La San-Felice – Tome II

XLIX – LA DIPLOMATIE DU GÉNÉRALCHAMPIONNET

Championnet invita le major Ulrich à passer lepremier dans la salle à manger, et lui désigna sa place entre legénéral Éblé et lui.

Le déjeuner, sans être celui d’un Sybarite,n’était pas tout à fait celui d’un Spartiate : il tenait lemilieu entre les deux ; grâce à la cave de Sa SaintetéPie VI, les vins étaient ce qu’il y avait de mieux.

Au moment où l’on se mettait à table, un coupde canon retentit, puis un second, puis un troisième.

Le jeune homme tressaillit au premier coup,écouta le second, parut indifférent au troisième.

Il ne fit aucune question.

– Vous entendez, major ? dit Championnetvoyant que son hôte gardait le silence.

– Oui, j’entends, général ; mais j’avoueque je ne comprends pas.

– C’est le canon d’alarme.

Presque en même temps, la générale commença debattre.

– Et ce tambour ? demanda en souriantl’officier autrichien.

– C’est la générale.

– Je m’en doutais !

– Dame, vous comprenez bien qu’après unelettre comme celle que le général Mack m’a fait l’honneur dem’écrire… Je présume que vous la connaissez, la lettre ?

– C’est moi qui l’ai écrite.

– Vous avez une fort belle écriture,major.

– Mais c’est le général Mack qui l’adictée.

– Le général Mack a un fort beau style.

– Mais comment se fait-il… ? continua lejeune major entendant le canon qui continuait de tirer et lagénérale qui continuait de battre. Je ne vous ai entendu donneraucun ordre ! vos tambours et vos canons m’ont-ils doncreconnu, ou sont-ils sorciers ?

– Nos canons, surtout, auraient bon besoin del’être, car vous savez ou vous ne savez pas que nous n’en avons queneuf ; vous voyez que ce n’est pas trop pour répondre à votreparc d’artillerie de cent pièces. Une seconde côtelette,major ?

– Volontiers, général.

– Non, mes canons ne tirent pas tout seuls etmes tambours ne battent pas d’eux-mêmes ; j’avais déjà donnédes ordres avant d’avoir eu l’honneur de vous voir.

– Alors, vous étiez prévenu de notremarche ?

– Oh ! j’ai un démon familier commeSocrate ; je savais que le roi et le général Mack étaientpartis, il y a six jours, c’est-à-dire lundi dernier, deSan-Germano avec 30,000 hommes ; Micheroux, d’Aquila, avec12,000, et de Damas, de Sessa, avec 10,000 ; – sans compter legénéral Naselli et ses 8,000, hommes, qui, escortés par l’illustreamiral Nelson, doivent débarquer à cette heure à Livourne, afin denous couper la retraite en Toscane. Oh ! c’est un grandstratégiste que le général Mack, toute l’Europe sait cela ;or, vous comprenez, comme je n’ai en tout que 12,000 hommes, dontle Directoire me prend 3,000 pour renforcer la garnison de Corfou…Et à propos, fit Championnet, Thiébaut, avez-vous donné l’ordre queces 3,000 hommes se rendent à Ancône pour s’y embarquer ?

– Non, mon général, répondit Thiébaut ;car, sachant que nous n’avions, comme vous dites en effet, que12,000 hommes en tout, j’ai hésité à diminuer encore vos forces deces 3,000 hommes.

– Bon ! dit en souriant avec sa sérénitéordinaire le général Championnet, vous avez oublié, Thiébaut, queles Spartiates n’étaient que trois cents : on est toujoursassez pour mourir. Donnez l’ordre, mon cher Thiébaut, et qu’ilspartent à l’instant même.

Thiébaut se leva et sortit.

– Prenez donc une aile de ce poulet, major,dit Championnet ; vous ne mangez pas. Scipion, qui est à lafois mon intendant, mon valet de chambre et mon cuisinier, croiraque vous trouvez sa cuisine mauvaise, et il en mourra dechagrin.

Le jeune homme, qui, en effet, s’étaitinterrompu pour écouter le général, se remit à manger, maisévidemment troublé de cette grande sérénité de Championnet, qu’ilcommençait à prendre pour un piège.

– Éblé, continua le général, aussitôt après ledéjeuner, et tandis que nous passerons avec le major de Riescach larevue de la garnison de Rome, vous prendrez les devants et vousvous tiendrez prêt à faire sauter le pont de Tivoli sur le Teveroneet le pont de Borghetto sur le Tibre, dès que les troupesfrançaises auront traversé cette rivière et ce fleuve.

– Oui, général, répondit simplement Éblé.

Le jeune major regarda Championnet.

– Un verre de ce vin d’Albano, major, ditChampionnet ; c’est de la cave de Sa Sainteté, et les amateursl’ont trouvé bon.

– Alors, général, dit Riescach buvant son vinà petits coups, vous nous abandonnez Rome ?

– Vous êtes un homme de guerre tropexpérimenté, mon cher major, répondit Championnet, pour ne passavoir que l’on ne défend pas, en 1799, sous le citoyen Barras, uneville fortifiée en 274 par l’empereur Aurélien. Si le général Mackvenait à moi, avec les flèches des Parthes, les frondes desBaléares, ou même avec ces fameux béliers d’Antoine qui avaientsoixante et quinze pieds de long, je m’y risquerais ; mais,contre les cent pièces de canon du général Mack, ce serait unefolie.

Thiébaut rentra.

– Vos ordres sont exécutés, général,dit-il.

Championnet le remercia d’un signe detête.

– Cependant, continua le général Championnet,je n’abandonne pas Rome tout à fait ; non, Thiébauts’enfermera dans le château Saint-Ange avec cinq centshommes ; n’est-ce pas Thiébaut ?

– Si vous l’ordonnez, mon général,certainement.

– Et sous aucun prétexte, vous ne vousrendrez.

– Sous aucun prétexte, vous pouvez êtretranquille.

– Vous choisirez vous-même vos hommes ;vous en trouverez bien cinq cents qui se feront tuer pour l’honneurde la France ?

– Ce ne sera point difficile.

– D’ailleurs, nous partons aujourd’hui. Jevous demande pardon, major, de parler ainsi de toutes nos petitesaffaires devant vous ; mais vous êtes du métier, vous savez ceque c’est. – Nous partons aujourd’hui. Je vous demande de tenirvingt jours seulement, Thiébaut ; au bout de vingt jours, jeserai de retour à Rome.

– Oh ! ne vous gênez pas, mon général,prenez vingt jours, prenez-en vingt-cinq, prenez en trente.

– Je n’en ai besoin que de vingt, et même jevous engage ma parole d’honneur, Thiébaut, qu’avant vingt jours, jeviens vous délivrer. – Éblé, continua le général, vous viendrez merejoindre à Civita-Castellane : c’est là que je meconcentrerai, la position est belle ; cependant, il sera utilede faire quelques ouvrages avancés. – Vous m’excusez toujours,n’est-ce pas, mon cher major ?

– Général, je vous répéterai ce que vousdisait tout à l’heure mon collègue Thiébaut, ne vous gênez pas pourmoi.

– Vous le voyez, je suis de ces joueurs quimettent cartes sur table ; vous avez soixante mille hommes,cent pièces de canon, des munitions à n’en savoir que faire ;j’ai moi, – à moins que Joubert ne m’envoie les trois mille hommesque je lui ai demandés, – neuf mille hommes, quinze mille coups decanon à tirer et deux millions de cartouches en tout. Avec unepareille infériorité, vous comprenez qu’il importe de prendre sesprécautions.

Et, comme, en l’écoutant, le jeune hommelaissait refroidir son café :

– Buvez votre café chaud, major, luidit-il ; Scipion a un grand amour-propre pour son café, et ilrecommande toujours de le boire bouillant.

– Il est en effet excellent, dit le major.

– Alors, videz votre tasse, mon jeuneami ; car, si vous le voulez bien, nous allons monter à chevalpour aller passer la revue de la garnison, dans laquelle, du mêmecoup, Thiébaut choisira ses cinq cents hommes.

Le major Riescach acheva son café jusqu’à ladernière goutte, se leva et fit signe en s’inclinant qu’il étaitprêt.

Scipion s’avança.

– Il paraît que nous partons, mongénéral ? demanda-t-il.

– Eh ! oui, mon cher Scipion ! tu lesais, dans notre diable de métier, on n’est jamais sûr de rien.

– Alors, mon général, il faut faire lesmalles, emballer les livres, serrer les cartes et lesplans ?

– Non pas ; laisse chaque chose commeelle est, nous retrouverons tout cela à notre retour. – Mon chermajor, continua Championnet en bouclant son sabre, je crois que legénéral Mack fera très-bien de loger dans ce palais ; il ytrouvera une bibliothèque et des cartes excellentes ; vous luirecommanderez mes livres et mes plans, j’y tiens beaucoup ;c’est, comme mon palais, un prêt que je lui fais et que je metssous votre sauvegarde. La chose lui sera d’autant plus commodequ’en face de nous, comme vous voyez, s’élève l’immense palaisFarnèse, où, selon toute probabilité, logera le roi. De fenêtre àfenêtre, Sa Majesté et son général en chef pourronttélégraphier.

– Si le général habite ce palais, répondit lemajor, je puis vous répondre que tout ce qui vous aura appartenu,lui sera sacré.

– Scipion, dit le général, un uniforme derechange et six chemises dans un portemanteau ; vous pouvez lefaire boucler tout de suite derrière ma selle : la revuepassée, nous nous mettons immédiatement en marche.

Cinq minutes après, les ordres de Championnetétaient exécutés, et quatre ou cinq chevaux attendaient leurscavaliers à la porte du palais Corsini.

Le jeune major chercha des yeux le sien, maisinutilement ; le palefrenier du général lui présenta un beaucheval frais, avec des fontes garnies de leurs armes. Ulrich deRiescach interrogea du regard Championnet.

– Votre cheval était fatigué, monsieur, dit legénéral ; donnez-lui le temps de se reposer, on vous l’amèneraplus frais à la place du Peuple.

Le major salua en signe de remercîment, et semit en selle ; Éblé et Tiébaut en firent autant ; unepetite escorte parmi laquelle brillait notre ancien ami lebrigadier Martin, encore tout fier d’être venu en poste d’Itri àRome, dans la voiture d’un ambassadeur, suivait à quelques pas legénéral ; Scipion, que les soins du ménage retenaient, devaitrejoindre plus tard.

Le palais Corsini – où, soit dit en passant,mourut Christine de Suède – est situé sur la rive droite duTibre : en étendant la main, celui qui l’habite peut toucher,de l’autre côté de la via Lungara, la gracieuse bâtisse de laFarnesina, immortalisée par Raphaël. C’était du colossal palaisFarnèse et du charmant bijou qui n’en est qu’une dépendance queFerdinand avait fait venir tous ses chefs-d’œuvre de l’antiquité etdu moyen âge dont nous lui avons vu faire au château de Caserte leshonneurs au jeune banquier André Backer.

La petite troupe prit, en remontant, la rivedroite du Tibre, la via Lungara ; le major Ulrich marchaitd’un côté de Championnet ; le général Éblé marchait del’autre ; le colonel Thiébaut, un peu en arrière, servait detrait d’union entre le groupe principal et la petite escorte.

On fit quelques pas en silence ; puisChampionnet prit la parole.

– Ce qu’il y a de merveilleux, dit-il, surcette terre romaine, c’est que, quelque part que l’on mette lepied, on marche sur l’histoire antique ou sur celle du moyen âge.Tenez, ajouta-t-il en étendant la main dans la direction opposée auTibre, là, au sommet de cette colline, est Saint-Onuphre, où mourutle Tasse. Il y mourut emporté par la fièvre, au moment oùClément VIII venait de l’appeler à Rome pour l’y fairecouronner solennellement.

Dix ans après, le même Clément VIII, leseul homme que Sixte-Quint, disait-il, eût trouvé à Rome, faisaitenfermer là, à notre droite, dans la prison Savella, la fameuseBetrice Cenci ; c’est dans cette prison, et la veille de samort, que Guido Reni fit le beau portrait d’elle que vous pourrez,dans quatre ou cinq jours, quand vous serez installés à Rome, allervoir au palais Colonna. Sur la rive du Tibre opposée au fortSaint-Ange, je vous montrerai les restes de la prison de Tordinone,où étaient enfermés ses frères. Elle fut, par une miséricordeparticulière de Sa Sainteté, condamnée à avoir la tête tranchéeseulement, tandis que son frère Jacques fut, avant d’être conduit àl’échafaud, au pied duquel il devait se rencontrer avec sa sœur,promené par toute la ville dans la même charrette que le bourreau,qui, pendant toute cette promenade, lui arrachait la chair de lapoitrine avec des tenailles, et tout cela pour venger la mort d’uninfâme qui avait tué deux de ses fils, violé sa fille, et quin’échappait lui-même à la justice qu’en arrosant ses juges d’unepluie d’or ? Un instant Clément VIII eut l’idée de fairegrâce de la vie au moins à cette famille Cenci, dont le seul crimeétait d’avoir fait l’office du bourreau ; mais, par malheurpour Béatrice, vers le même temps, le prince de Santa-Croce tua samère, espèce de Messaline qui déshonorait par ses amours avec deslaquais le nom paternel ; le pape s’effraya de voir plus demoralité dans les enfants que dans les pères, plus de justice dansles assassins que dans les juges, et les têtes des deux frères, dela sœur et de la belle-mère tombèrent toutes quatre sur le mêmeéchafaud. Vous pouvez voir d’ici, par cette échappée, de l’autrecôté du Tibre, la place où il était dressé. La tradition veut queClément VIII ait assisté à l’exécution d’une fenêtre duchâteau Saint-Ange, où il était venu par cette longue galeriecouverte que vous voyez à notre gauche, et qui fut construite parAlexandre VI pour donner à son successeur, en cas de siège oude révolution, la facilité de quitter le Vatican et de se réfugierau château Saint-Ange. Il l’utilisa lui-même plus d’une fois, à ceque l’on assure, pour visiter les cardinaux qu’il emprisonnait dansle tombeau d’Adrien et qu’il étranglait, selon la tradition desCaligula et des Néron, après leur avoir fait faire un testament ensa faveur.

– Vous êtes un admirable cicérone, général, etje regrette bien, au lieu de quatre heures, dont plus de deux sontmalheureusement déjà écoulées, de n’avoir point quatre jours àpasser avec vous.

– Quatre jours seraient trop peu pour cemerveilleux pays ; après quatre jours, vous demanderiez quatremois ; après quatre mois, quatre ans. La vie d’un homme toutentière ne suffirait pas à dresser la liste des souvenirs querenferme la ville si justement nommée la ville éternelle. Tenez,par exemple, voyez ces restes d’arches contre lesquelles se brisele fleuve, voyez ces vestiges qui se rattachent aux deux côtés dela rive : là était le pont Triomphal, là ont successivementpassé, venant du temple de Mars, qui était situé où est aujourd’huiSaint-Pierre, Paul-Émile, vainqueur de Persée ; Pompée,vainqueur de Tigrane, roi d’Arménie ; d’Artocès, roid’Ibérie ; d’Orosès, roi d’Albanie ; de Darius, roi deMédie ; d’Areta, roi de Nabatée ; d’Antiochus, roi deComagène et des pirates. Il avait pris mille châteaux forts, neufcents villes, huit cents vaisseaux, fondé ou repeuplé neufvilles ; ce fut à la suite de ce triomphe qu’il bâtit, avecune portion de sa part de butin, ce beau temple à Minerve quidécorait la place des Septa-Julia, près de l’aqueduc de la Virgo,et sur le frontispice duquel il avait fait mettre en lettres debronze cette inscription : « Pompée le Grand, imperator,après avoir terminé une guerre de trente ans, défait, mis en fuite,tué ou forcé à se rendre douze millions cent quatre-vingt millehommes, coulé à fond ou pris huit cent quarante-six vaisseaux, reçuà composition mille cinq cent trente-huit villes ou châteaux,soumis tout le pays depuis le lac Mœris, jusqu’à la mer Rouge,acquitté le vœu qu’il a fait à Minerve. » Et, sur ce mêmepont, après lui, passèrent Jules César, Auguste, Tibère. Parbonheur, il est tombé, poursuivit avec un sourire mélancolique legénéral républicain, car nous aurions sans doute l’orgueil d’ypasser, nous aussi, à notre tour : et que sommes-nous pourfouler les traces de pareils hommes ?

Les réflexions qui assiégeaient la tête deChampionnet, éteignirent la voix sur ses lèvres et il garda unsilence que n’osa interrompre le jeune officier, depuis le pontTriomphal, qu’il laissait à sa droite, jusqu’au pont Saint-Ange,qu’il se mit à traverser pour passer sur la rive gauche duTibre.

Au milieu du pont, cependant, au risque d’êtreindiscret :

– N’est-ce point le tombeau d’Adrien que nouslaissons derrière nous ? lui demanda le major.

Championnet regarda autour de lui comme s’ilsortait d’un rêve.

– Oui, dit-il, et le pont sur lequel noussommes fut sans doute bâti pour y conduire ; Bernin l’arestauré et y a répandu ses coquetteries ordinaires. C’est dans cemonument que s’enfermera Thiébaut, et ce ne sera pas le premiersiège qu’il aura soutenu. Tenez, voici la place que vous avezentrevue de loin, où furent décapitées Béatrice et sa famille. Enappuyant à gauche, nous pouvons marcher sur l’emplacement même duTardinone ; sur cette petite place où nous arrivons estl’auberge de l’Ours, avec son enseigne telle qu’elle étaitau temps où y logea Montaigne, ce grand sceptique qui prit pourdevise ces trois mots : Que sais-je ? C’était ledernier mot du génie humain après six mille ans ; dans sixmille ans viendra un autre sceptique qui dira :Peut-être !

– Et vous, général, demanda le major, quedites-vous ?

– Je dis que c’est le dernier desgouvernements que celui, – regardez à votre gauche – que celui quilaisse se faire de pareils déserts, presque au cœur d’une ville.Tenez, tous ces marais qu’habite huit mois de l’année la mal’aria,ils sont au roi que vous servez ; c’est l’héritage desFarnèse. Paul III ne se doutait pas, en léguant ces immensesterrains à son fils le duc de Parme, qu’il lui léguait la fièvre.Dites donc à votre roi Ferdinand qu’il serait non pas seulementd’un héritier pieux, mais d’un chrétien, de faire assainir et decultiver ces champs, qui l’en récompenseraient par d’abondantesmoissons. Un pont bâti ici, tenez, suffirait à un quartiernouveau ; la ville enjamberait le fleuve, des maisonss’élèveraient dans tout cet espace vide du château Saint-Ange à laplace du Peuple, et la vie en chasserait la mort ; mais, pourcela, il faudrait un gouvernement qui s’occupât du bien-être de sessujets ; il faudrait ce grand bienfait que vous venezcombattre, vous homme instruit et intelligent cependant ; ilfaudrait la liberté. Elle viendra un jour, non pas temporaire etaccidentelle comme celle que nous apportons, mais fille immortelledu progrès et du temps. Tenez, en attendant, c’est de la ruelle quilonge cette église, l’église Saint-Jérôme, qu’une nuit, vers deuxheures du matin, sortirent quatre hommes à pied et un homme àcheval, l’homme à cheval portait, en travers de la croupe de samonture, un cadavre dont les pieds pendaient d’un côté et la têtede l’autre.

» – Ne voyez-vous rien ? demandal’homme à cheval.

» Deux regardèrent du côté du châteauSaint-Ange, deux du côté de la place du Peuple.

» – Rien, dirent-ils.

» Alors, le cavalier s’avança jusqu’aubord de la rivière et, là, fit pivoter son cheval de manière que lacroupe fût tournée du côté de l’eau. Deux hommes prirent lecadavre, un par la tête, l’autre par les pieds, le balancèrenttrois fois, et, à la troisième, le lancèrent au fleuve.

» Au bruit que produisit le cadavre entombant à l’eau :

» – C’est fait ? demanda lecavalier.

» – Oui, monseigneur, répondirent leshommes.

» Le cavalier se retourna.

» – Et qui flotte ainsi sur l’eau ?demanda-t-il.

» – Monseigneur, répondit un des hommes,c’est son manteau.

» Un autre ramassa des pierres, courut lelong de la rive en suivant le courant du fleuve et en jetant despierres dans ce manteau, jusqu’à ce qu’il eût disparu.

» – Tout va bien, dit alors lecavalier.

» Et il donna une bourse aux hommes, mitson cheval au galop et disparut.

» Le mort était le duc de Candie ;le cavalier, c’était César Borgia. Jaloux de sa sœur Lucrèce, CésarBorgia venait de tuer son frère, le duc de Candie… Par bonheur,continua Championnet, nous voilà arrivés. Le hasard, mon cher,vengeur des rois et de la papauté, vous gardait cette histoire pourla dernière ; ce n’était pas la moins curieuse, vous levoyez.

Et, en effet, le groupe que nous venons desuivre, depuis le palais Corsini jusqu’à l’extrémité de Ripetta,débouchait sur la place du Peuple, où était rangée en bataille lagarnison de Rome.

Cette garnison se composait de trois millehommes, à peu près : deux tiers français, un tierspolonais.

En apercevant le général, trois mille voix,par un élan spontané, crièrent :

– Vive la République !

Le général s’avança jusqu’au centre de lapremière ligne et fit signe qu’il voulait parler. Les criscessèrent.

– Mes amis, dit le général, je suis forcé dequitter Rome ; mais je ne l’abandonne pas. J’y laisse lecolonel Thiébaut ; il occupera le fort Saint-Ange avec cinqcents hommes ; j’ai engagé ma parole de venir le délivrer dansl’espace de vingt jours ; vous y engagez-vous avecmoi ?

– Oui, oui, oui, crièrent trois millevoix.

– Sur l’honneur ? dit Championnet.

– Sur l’honneur ! répétèrent les troismille voix.

– Maintenant, continua Championnet, choisissezparmi vous cinq cents hommes prêts à s’ensevelir sous les ruines duchâteau Saint-Ange, plutôt que de se rendre.

– Tous, tous ! nous sommes prêtstous ! crièrent ceux à qui l’on faisait cet appel.

– Sergents, dit Championnet, sortez des rangset choisissez quinze hommes par compagnie.

Au bout de dix minutes, quatre centquatre-vingts hommes se trouvèrent tirés à part et réunis.

– Amis, leur dit Championnet, c’est vous quigarderez les drapeaux des deux régiments, et c’est nous quiviendrons les reprendre. Que les porte-drapeaux passent dans lesrangs des hommes du fort Saint-Ange.

Les porte-drapeaux obéirent, aux crisfrénétiques de « Vive Championnet ! vive laRépublique ! »

– Colonel Thiébaut, continua Championnet,jurez et faites jurer à vos hommes que vous vous ferez tuerjusqu’au dernier, plutôt que de vous rendre.

Tous les bras s’étendirent, toutes les voixcrièrent :

– Nous le jurons !

Championnet s’avança vers son aide decamp.

– Embrassez-moi, Thiébaut, lui dit-il ;si j’avais un fils, c’est à lui que je donnerais la glorieusemission que je vous confie.

Le général et son aide de camp s’embrassèrentau milieu des hourras, des cris et des vivats de la garnison.

Deux heures sonnèrent à l’égliseSainte-Marie-du-Peuple.

– Major Riescach, dit Championnet au jeunemessager, les quatre heures sont écoulées et, à mon grand regret,je n’ai plus le droit de vous retenir.

Le major regarda du côté de Ripetta.

– Attendez-vous quelque chose, monsieur ?lui demanda Championnet.

– Je suis monté sur un de vos chevaux,général.

– J’espère que vous me ferez l’honneur del’accepter, monsieur, en souvenir des moments trop courts que nousvenons de passer ensemble.

– Ne pas accepter le cadeau que vous mefaites, général, ou même hésiter à l’accepter, ce serait me montrermoins courtois que vous. Merci du plus profond de mon cœur.

Il s’inclina, la main sur la poitrine.

– Et, maintenant, que dois-je reporter augénéral Mack ?

– Ce que vous avez vu et entendu, monsieur, etvous ajouterez ceci, que, le jour où j’ai quitté Paris et priscongé des membres du Directoire, le citoyen Barras m’a mis la mainsur l’épaule et m’a dit : « Si la guerre éclate, enrécompense de vos services, vous serez le premier des générauxrépublicains chargé par la République de détrôner unroi. »

– Et vous avez répondu ?

– J’ai répondu : « Les intentions dela République seront remplies, j’y engage ma parole ; »et, comme je n’ai jamais manqué à ma parole d’honneur, dites au roiFerdinand de se bien tenir.

– Je le lui dirai, monsieur, répondit le jeunehomme ; car, avec un chef comme vous et des hommes commeceux-là, tout est possible. Et maintenant, général, veuillezm’indiquer mon chemin.

– Brigadier Martin, dit Championnet, prenezquatre hommes et conduisez M. le major Ulrich de Riescachjusqu’à la porte San-Giovanni ; vous nous rejoindrez sur laroute de la Storta.

Les deux hommes se saluèrent une dernièrefois ; le major, guidé par le brigadier Martin et escorté parses quatre dragons, s’enfonça au grand trot dans la via delBabuino. Le colonel Thiébaut et ses cinq cents hommes regagnèrentpar Ripetta le château Saint-Ange, où ils se renfermèrent, et lereste de la garnison, Championnet et son état-major en tête, sortitde Rome, tambours battants, par la porte del Popolo.

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