Le cousin Henry

Chapitre 13LA GAZETTE DE CARMARTHEN

On parla beaucoup à Carmarthen du testament deM. Indefer. Les scènes qui s’étaient passées dans la maison,la production du testament, les recherches faites ensuite, lalecture de l’acte avaient donné lieu à des commentaires. Plusieurspersonnes y avaient assisté ; quelques-unes avaient étéfrappées par certaines circonstances mystérieuses. On croyaitfermement que le vieillard avait fait un testament postérieur àcelui qui avait dû être déclaré valable, et l’idée suggérée parM. Apjohn que le vieillard, à ses derniers moments, avaitlui-même détruit ce document n’était généralement pas acceptée.S’il l’avait fait, on en aurait su quelque chose. Les cendres oules menus morceaux du papier auraient été retrouvés. QueM. Apjohn crût ou ne crût pas à ce qu’il présentait commepossible, il y en avait qui n’y croyaient pas du tout. Parmi lesfermiers et les domestiques, à Llanfeare, le sentiment commun étaitqu’un acte coupable avait été commis. Ceux que leur caractère neportait pas à des jugements malveillants, comme John Griffiths, deCoed, pensaient que le testament était encore caché, et queprobablement il serait trouvé un jour. Les autres étaientconvaincus qu’il était tombé entre les mains du possesseur actuelde la propriété, qui, au prix d’un crime, avait réussi à ledétruire. Personne ne soupçonnait la vérité. Comment concevoirl’idée que l’héritier illégitime était là, le testament devant lesyeux, presque sous la main, sans l’avoir détruit, et sans en avoirrévélé l’existence ?

Au nombre de ceux qui avaient la plus mauvaiseopinion du cousin Henry étaient les deux Cantor. Quand on a vufaire une chose, il est naturel que l’on soit porté à y croire,surtout si l’on a contribué soi-même à la faire. Ils avaient étéchoisis pour signer comme témoins le testament ; ils nedoutaient pas que le testament n’existât à la mort du vieillard.Depuis, il avait pu être détruit ; il l’avait été,pensaient-ils. Mais ils ne pouvaient se figurer qu’une si grandeinjustice demeurât sans châtiment, et que le préjudice qu’ellecausait ne fût pas un jour réparé. Ne suffirait-il pas qu’un jugesût qu’ils avaient servi de témoins pour un testament, eux genshonorables, et que ce testament était en opposition avec celui quivenait d’être à tort déclaré valable ? Le jeune Cantor surtoutne se gênait pas pour le dire bien haut, et il ne manquait pasd’oreilles à Carmarthen qui recueillaient avidement sesparoles.

La Gazette de Carmarthen, journaltrès estimé dans toute la Galles du Sud, traita la question avectant d’insistance et dans des termes si énergiques que l’on sedemanda si le nouveau maître de Llanfeare ne serait pas amené à sedéfendre par le moyen d’une poursuite en diffamation. Le rédacteurn’affirmait pas que le cousin Henry eût détruit le testament, maisil donnait des détails circonstanciés sur tout ce qui s’était passéà Llanfeare, et, dans chaque numéro du journal, faisait valoir lesraisons desquelles on pouvait conclure à l’accomplissement d’unacte frauduleux. La théorie d’après laquelle le vieil Indeferaurait détruit son dernier testament sans en rien dire à personneétait absolument écartée. Le docteur l’avait vu chaque jour etaurait eu certainement connaissance de cette intention, si levieillard l’avait eue. La femme de charge, Henry Jones, l’auraientconnue. Le neveu n’avait parlé à personne de ce qui s’était passéentre son oncle et lui. Ceux qui avaient connu le vieil IndeferJones pendant tant d’années, et qui savaient combien était vif etdélicat en lui le sentiment de l’honneur, pouvaient-ils croire quele vieillard, après avoir changé les dispositions prises d’abord enfaveur de son neveu, y était revenu sans lui en rien dire ? Etpourtant, Henry Jones ne rapportait aucune parole en ce sens. HenryJones avait gardé le silence sur tout ce qui s’était passé pendantles dernières semaines ; Henry Jones avait gardé le silencequand le testament avait été lu, quand les recherches avaient étéfaites ; il continuait d’observer toujours le même silence.« Nous ne disons pas, » écrivait le rédacteur, « queHenry Jones, depuis qu’il est entré en possession de Llanfeare, asemblé craindre de se mêler à la société des personnes de sacondition. Nous n’avons pas le droit de parler ainsi. Mais notredevoir est de constater ce fait. Des circonstances se présentent,de temps en temps, où l’intérêt public exige que l’on scrute la vieprivée des individus, et nous estimons que les circonstancesactuelles sont de cette nature. » Et le style devenait de plusen plus vif, les insinuations de moins en moins dissimulées ;il était aisé de comprendre que l’on voulait réduire Henry Jones àpoursuivre en justice l’auteur de la diffamation, afin que lapartie adverse pût le soumettre lui-même à un interrogatoire et luifaire avouer ce qui avait été dit, ce qui s’était passé entre luiet son oncle, dans les quinze derniers jours de la vie duvieillard. Beaucoup pensaient que, si l’on arrivait à le fairecomparaître comme témoin, on tirerait de lui tous les aveux qu’onvoudrait, si du moins il avait des aveux à faire. Sa poltronnerieétait bien connue, exagérée même par ceux qui l’entouraient. Onracontait de lui comment il vivait toujours dans la même pièce,comment il ne sortait presque jamais de la maison, comment ilpassait toutes ses journées dans la plus complète inaction. Onexagérait la singularité de ses habitudes ; et tout Carmarthencroyait que le remords de quelque crime mystérieusement accompli lerendait incapable de remplir aucun des devoirs de la vie nouvellequ’il était appelé à mener. Quand on lui parlait, iltremblait ; quand on le regardait, il se détournait.

On recherchait curieusement quelles étaientses habitudes. – On disait que la Gazette de Carmarthenétait le seul journal qu’il eût entre les mains, et qu’il passaitdes heures entières à lire et à relire les accusations terriblesque l’on dirigeait contre lui, non ouvertement, mais à motscouverts. Les hommes de loi, et M. Apjohn lui-même, sentirentbientôt que Henry Jones, s’il était innocent, devait à l’honneur età la considération de l’ancienne famille dont il portait le nom, dese justifier en poursuivant le propriétaire du journal commediffamateur. S’il était innocent, entièrement innocent, il n’avaitaucune raison de craindre l’interrogatoire auquel le soumettrait lapartie adverse. Enfin, dans la Gazette, étaient inséréesdeux lettres du jeune Cantor, lettres évidemment diffamatoires, quin’avaient pas été rédigées par le jeune Cantor lui-même, lettresque tout Carmarthen savait avoir été écrites par l’un desrédacteurs du journal et signées par le jeune fermier ; on ydéclarait formellement que le vieil Indefer avait laissé untestament postérieur à celui qui constituait Henry Jones héritier.Quand on discuta la question de savoir si Henry Jones obtiendraitou non du jury un verdict favorable, M. Apjohn déclara que cen’était pas là l’objet principal de la poursuite. « Il devramontrer, dit-il, qu’il n’a pas peur de paraître devant une cour dejustice. »

Mais il en avait peur. Quand nous l’avonslaissé, après sa visite à Coed, il ignorait encore les attaquesdirigées contre lui. Le lendemain, il reçut un premier numéro dujournal, puis d’autres régulièrement. Après avoir lu le premier, ilne put s’empêcher de lire les suivants. Ils étaient introduits dansla maison à mesure qu’ils s’imprimaient, et l’on disait dansCarmarthen qu’il buvait jusqu’à la dernière goutte l’amer venin quela plume du rédacteur y distillait à son intention. En vain ils’efforçait de cacher le journal ou de paraître le recevoir avecindifférence. Mrs. Griffith savait toujours où il l’avaitmis ; elle savait qu’il l’avait lu en entier. Le cousin Henryavait accepté qu’elle et le sommelier ne demeurassent plus qu’unmois à Llanfeare, au lieu de trois mois, comme ils l’avaientoffert ; le mois était écoulé, le sommelier était parti,Mrs. Griffith et les deux autres femmes restaient, sans direpourquoi elles avaient changé d’avis. Quant au cousin Henry, ilétait trop faible de caractère, il avait trop peur, il était tropcomplètement absorbé par l’horreur de sa situation, pour leurdemander quand elles s’en iraient.

Il comprenait parfaitement à quoi visait lejournaliste qui l’attaquait ainsi, et sentait vivement le danger desa position. On disait de lui certaines choses, on insinuaitcertaines accusations qu’en lui-même il déclarait être fausses. Iln’avait ni détruit ni même caché le testament. Il avait eu l’idéebien innocente de prendre un livre laissé sur une table et de leremettre à sa place. Quand tous ces fureteurs étaient venus àLlanfeare faire si négligemment des recherches mal conduites, iln’avait pas dissimulé le livre. Il l’avait laissé sur son rayon, àportée de leurs mains. Qui donc oserait dire qu’il avait étécoupable ? Si l’on trouvait maintenant le testament, quipourrait avoir raisonnablement la pensée de l’accuser defraude ? Alors même qu’on saurait tout, on ne pourrait que leproclamer innocent, à moins qu’on n’eût, par impossible, surpris cefurtif coup d’œil qu’il lançait par moments du côté du livre. Etpourtant, il se connaissait assez pour savoir qu’il manqueraitd’énergie et d’assurance devant une cour de justice, et perdrait latête, s’il lui fallait répondre aux questions insidieuses etsoutenir les regards malveillants de l’avocat de son adversaire.Ses jambes ne le porteraient pas, quand il aurait à traverser lasalle. Les paroles ne sortiraient pas de sa bouche, il tremblerait,frissonnerait et défaillirait devant l’assistance. Il lui étaitplus facile de se jeter dans la mer du haut des rochers où il avaiteu un songe, que de se rendre dans une cour de justice, pour yraconter à sa façon l’histoire du testament. On ne pouvait leforcer à y aller. L’action, s’il y en avait une, devait êtreintentée par lui. Il n’existait aucune preuve d’après laquelle onpût l’inculper de crime capital ou même de fraude. On ne pouvait letraîner devant la cour. Mais il savait que tout le mondes’attendait à le voir paraître, s’il était un honnête homme, devantla justice, à dénoncer la calomnie et à défendre ainsi l’honneur deson nom. Et comme il manquait chaque jour à remplir ce devoir, ilavouait lui-même sa culpabilité. Et cependant, il ne pourraitparaître en justice, il le savait bien.

N’y avait-il aucun moyen de sortir de cettehorrible position ? Il voyait bien maintenant que lapropriété, si considérable qu’elle fût, lui coûtait plus detourments qu’elle n’avait de valeur pour lui. Non, elle n’avaitplus de valeur à ses yeux. C’était un bien maudit dont il se seraitvite débarrassé, s’il pouvait seulement se dégager de toutes cesdifficultés, conséquences de l’héritage. Mais comment sortir decette position ? S’il tirait le testament du livre, s’il leportait lui-même à Carmarthen, se déclarant prêt à livrer lapropriété à sa cousine, n’y aurait-il encore personne pour penseret pour dire que le testament avait été en sa possession depuis lamort de son oncle, et que la peur seule l’avait amené à s’endéfaire ? N’y aurait-il personne pour penser et pour direqu’il l’avait caché de ses propres mains ? Serait-il encorel’homme désintéressé et généreux dont on aurait admiré les noblessentiments, si, lors de la lecture du testament, il avait remis àM. Apjohn le livre et l’important papier qu’ilcontenait ?

Il pensait avec consternation à la sottisequ’il avait faite de laisser échapper l’occasion d’une si glorieuseconduite. Maintenant, il ne voyait plus d’issue. Il avait beauquitter tous les jours la chambre aux livres, personne ne trouvaitle testament. Si quelqu’un avait mis la main sur le papier, ill’aurait béni ; mais non, personne ne le trouvait. Cet infâmejournal mentait, pensait-il avec amertume, en disant qu’il nequittait pas la pièce. Tous les jours, il errait par la propriétépendant une heure ou deux, sans parler d’ailleurs à personne, sansregarder personne. En cela, le journal avait dit vrai. Mais c’étaità tort qu’on l’accusait de se tenir comme emprisonné, du moinsdepuis le jour où il avait reçu, à ce sujet, les reproches de lafemme de charge. Personne ne touchait le livre. Il en était presqueà penser que, laissât-il le papier ouvert sur la table, personnen’aurait l’idée de le lire. Et il était là, toujours caché dans lesfeuilles du livre de sermons, ce poids dont son cœur étaitoppressé, ce cauchemar qui le privait de sommeil, et il ne pouvaits’en délivrer ! Oui, vraiment, la propriété ! Oh !que ne pouvait-il être rendu à sa vie de Londres, sa cousine étantdame et maîtresse de Llanfeare !

John Griffiths, de Coed, avait promis de luifaire visite ; mais trois semaines s’étaient passées déjà sansqu’il parût. Il vint un matin et vit son propriétaire seul dans labibliothèque. « C’est aimable à vous, monsieurGriffiths, » dit le cousin Henry, faisant un effort pourprendre les manières dégagées d’un homme dont le cœur estléger.

« Je suis venu, monsieur Jones, dit lefermier d’un ton grave, pour vous dire quelques mots qu’il faut quel’on vous dise.

– Qu’est-ce donc, monsieurGriffiths ?

– Ce n’est pas, monsieur Jones, que jesois homme à me mêler des affaires des autres, surtout des affairesde mes supérieurs.

– J’en suis certain.

– Moins encore de celles de monpropriétaire. » Il s’arrêta alors ; mais, le cousin Henryne pouvant trouver un mot à lui dire, soit pour l’arrêter, soitpour l’encourager à poursuivre, il fut forcé de continuer.« Il m’a bien fallu lire toutes ces choses qui sont écritesdans la Gazette de Carmarthen. » Le cousin Henrydevint pâle comme un mort. « Nous avons tous dû les lire. Jereçois ce journal depuis vingt ans ; mais aujourd’hui onl’envoie à tous vos fermiers, qu’ils le payent ou non.Mrs. Griffith l’a dans la cuisine. Je suppose qu’on vousl’envoie à vous aussi.

– Oui, il arrive ici, » dit lecousin Henry, s’efforçant faiblement de sourire.

– Et vous avez lu ce qu’ilsdisent ?

– Oui, presque tout.

– Ils ont été bien durs pour vous,monsieur. » Le cousin Henry affecta de rire, mais son rireétait affreux. « Bien durs, continua le fermier. J’ai senticomme un frisson en lisant tout cela. Savez-vous ce qu’ils veulentdire, monsieur Jones ?

– Je crois le savoir.

– Ils veulent dire que vous avez volé lapropriété à votre cousine, miss Brodrick ! » Le fermierprononça solennellement ces paroles, en les détachant et en lesaccentuant. « Je ne dis pas que ce soit vrai, monsieurJones.

– Non, non, non, » balbutia lemalheureux d’une voix étranglée.

« Non, vraiment. Si je le croyais, je neserais pas ici pour vous le dire. Si je suis venu, c’est que jepense que l’on vous calomnie !

– On me calomnie ! on mecalomnie !

– Je le pense ; j’en suis certain.Je ne sais pas quel est ce mystère, si mystère il y a ; maisje ne crois pas que vous ayez dépouillé cette pauvre dame, votrecousine, en détruisant un acte aussi important que le testament devotre oncle.

– Non, non, non.

– Y a-t-il au fond de tout cela quelquesecret que vous puissiez dire ? »

Consterné, terrifié, paralysé par l’angoisse,le cousin Henry restait assis, silencieux, devant soninterlocuteur.

« S’il y en avait un, monsieur, vousferiez mieux de le confier à quelqu’un. Votre oncle me connaissaitdepuis plus de quarante ans et avait une entière confiance en moi.Je ferais volontiers quelque chose pour son neveu. S’il y a quelquechose à révéler, parlez en homme. »

Le cousin Henry ne sortait pas de son silence.Il ne pouvait ni prendre le courage de nier qu’il existât unsecret, ni se résoudre à tirer le livre de son rayon et à montrerle testament. Il hésitait, et cette hésitation même prouvait saculpabilité à l’homme qui l’observait. « Oh ! monsieurGriffiths, s’écria-t-il après quelques moments, voulez-vous êtremon ami ?

– Sans doute, monsieur Jones, si je puisl’être – honnêtement.

– On m’a cruellement traité.

– C’est pour vous une dure épreuve, ditM. Griffiths.

– Terrible, cruelle ! » Et ilse tut de nouveau, s’efforçant de se résoudre à quelque chose, devoir à l’aide de quels moyens il pourrait sortir de cet enfer. S’ilexistait des moyens, peut-être arriverait-il, avec le concours decet homme, à se dégager d’une si terrible situation. Mais, tandisque l’homme l’observait en silence, son esprit ne trouvait rien,rien.

« Il n’y a pas de mystère, »balbutia-t-il enfin.

– Aucun ? » dit sévèrement lefermier.

« Pas de mystère. Quel mystèrepourrait-il y avoir ? Mon oncle a fait un testament en mafaveur ; je n’ai rien détruit. Je n’ai rien caché. Je n’airien fait. Si le vieillard a changé souvent d’intentions, faut-ilm’en blâmer ?

– Alors, monsieur Jones, pourquoi ne pasaller dire tout cela devant la justice – en prêtantserment ?

– Qu’ai-je à faire pour cela ?

– Allez trouver M. Apjohn, etparlez-lui avec l’énergie d’un homme. Demandez-lui d’intenter, envotre nom, au journal une poursuite en diffamation. Il y aura uneenquête. Vous serez appelé comme témoin, et vous pourrez racontertoute votre affaire – sous la foi du serment. »

Le cousin Henry, pâle, épouvanté, gémissant,murmura quelque chose qui signifiait qu’il y penserait.M. Griffiths le quitta. En entrant dans la chambre, le fermierétait convaincu de l’innocence de son propriétaire ; quand ilsortit, cette conviction n’existait plus en lui.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer