La San-Felice – Tome II

LXXIII – LE PÈRE ET LE FILS.

La joie de ce père, privé depuis dix ans detoutes les joies de la famille, et qui, en revoyant son fils,sentait en même temps se réveiller en lui les fibres les plusdouces et les plus violentes de l’amour paternel, sembla parcourirla gamme entière des sensations humaines, et, dans son expression,qui avait à la fois quelque chose de charmant par sa douceur et deterrible par sa violence, toucher d’un côté à la plainte de lacolombe, de l’autre au rugissement du lion.

Il ne courut point au-devant de son fils, ilbondit sur lui ; il ne lui suffit pas de le baiser sur lesjoues, il le saisit entre ses bras, il l’enleva comme il eût faitd’un enfant, le serrant contre son cœur, sanglotant et riant toutensemble, et paraissant chercher un endroit où l’emporter pourtoujours, hors du monde, loin de la terre, près des cieux.

Enfin, il se jeta sur un escabeau de bois dechêne, le tenant en travers de sa poitrine, comme la Madone deMichel-Ange tient sur ses genoux son fils crucifié, tandis que savoix haletante ne savait que dire et redire :

– Comment ! c’est toi, mon fils, monSalvato, mon enfant ! c’est toi ! c’est donctoi !

– Ô mon père ! mon père ! répondaitle jeune homme haletant lui-même, je vous aime, je vous le jure,autant qu’un fils peut aimer ; mais j’ai presque honte de lafaiblesse de cet amour en le comparant à la grandeur duvôtre !

– Non, non, n’aie pas de honte, mon enfant,répondait Palmieri : la féconde nature, l’Isis aux centmamelles, le veut ainsi : amour immense, incommensurable,infini dans le cœur des pères, amour restreint dans celui desenfants. Elle regarde devant elle, cette bonne, toujours logique etintelligente nature ; elle a voulu que l’enfant pût seconsoler de la mort du père, qui doit quitter ce monde avant lui,mais que le père fût inconsolable, au contraire, lorsque, parmalheur, il voit mourir l’enfant destiné à lui survivre.Regarde-moi, Salvato, et que nos dix ans de séparation s’effacentdans ton regard !

Le jeune homme fixa ses grands yeux noirs, unpeu sauvages, sur son père, en donnant à son austère visage la plusdouce expression qu’il put lui donner.

– Oui, dit Palmieri en regardant Salvato avecun singulier mélange d’amour et d’orgueil, oui, j’ai fait de toi unchêne robuste et vigoureux, et non pas un élégant palmier, roseaudes tropiques. J’aurais donc tort de me plaindre aujourd’hui envoyant ce bois solide recouvert d’une rude écorce. Je voulais quetu devinsses un homme et un soldat, et tu es devenu ce que jevoulais que tu fusses. Laisse-moi baiser tes épaulettes de chef debrigade : elles prouvent ton courage. Tu as eu la force dem’obéir lorsqu’en te quittant, je t’ai dit : « Ne m’écrisque si tu as besoin de mon amour et de mes soins. » Car jecrains les affaiblissements terrestres, et j’ai espéré un instantque, touché de mes aspirations, Dieu se révélerait à monesprit ; car, si mon cœur veut croire (plains-moi, monenfant !) l’esprit s’obstine à douter. Mais tu n’as pas eu laforce de passer près de moi, n’est-ce pas ? sans me voir, sansm’embrasser, sans me dire : « Mon père, il te reste depar le monde un cœur qui t’aime, et ce cœur est celui de tonfils ! » Merci, mon bien-aimé Salvato, merci !

– Non, mon père, non, je n’ai pointhésité ; car une voix intérieure me disait que je vousapportais une joie attendue par vous depuis longtemps. Etcependant, une fois en chemin, le doute m’a pris. C’était au bas decette montagne que nous nous étions séparés, il y a dix ans, moipour me perdre dans le monde, vous pour vous retrouver avec Dieu.Je suis venu au pas de mon cheval, sans le ralentir, sans lehâter ; mais j’ai senti combien je vous aimais, lorsque, ayantfranchi le seuil de l’église, parvenu à l’entrée du chœur, j’ai, aumilieu de toutes ces têtes inclinées sur le cercueil de l’abbé,cherché vainement la vôtre. Un instant, cette idée m’est venue quec’était vous, mon père bien-aimé, qui étiez couché sous le drapmortuaire. Moi-même, je n’ai point reconnu le son de ma voix quandj’ai demandé où vous étiez. Un mot m’a rassuré, un enfant m’aconduit. En face de votre porte, le doute m’a repris. Je tremblaisde vous retrouver pétrifié comme ces statues murmurantes quej’avais vues dans la nef, et qui semblaient ne pas plus appartenirà l’humanité que celle de Memnon, car rendre des sons, ce n’est pasvivre ; mais, pour me rassurer, il ne m’a fallu que cemot : « Entrez, » prononcé par vous. Mon père, monpère, grâce à Dieu, vous êtes le seul vivant parmi tous cesmorts !

– Hélas ! mon cher Salvato, réponditPalmieri, c’était cependant ce trépas factice que je cherchais enme retirant dans un monastère. Le couvent a cela de bon, qu’engénéral, il combat victorieusement le suicide. Après une grandedouleur, après une perte irréparable, se retirer dans un couvent,c’est se brûler moralement la cervelle, c’est tuer son corps sanstoucher à l’âme, au dire de l’Église ; et voilà où le doutecommence pour moi, parce que le précepte se trouve en oppositionavec la nature. Au dire de l’Église, dépouiller l’homme, c’esttendre à la perfection, – tandis qu’une voix secrète me crie queplus l’homme est homme, et, par conséquent, se répand, par lascience, par la charité, par le génie, par l’art, par la bonté, surl’humanité tout entière, meilleur est l’homme. Celui qui, danscette pieuse retraite, aperçoit le moins de bruits terrestres,disent nos frères, est celui qui, étant le plus loin de la terre,est le plus près de Dieu. J’ai voulu plier mon corps et mon esprità cette maxime, et, vivant encore, me faire cadavre ; monesprit et mon corps ont réagi et m’ont dit, au contraire :« La perfection, si elle existe, est dans la route opposée.Vis dans la solitude, mais pour doubler, au profit de l’humanité,le trésor de science que tu as acquis ; vis dans laméditation, mais que ta méditation soit féconde et non passtérile ; fais de ta douleur un baume composé de philosophie,de charité et de larmes, pour l’appliquer sur les douleurs desautres. » N’est-il pas dit dans l’Iliade que larouille de la lance d’Achille guérissait les blessures que cettelance avait faites. Il est vrai que la pauvre humanité m’a biensecondé en venant à moi quand j’hésitais à aller à elle, et enappelant à son secours la parole de vie, au lieu de la parole demort. Alors, j’ai suivi la vocation qui m’entraînait. À tous ceuxqui ont crié vers moi, j’ai répondu : « Mevoilà ! » Je ne suis pas devenu plus parfait ; mais,à coup sûr, je suis devenu plus utile. Et, chose étrange, enm’écartant des principes vulgaires, en écoutant cette voix de maconscience qui me disait : « Tu as, dans le cours de tonexistence, coûté la vie à trois personnes ; au lieu de fairepénitence, au lieu de jeûner, au lieu de prier, – ce qui ne peutêtre utile qu’à toi, en supposant que la prière, le jeûne et lapénitence expient le sang répandu, – soulage le plus de douleursqu’il te sera possible, prolonge le plus d’existences que tupourras, et, crois-moi, les actions de grâce de ceux dont tu aurasprolongé la vie et calmé les angoisses étoufferont l’accusation desmisérables que tu as envoyés avant le temps rendre compte de leurscrimes au souverain juge. »

– Continuez votre vie de charité et dedévouement : vous êtes dans le vrai, mon père… Ces hommes quivous entourent, j’ai entendu parler d’eux et de vous : on lescraint et on les respecte ; mais, vous, on vous aime et l’onvous bénit.

– Et cependant ils sont plus heureux que moi,au point de vue religieux du moins. Ils se courbent sous lacroyance ; moi, je me débats contre le doute. Pourquoi Dieua-t-il mis dans son paradis l’arbre maudit de la science ?Pourquoi, pour arriver à la foi, pourquoi faut-il toujours abdiquerune partie, la plus saine, la meilleure souvent, de sa raison,tandis que la science, implacable, nous défend non-seulement derien affirmer, mais encore de rien croire sans preuves ?

– Je comprends, mon père. Vous êtes hommehonnête, sans espérer une rétribution ; vous êtes homme debien, sans espérer une récompense. Vous ne croyez pas, enfin, à uneautre vie que la nôtre.

– Et toi, crois-tu ? demandaPalmieri.

Salvato sourit.

– À mon âge, dit-il, on s’occupe peu de cesgraves questions de la vie et de la mort, quoique, dans l’état quej’exerce, je sois toujours entre la vie et la mort, et souvent plusprès de la mort que les vieillards qui, les genoux débiles et lescheveux blancs, frappent à la porte du campo-santo.

Puis, après un instant de silence :

– Moi aussi, ajouta Salvato, dernièrement,j’ai frappé à cette porte ; mais, si je n’attendais pas laréponse à la demande que j’adressais à la tombe avec certitude, jel’attendais du moins avec espérance. Pourquoi ne faites-vous pascomme moi, mon père ? Pourquoi donc essayer, comme Hamlet, desonder la nuit du sépulcre et de chercher quels rêves s’agiterontdans notre cerveau pendant le sommeil éternel ? Pourquoi,ayant bien vécu, craignez-vous de mal mourir ?

– Je ne crains pas de mal mourir, monenfant : je crains de mourir entier. Je suis de ceux qui nesavent point enseigner ce qu’ils ne croient pas. Mon art n’estpoint si infaillible, qu’il sache éternellement lutter contre lamort. Hercule seul peut être sûr de la vaincre toujours. Or, quand,dans le pressentiment de sa fin prochaine, un malade me dit :« Vous ne pouvez plus rien pour moi comme médecin ;essayez de me consoler, ne sachant point me guérir, » au lieude profiter de l’affaiblissement de son esprit pour faire naître enlui une croyance qui n’est point en moi, je me tais alors, afin dene point donner à un mourant une affirmation sans preuve, un espoirsans certitude. Je ne conteste pas l’existence d’un mondesurnaturel ; je me contente, et c’est bien assez, de n’y pascroire. Or, n’y croyant pas, je ne puis le promettre à ceux qui lecherchent dans les ténèbres de l’agonie. Craignant de ne plusrevoir, une fois que mes yeux seront fermés pour toujours, ni lafemme que j’ai aimée, ni le fils que j’aime, je ne puis dire aumari : « Tu reverras ta femme, » au père :« Tu reverras ton enfant. »

– Mais, vous le savez, moi, j’ai revu mamère.

– Pas toi, mon enfant. Une femme du peuple,une intelligence grossière, un esprit frappé de terreur, adit : « Il y avait là, près du lit de l’enfant, une ombrequi berçait son fils en chantant ; et moi, jeune encore alors,ami du merveilleux, j’ai dit : « Oui, cela peutêtre ; » j’ai cru même que cela avait été. Mais c’est envieillissant – tu sauras cela, Salvato, – c’est en vieillissant quele doute vient, parce que l’on se rapproche de plus en plus de laterrible et inévitable réalité. Que de fois, dans cette cellule,seul avec cette dévorante pensée du néant qui, à un certain âge,entre dans la vie pour n’en plus sortir, et qui, spectre invisiblemais palpable, marche côte à côte avec nous, – que de fois, en facede ce crucifix, me suis-je agenouillé à ce souvenir, légendepoétique de ton enfance, et, à l’heure où la tradition veut que lesfantômes apparaissent, plongé dans la plus profonde obscurité,n’ai-je pas supplié Dieu de renouveler en ma faveur le miraclequ’il avait fait pour toi ? Jamais Dieu n’a daigné répondre.Je sais qu’il ne doit pas de manifestation de sa puissance et de savolonté à un atome comme moi ; mais enfin il eût été bon,clément, miséricordieux à lui de m’exaucer : il ne l’a pointfait.

– Il le fera, mon père.

– Non : ce serait un miracle, et lesmiracles ne sont pas dans l’ordre logique de la nature. Quesommes-nous, d’ailleurs, pour que Dieu se donne la peine, dans sonimmuable éternité, de changer la marche imposée par lui à lacréation ? que sommes-nous pour lui ? Une imperceptibleefflorescence de la matière, sur laquelle, depuis des milliers desiècles, s’exerce un phénomène complexe, inexplicable, fugitif,appelé la vie. Ce phénomène s’étend, dans la végétation, du lichenau cèdre ; dans l’animalisation, de l’infusoire au mastodonte.Le chef-d’œuvre de la végétation, c’est la sensitive ; lechef-d’œuvre de l’animalisation, c’est l’homme. Qui fait lasupériorité de l’animal à deux pieds et sans plumes de Platon surles autres animaux ? Un hasard. Son chiffre dans l’échelle desêtres créés s’est trouvé le plus élevé : ce chiffre luidonnait droit à une portion de son individu plus complète que dansses frères inférieurs. Qu’est-ce que les Homère, les Pindare, lesEschyle, les Socrate, les Périclès, les Phidias, les Démosthène,les César, les Virgile, les Justinien, les Charlemagne ? Descerveaux un peu mieux organisés que celui de l’éléphant, un peuplus parfaits que celui du singe. Quel est le signe de cetteperfection ? La substitution de la raison à l’instinct. Lapreuve de cette organisation supérieure ? La faculté deparler, au lieu d’aboyer ou de rugir. Mais, que la mort arrive,qu’elle éteigne la parole, qu’elle détruise la raison, que le crânede celui qui fut Charlemagne, Justinien, Virgile, César,Démosthène, Phidias, Périclès, Socrate, Eschyle, Pindare ou Homère,comme celui d’Yorik se remplisse de belle et bonne fange,tout sera dit : la farce de la vie sera jouée, et la chandelleéteinte dans la lanterne ne se rallumera plus ! Tu as vusouvent l’arc-en-ciel, mon enfant. C’est une arche immense,s’étendant d’un horizon à l’autre et montant jusque dans les nuées,mais dont les deux extrémités touchent à la terre : ces deuxextrémités, c’est l’enfant et le vieillard. Étudie l’enfant, et tuverras, au fur et à mesure que son cerveau se développe, seperfectionne, mûrit, la pensée, c’est-à-dire l’âme, se développer,se perfectionner, mûrir ; étudie le vieillard, et tu verras,au contraire, au fur et à mesure que le cerveau se fatigue, serapetisse, s’atrophie, la pensée, c’est-à-dire l’âme, se troubler,s’obscurcir, s’éteindre. Née avec nous, elle a suivi la fécondecroissance de la jeunesse ; devant mourir avec nous, ellesuivra la vieillesse dans sa stérile décadence. Où était l’hommeavant de naître ? Nul ne le sait. Qu’était-il ? Rien. Quesera-t-il, n’étant plus ? Rien, c’est-à-dire ce qu’il étaitavant de naître. Nous devons revivre sous une autre forme, ditl’espérance ; passer dans un monde meilleur, dit l’orgueil.Que m’importe, à moi, si, pendant le voyage, j’ai perdu la mémoire,si j’ai oublié que j’ai vécu, et si la même nuit qui s’étendait endeçà du berceau doit s’étendre au delà de la tombe ? Le jouroù l’homme gardera le souvenir de ses métamorphoses et de sespérégrinations, il sera immortel, et la mort ne sera plus qu’unaccident de son immortalité. Pythagore, seul, se souvenait d’unevie antérieure. Qu’est-ce qu’un thaumaturge qui se souvient devantun monde entier qui oublie ?… Mais, fit Palmieri en secouantla tête, assez sur cette désolante question. C’est la solitude quienfante ces rêves mauvais. Je t’ai dit ma vie ; dis-moi latienne. À ton âge, la vie s’écrit avec des lettres d’or.Jette un rayon de ton aurore et de tes espérances au milieu de moncrépuscule et de mes doutes ; parle, mon bien-aiméSalvato ! et fais-moi oublier jusqu’au son de ma voix,jusqu’au bruit de mes paroles.

Le jeune homme obéit. Il avait, de son côté,toute l’aube d’une existence à raconter à son père. Il lui dit sescombats, ses triomphes, ses dangers, ses amours. Palmieri sourit etpleura tour à tour. Il voulut voir la blessure, ausculter lapoitrine ; et, le père ne se lassant pas d’interroger, le filsne se lassant point de répondre, ils virent ainsi venir le jour,et, avec le jour, monter jusqu’à eux le roulement du tambour et lesfanfares des trompettes, leur annonçant qu’il était temps de sequitter.

Mais alors Palmieri voulut se séparer de sonfils le plus tard possible, et, comme il avait fait dix ansauparavant, il reconduisit jusqu’aux premières maisons deSan-Germano le cavalier, appuyé à son bras et tenant son cheval parla bride.

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