La San-Felice – Tome II

LXVI – AMANTE. – ÉPOUSE.

Les esprits vulgaires, et dont le regardglisse sur les surfaces, avaient pu croire, en voyant cettemanifestation inattendue, soudaine, presque universelle, que rienne pouvait, même momentanément, déraciner un trône reposant sur lalarge base d’une populace tout entière ; mais les espritsélevés et intelligents qui ne se laissaient pas éblouir par devaines paroles et par ces démonstrations extérieures si familièresaux Napolitains, voyaient, au delà de cet enthousiasme, aveuglecomme toutes les manifestations populaires, la sombre vérité,c’est-à-dire le roi en fuite, l’armée napolitaine battue, lesFrançais marchant sur Naples, et ceux-là, recevant la véritableimpression des événements, en prévoyaient l’inévitableconséquence.

Une des maisons où la nouvelle de ce quis’était passé avait produit la sensation la plus vive d’abord,parce que les deux individus habitant cette maison, se trouvaientde deux côtés divers, parfaitement renseignés, ensuite parce qu’ilsavaient chacun un grand intérêt, l’un de cœur, l’autre de relationssociales, à l’issue de ces événements, était la maison si bienconnue de nos lecteurs, sous le titre de maison du Palmier.

Luisa avait tenu parole à Salvato ;depuis le départ du jeune homme, depuis qu’il avait quitté cettechambre où, porté mourant, il était peu à peu, sous l’œil et parles soins de la jeune femme, revenu à la vie, tous les instants quel’absence de son mari lui avait laissés libres, elles les avaitpassés dans cette chambre.

Luisa ne pleurait pas, Luisa ne se plaignaitpas, elle n’éprouvait même pas le besoin de parler de Salvato àpersonne ; Giovannina, étonnée du silence de sa maîtresse àl’égard du jeune homme, avait essayé de le lui faire rompre, maisn’y avait pas réussi ; une fois Salvato parti, une foisSalvato absent, il semblait à Luisa qu’elle ne devait plus parlerde lui qu’avec Dieu.

Non, la pureté de cet amour, si puissant et simaître de son âme qu’il fût, l’avait laissée dans une mélancoliquesérénité ; elle entrait dans la chambre, souriait à tous lesmeubles, les saluait doucement de la tête, tendrement des yeux,allait s’asseoir à sa place accoutumée, c’est-à-dire au chevet dulit, et rêvait.

Ces rêveries, dans lesquelles les deux moisqui venaient de s’écouler repassaient jour par jour, heure parheure, minute par minute, devant ses yeux, où le passé, – Luisaavait deux passés : un qu’elle avait complétement oublié,l’autre auquel elle pensait sans cesse ! – ces rêveries où lepassé, disons-nous, se reconstruisait sans qu’aucun effort de samémoire eût besoin d’aider à sa reconstruction, ces rêveriesavaient une douceur infinie ; de temps en temps, quand sessouvenirs en étaient à l’heure du départ, elle portait la main àses lèvres comme pour y fixer l’unique et rapide baiser que Salvatoy avait imprimé en se séparant d’elle, et, alors, elle enretrouvait toute la suavité. Autrefois, sa solitude avait besoin detravail ou de lecture ; aujourd’hui, aiguille, crayon,musique, tout était négligé ; ses amis ou son mari étaient-ilslà, Luisa vivait un pied dans le passé, l’autre dans le présent.Demeurait-elle seule, elle retombait tout entière dans le passé,elle y vivait d’une vie factice, bien autrement douce que la vieréelle.

Il y avait quatre jours à peine que Salvatoétait parti, et ces quatre jours d’absence avaient pris une placeimmense dans la vie de Luisa ; cet espace y formait une espècede lac bleu, tranquille, solitaire et profond, réfléchissant leciel ; si l’absence de Salvato se prolongeait, ce lac idéals’agrandirait en raison de la durée de l’absence ; sil’absence était éternelle, le lac alors prendrait toute sa vie,passé et avenir, submergeant l’espérance dans l’avenir, la mémoiredans le passé, et arriverait, comme la mer, à n’avoir plus derivages visibles.

Dans cette vie de la pensée qui l’emportaitsur la vie matérielle, tout, comme dans un rêve, prenait une formeanalogue au songe dans lequel elle était perdue ; ainsi, ellevoyait sans impatience, venir à elle cette lettre tant attendue,sous la forme d’une voile blanche, point imperceptible à l’horizon,grandissant peu à peu et s’approchant doucement, en rasant le flotbleu de son aile de neige, du rivage sur lequel elle étaitcouchée.

Cette mélancolie laissée par le départ deSalvato, tempérée par l’espoir du retour, perle qu’avait faitéclore au fond de son cœur la promesse positive du jeune homme,était si douce, que son mari même, dont l’éternelle bonté semblaits’alimenter de sa vue, ne l’ayant point remarquée, n’avait pas eubesoin de lui en demander la cause ; cette tendre et profondeamitié, moitié reconnaissance, moitié tendresse filiale qu’elleavait pour lui, ne souffrait en rien de cet amour qu’elle portait àun autre ; il y avait peut-être un peu de pâleur dans sonsourire, quand elle allait attendre sur le perron son retour de labibliothèque ; peut-être y avait-il, quand elle saluait ceretour, l’humidité d’une larme dans sa voix ; mais, pour quele chevalier le remarquât, il eût fallu qu’on le lui fît remarquer.San-Felice était donc demeuré l’homme calme et heureux qu’il avaittoujours été.

Mais chacun d’eux éprouva une inquiétudedifférente, quand ils apprirent le retour du roi à Caserte.

San-Felice, en arrivant au palais royal, avaittrouvé le prince absent, et son aide de camp chargé de lui dire queSon Altesse royale était allée faire une visite au roi, revenu entoute hâte de Rome la nuit précédente.

Quoique l’événement lui eût paru grave, commeil ignorait que sa femme eût à cet événement un autre intérêt quecelui qu’il y prenait lui-même, il n’avait pas quitté le palaisroyal une minute plus tôt et était rentré chez lui à son heureaccoutumée.

Seulement, en rentrant, il avait raconté ceretour à Luisa, plutôt comme une chose extraordinaire que comme unechose inquiétante ; mais Luisa, qui savait, par lesconfidences de Salvato, qu’une bataille était instante, avait toutde suite pensé que le retour du roi se rattachait à cette bataille,et, avec assurance, elle avait émis cette supposition qui avaitétonné le chevalier par sa justesse, que, si le roi était revenu,il y avait probablement eu rencontre entre les Français et lesNapolitains, et que, dans cette rencontre, les Français avaient étévainqueurs.

Mais, en émettant cette supposition, qui, pourelle, était une certitude, Luisa avait eu besoin de toute sapuissance sur elle-même pour ne pas laisser voir son émotion ;car les Français n’avaient pas été vainqueurs sans lutte, et, danscette lutte, ils avaient dû avoir un plus ou moins grand nombre demorts et de blessés ; or, qui pouvait lui assurer que Salvaton’était au nombre ni des blessés ni des morts ?

Sous le premier prétexte venu, Luisa s’étaitretirée dans sa chambre, et, devant le même crucifix qui avaitassisté son père mourant, sur lequel San-Felice avait juréd’accomplir les volontés du prince Caramanico en épousant Luisa eten la rendant heureuse, elle pria longtemps et pieusement, nedonnant pas de motif à sa prière et laissant à Dieu le soin dedécouvrir ce motif, s’il y en avait un.

À cinq heures, San-Felice avait entendu ungrand bruit dans la rue ; il s’était approché de la fenêtre,avait vu des hommes courant de tous côtés, en posant sur lamuraille des affiches que chacun s’empressait de lire. Il étaitalors descendu, s’était approché d’une affiche, avait lu comme lesautres l’incompréhensible proclamation ; puis, comme toutesprit scrutateur, il avait été préoccupé du désir de trouver lemot de cette énigme politique, avait demandé à Luisa si ellevoulait descendre avec lui jusqu’à la ville pour avoir desnouvelles, et, sur son refus, y était allé seul.

En son absence, Cirillo était venu ; ilignorait le départ de Salvato ; à lui la jeune femme dittout : comment Nanno était venue et, avec son langage figuré,avait, sous la forme d’une légende grecque, fait comprendre àSalvato que les Français allaient combattre et qu’il devaitcombattre avec eux. Cirillo, ne sachant rien de plus queSan-Felice, était fort inquiet ; mais il donna la certitude àLuisa que, s’il n’était point arrivé malheur à Salvato, Salvato,par un moyen quelconque, ferait parvenir des nouvelles à ses amis.Alors, ce qu’il saurait, Cirillo s’engageait à le lui fairesavoir.

Luisa ne lui dit point que, sous ce rapport,elle avait l’espérance d’être renseignée au moins aussi vite quelui.

Cirillo était parti depuis longtemps, lorsqueSan-Felice rentra ; il avait assisté au triomphe du roi ethaussé les épaules à l’enthousiasme des Napolitains ; le côtéembarrassé et obscur de la proclamation n’avait point échappé à sonesprit sagace, et son cœur n’était pas si naïf qu’il ne crût àquelque tromperie.

Il regretta de n’avoir point vu Cirillo, qu’ilaimait comme homme, qu’il admirait comme médecin.

À onze heures, il se retira chez lui, et Luisarentra chez elle, ou plutôt dans la chambre de Salvato, comme elleavait coutume de le faire quand il y était, et même depuis qu’iln’y était plus ; la crainte avait donné à son amour quelquechose de plus passionné que d’habitude ; elle s’agenouilladevant le lit, pleura beaucoup, et, à plusieurs reprises, appuyases lèvres sur l’oreiller où avait reposé la tête du blessé.

Un léger bruit la fit retourner :Giovannina l’avait suivie ; elle se redressa, honteuse d’êtresurprise par la jeune fille, qui s’excusa en disant :

– J’ai entendu pleurer madame, et j’ai penséque madame avait peut-être besoin de moi.

Luisa se contenta de secouer la tête ;elle s’abstenait de parler, craignant que ses paroles mouillées delarmes n’en dissent plus qu’elle n’en voulait dire.

Le lendemain, Luisa était pâle, défaite ;son excuse fut le bruit que l’on avait fait toute la nuit en tirantdes pétards et des mortarelli.

Le chevalier achevait de déjeuner, lorsqu’unevoiture s’arrêta à la porte. Giovannina ouvrit et introduisit lesecrétaire du prince ; le prince, forcé d’aller au conseil àmidi, et désirant causer avec San-Felice avant d’aller au conseil,lui envoyait sa voiture et le priait de venir sans perdre uninstant.

Sur le perron, le chevalier croisa le facteur,qui, trouvant la porte ouverte, était entré : il tenait unelettre à la main.

– Est-ce pour moi ? demandaSan-Felice.

– Non, Excellence, c’est pour madame.

– D’où vient-elle ?

– De Portici.

– Portez vite ! c’est de la gouvernantede madame, probablement.

Et San-Felice continua son chemin et montadans la voiture, qui partit au grand trot.

Luisa avait entendu le court dialogue dufacteur et de son mari ; elle s’avança au-devant de l’homme dela poste et lui prit la lettre des mains.

Cette lettre était d’une écritureinconnue.

Elle l’ouvrit machinalement, porta son regardsur la signature et jeta un cri : la lettre était deSalvato.

Elle l’appuya sur son cœur et couruts’enfermer dans la chambre sacrée.

Il lui semblait que c’eût été une impiété delire la première lettre qu’elle recevait de son ami autre part quedans cette chambre.

– C’est de lui ! murmura-t-elle entombant sur le fauteuil placé au chevet du lit, c’est delui !

Elle fut un moment sans pouvoir lire ; lesang qui s’élançait de son cœur et qui montait à son cerveaufaisait battre ses tempes et jetait un voile sur ses yeux.

Salvato écrivait du champ debataille :

« Remerciez Dieu, ma bien-aimée ! jesuis arrivé à temps pour le combat, et n’ai point été étranger à lavictoire ; vos saintes et virginales prières ont étéexaucées ; Dieu, invoqué par le plus beau de ses anges, aveillé sur moi et sur mon honneur.

» Jamais victoire n’a été plus complète,ma bien-aimée Luisa ; sur le champ de bataille même, mon chergénéral m’a serré sur son cœur et m’a fait chef de brigade. L’arméede Mack s’est évanouie comme une fumée ! Je pars à l’instantpour Civita-Ducale, d’où je trouverai moyen de vous expédier cettelettre. Dans le désordre qui va résulter de notre victoire et de ladéfaite des Napolitains, il est impossible de compter sur la poste.Je vous aime tout à la fois d’un cœur gonflé d’amour et d’orgueil.Je vous aime ! je vous aime !…

» Civita-Ducale, deux heures du matin.

» Me voilà déjà plus près de vous de dixlieues. Nous avons trouvé, Hector Caraffa et moi, un paysan qui,grâce à mon cheval, que j’avais laissé ici et dont vous ferez tousmes compliments à Michele, consent à partir à l’instant même ;il ne s’arrêtera que lorsque le cheval tombera sous lui, et il enprendra aussitôt un autre ; il se charge de porter une lettreà celui de nos amis chez lequel Hector était caché à Portici. Votrelettre sera incluse dans la sienne ; il vous la ferapasser.

» Je vous dis cela pour que vous necherchiez pas comment elle vous arrive ; cette préoccupationvous éloignerait un instant de moi. Non, je veux que vous soyeztout à la joie de me lire, comme je suis, moi, tout au bonheur devous écrire.

» Notre victoire est si complète, que jene crois pas que nous ayons une autre bataille à livrer. Nousmarchons droit sur Naples, et, si rien ne nous arrête, comme c’estprobable, je pourrai vous revoir dans huit ou dix jours auplus.

» Vous laisserez ouverte la fenêtre parlaquelle je suis sorti, je rentrerai par cette même fenêtre. Jevous reverrai dans cette même chambre où j’ai été si heureux, jevous y rapporterai la vie que vous m’y avez donnée.

» Je ne négligerai aucune occasion devous écrire ; si cependant vous ne receviez pas de lettre demoi, ne soyez pas inquiète, les messagers auraient été infidèles,arrêtés ou tués.

» Ô Naples ! ma chère patrie !mon second amour après vous ! Naples, tu vas donc êtrelibre !

» Je ne veux pas retarder mon courrier,je ne veux pas retarder votre joie ; je suis heureux deuxfois, de mon bonheur et du vôtre. Au revoir, ma bien adoréeLuisa ! Je vous aime ! je vous aime !…

» SALVATO. »

Luisa lut la lettre du jeune homme dix fois,vingt fois peut-être ; elle l’eût relue sans cesse, la mesuredu temps manquait.

Tout à coup, Giovannina frappa à la porte.

– M. le chevalier rentre, dit-elle.

Luisa jeta un cri, baisa la lettre, la mit surson cœur, jeta, en sortant de la chambre, un regard vers cetteautre chambre par la fenêtre de laquelle était sorti Salvato,fenêtre par laquelle il devait rentrer.

– Oui, oui, murmura-t-elle en lui envoyant unsourire.

Cet amour était si fécond, qu’il donnait uneexistence à tous les objets inertes ou insensibles qui entouraientLuisa et qui avaient entouré Salvato.

Luisa entra au salon par une porte, tandis queson mari y entrait par l’autre.

Le chevalier était visiblement préoccupé.

– Qu’avez-vous, mon ami ? demanda Luisamarchant à lui et le regardant avec ses yeux limpides. Vous êtestriste !

– Non, mon enfant, répondit le chevalier, pastriste : inquiet.

– Vous avez vu le prince ? demanda lajeune femme.

– Oui, répondit le chevalier.

– Et votre inquiétude vous vient de laconversation que vous avez eue avec Son-Altesse ?

Le chevalier fit de la tête un signeaffirmatif.

Luisa essaya de lire dans sa pensée.

Le chevalier s’assit, prit les deux mains deLuisa, debout devant lui, et la regarda à son tour.

– Parlez, mon ami, dit Luisa, que commençaitd’atteindre un triste pressentiment. Je vous écoute.

– La situation dans laquelle se trouve lafamille royale, dit le chevalier, est aussi grave au moins que nousl’avions présagé hier au soir ; il n’y a aucune espérance dedéfendre l’entrée de Naples aux Français, et la résolution estprise par elle de se retirer en Sicile.

Sans savoir pourquoi, Luisa sentit son cœur seserrer.

Le chevalier vit sur le visage de Luisa lereflet de ce qui se passait dans son cœur. Sa lèvre frémissait, sonœil se fermait à demi.

– Alors… Écoute bien ceci, mon enfant, dit lechevalier avec cet accent de douce tendresse paternelle qu’ilprenait parfois avec Luisa. Alors, le prince m’a dit :« Chevalier, vous êtes mon seul ami ; vous êtes le seulhomme avec lequel j’aie un vrai plaisir à causer ; le peud’instruction solide que j’ai, je vous le dois ; le peu que jevaux, c’est de vous que je le tiens ; un seul homme peutm’aider à supporter l’exil, et c’est vous, chevalier. Je vous enprie, je vous en supplie, si je suis obligé de partir, partez avecmoi ! »

Luisa sentit un frisson lui passer par tout lecorps.

– Et… qu’avez-vous répondu, mon ami ?demanda-t-elle d’une voix tremblante.

– J’ai eu pitié de cette infortune royale, decette faiblesse dans la grandeur, de ce prince sans ami dansl’exil, de cet héritier de la couronne sans serviteur parce qu’ilallait peut-être perdre la couronne ; j’ai promis.

Luisa tressaillit ; ce tressaillementn’échappa point au chevalier, qui lui tenait les mains.

– Mais, reprit-il vivement, comprends bienceci Luisa : ma promesse est toute personnelle, elle n’engageque moi ; éloignée de la cour, où tu as dédaigné de prendre taplace, tu n’as, toi, d’obligation envers personne.

– Vous croyez, mon ami ?

– Je le crois ; tu es donc libre, enfantchérie de mon cœur, de rester à Naples, de ne pas quitter cettemaison que tu aimes, ce jardin où tu as couru et joué tout enfant,ce petit coin de terre, enfin, où tu as amassé dix-sept ans desouvenirs ; car il y a dix-sept ans que tu es ici et que tufais la joie de mon foyer ! il me semble que tu y es venuehier.

Le chevalier poussa un soupir.

Luisa ne répondit rien ; ilcontinua :

– La duchesse Fusco, qui est exilée par lareine, la reine à peine éloignée, va revenir à son tour ; avecune pareille amie pour veiller sur toi, je n’aurai pas plus decrainte que si tu étais près d’une mère. Dans quinze jours, lesFrançais seront à Naples ; mais tu n’as rien à redouter desFrançais. Je les connais, ayant longtemps vécu avec eux. Ilsapportent à mon pays des bienfaits dont j’aurais voulu qu’il fûtdoté par ses souverains : la liberté, l’intelligence. Tous mesamis et, par conséquent, tous les tiens sont patriotes ;aucune révolution ne peut t’inquiéter, aucune persécution nesaurait t’atteindre.

– Ainsi, mon ami, lui demanda Luisa, vouscroyez que je puis vivre heureuse sans vous ?

– Un mari comme moi, chère enfant, ditSan-Felice avec un soupir, n’est point un mari regrettable pour unefemme de ton âge.

– Mais, en admettant que je puisse vivre sansvous, vous, mon ami, pourrez-vous vivre sans moi ?

San-Felice baissa la tête.

– Vous craignez que cette maison, ce jardin,ce petit coin de terre, ne me manquent, continua Luisa ; maisma présence ne vous manquera-t-elle point, à vous ? notre vie,commune depuis dix-sept ans, en se disjoignant tout à coup, nedéchirera-t-elle point en vous quelque chose, non-seulementd’habituel, mais encore d’indispensable ?

San-Felice resta muet.

– Quand vous ne voulez pas abandonner leprince, qui n’est que votre ami, ajouta Luisa d’une voix oppressée,me donnez-vous une preuve d’estime en me proposant de vousabandonner, vous qui êtes tout à la fois et mon père et mon ami,vous qui avez mis l’intelligence dans mon esprit, la bonté dans moncœur, Dieu dans mon âme ?

San-Felice poussa un soupir.

– Quand vous avez promis au prince de lesuivre, enfin, avez-vous pensé que je ne vous suivraispas ?

Une larme tomba des yeux du chevalier sur lamain de Luisa.

– Si vous avez pensé cela, mon ami,continua-t-elle avec un doux et triste mouvement de tête, vous avezeu tort ; mon père mourant nous a unis, Dieu a béni notreunion, la mort seule nous désunira. Je vous suivrai, mon ami.

San-Felice releva vivement sa tête rayonnantede bonheur, et ce fut une larme de Luisa qui tomba à son tour surla main de son mari.

– Mais tu m’aimes donc ? Bénédiction dubon Dieu ! tu m’aimes donc ? s’écria le chevalier.

– Mon père, dit Luisa, vous avez été ingrat,demandez pardon à votre fille.

San-Felice se jeta à genoux, baisant les mainsde sa fille, tandis qu’elle, levant les yeux au ciel,murmurait :

– N’est-ce pas, mon Dieu, que, si je nefaisais pas ce que je fais, n’est-ce pas que je serais indigne detous deux ?

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