme une preuve, pour sir William Hamilton, auquelj’écris avec tout le respect qui lui est dû, de la ferme etinaltérable opinion d’un amiral anglais désireux de prouver safidélité envers son souverain, en faisant tout ce qui est en sonpouvoir pour le bonheur de Leurs Majestés Siciliennes et de leurroyaume. »

– Cette fois, c’est tout ? demanda leroi.

– Oui, sire, répondit sir William.

– Cette lettre mérite d’être méditée, dit leroi.

– Elle renferme les conseils d’un véritableami, sire, répondit sir William.

– Je crois que lord Nelson a promis d’êtreplus qu’un ami pour nous, mon cher sir William : il a promisd’être un allié.

– Et il remplira sa promesse… Tant que lordNelson et sa flotte tiendront la mer Tyrrhénienne et celle deSicile, Votre Majesté n’a point à craindre que ses côtes ne soientinsultées par un seul bâtiment français ; mais, sire, ilcroit, d’ici à six semaines ou deux mois, recevoir une autredestination ; voilà pourquoi il serait utile de ne pointperdre de temps.

– On dirait, en vérité, qu’ils se sont donnéle mot, dit tout bas le roi au cardinal.

– Et ils se le seraient donné, réponditcelui-ci en mettant sa voix au diapason de celle du roi, que celan’en vaudrait que mieux.

– Votre avis bien sincère, sur cette guerre,cardinal ?

– Je crois, sire, que, si l’empereurd’Autriche tient la promesse qu’il vous fait, que, si Nelson gardescrupuleusement vos côtes, je crois, en effet, qu’il vaudrait mieuxattaquer et surprendre les Français que d’attendre qu’ils vousattaquassent et vous surprissent.

– Alors, vous voulez la guerre,cardinal ?

– Je crois que, dans les conditions où setrouve Votre Majesté, le pis est d’attendre.

– Nelson veut la guerre ? demanda le roià sir William.

– Il la conseille du moins avec la chaleurd’un sincère et inaltérable dévouement.

– Vous voulez la guerre ? continua le roiinterrogeant sir William lui-même.

– Je répondrai, comme ambassadeurd’Angleterre, que je sais, en disant oui, seconder les désirs demon gracieux souverain.

– Cardinal, dit le roi indiquant du doigt satoilette de nuit, faites-moi le plaisir de verser de l’eau danscette cuvette et de me la donner.

Le cardinal obéit sans faire la moindreobservation, versa l’eau dans la cuvette et présenta la cuvette auroi.

Le roi retroussa ses manchettes et se lava lesmains en les frottant avec une espèce de fureur.

– Vous voyez ce que je fais, sirWilliam ? dit-il.

– Je le vois, sire, répondit l’ambassadeurd’Angleterre, mais je ne me l’explique point parfaitement.

– Eh bien, je vais vous l’expliquer, dit leroi ; je fais comme Pilate, je m’en lave les mains.

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