Le cousin Henry

Chapitre 23LA DEMANDE D’ISABEL

Les nouvelles furent bientôt connues àCarmarthen. On avait trouvé un nouveau testament, d’après lequelmiss Brodrick allait devenir propriétaire de Llanfeare, et – ce quiétait bien plus important à ce moment pour les habitants deCarmarthen – le procès n’aurait pas lieu. Voici quelle étaitl’explication qui avait cours : M. Apjohn avait eul’habileté de trouver le testament. L’acte avait été enfermé dansun livre de sermons, et M. Apjohn, se rappelant tout à coupque le vieillard lisait des sermons peu de temps avant sa mort,était allé droit au volume. Il y avait trouvé en effet letestament, dont la validité avait été reconnue par l’infortunépseudo propriétaire. Henry Jones reconnaissait sa cousine commehéritière et pensait qu’il était inutile de continuer la poursuite.Voilà ce que l’on racontait, et M. Apjohn, qui sentait bienque l’histoire n’était pas acceptée facilement, faisait de sonmieux pour expliquer qu’on ne pouvait raisonnablement attendre d’unhomme dépouillé tout à coup d’une belle propriété qu’il parûtdevant la cour pour y subir l’interrogatoire deM. Cheekey.

« Je sais bien tout cela, » disaitM. Apjohn, quand le propriétaire du journal lui faisaitremarquer qu’il y avait toujours diffamation, que M. Jones fûtou ne fût pas le propriétaire de Llanfeare. « Je sais biencela ; mais vous ne pouvez attendre qu’un homme viennes’embarrasser encore de difficultés et se faire dire des chosesdésagréables, au moment où il éprouve un si terrible malheur. Vousavez attaqué à votre aise, et vous n’en serez point puni :cela devrait vous suffire.

– Et qui payera les frais ? demandaM. Evans.

– Vous, naturellement, vous n’aurez rienà payer, » dit M. Apjohn en se grattant la tête. Gearyréglera tout cela avec moi. Ce serait ce pauvre diable de cousinHenry qui devrait payer.

– Il n’aurait pas l’argentnécessaire.

– En tout cas, j’arrangerai les chosesavec Geary. N’ayez pas d’inquiétude. »

Cette question des frais fut très discutée àCarmarthen. Qui payerait les longs mémoires des hommes de loi, etles voitures de louage qui plusieurs fois, avaient fait le trajetde Carmarthen à Llanfeare ? En dépit des explications bienintentionnées de M. Apjohn, le public de Carmarthen étaitabsolument convaincu que le cousin Henry avait caché le testament.S’il en était ainsi, il ne devait pas seulement payer tous lesfrais, mais encore être envoyé en prison et jugé au criminel. Lejeudi et le vendredi, l’opinion lui fut très défavorable. S’ils’était montré dans la ville, on aurait été presque jusqu’à lemettre en pièces. Le tuer, vendre sa carcasse pour ce qu’ellepouvait valoir, et diminuer ainsi les dépenses faites à cause delui semblait être la chose la plus juste du monde. M. Apjohnétait naturellement le héros du moment, et c’était lui, à ce quel’on pensait, qui aurait à payer les frais. Tous ces proposarrivèrent aux oreilles de M. Brodrick et l’amenèrent à direquelques mots à M. Apjohn.

« Cette affaire, dit-il, seranaturellement à la charge de la propriété.

– Quelle affaire ?

– Le procès qui n’aura pas lieu, et toutle reste.

– Le procès n’a rien de commun avec lapropriété.

– Le procès et la propriété ne fontqu’un. Je vous le dis, parce que j’ai l’intention, comme pèred’Isabel, de m’occuper ensuite de tout cela.

– En vérité, Brodrick, » dit l’avouéde Carmarthen avec cet air triomphant qu’on lui avait vu si souventdepuis la découverte du testament, « cette affaire a été pourmoi la cause d’un si vif plaisir que je me soucie de mes dépensescomme d’un fétu. Si je paye de ma bourse tous les frais, depuis lecommencement jusqu’à la fin, au moins aurai-je eu de lasatisfaction pour mon argent. Peut-être miss Isabel merécompensera-t-elle en me faisant faire un jour sontestament. »

Tels étaient les sentiments, tels étaient lespropos à Carmarthen. Disons seulement, avant de quitter cetteville, que les opérations nécessaires pour établir la validité dudernier testament et pour annuler le précédent, pour déposséder lecousin Henry et pour mettre Isabel en pleine jouissance de sonnouveau titre, furent terminées aussi promptement que cela futpossible, grâce à l’activité combinée de M. Apjohn et de tousses clercs.

Le cousin Henry, auquel nous pouvons direadieu maintenant, fut autorisé à rester enfermé dans Llanfearejusqu’à ce qu’il eût apposé sa signature sur le dernier des actesnécessaires. Personne ne lui dit un mot, personne ne vint le voir.S’il y eut quelques curieux qui rôdèrent aux environs, avecl’espoir d’apercevoir le pseudo propriétaire, ils furentdésappointés.

Mrs. Griffith, d’après lesrecommandations de l’avoué, fut plus polie avec lui qu’auparavant.Elle s’efforça de lui faire de bons petits plats et de le consolerpar des morceaux friands. Aucun fermier ne parut devant lui ;pas une parole dure ne lui fut adressée, même par le jeune Cantor.Tout cela diminuait un peu le chagrin du cousin Henry ; et cefut un autre grand soulagement pour lui que d’apprendre qu’ilpouvait rentrer à Londres dans sa place.

La Gazette de Carmarthen, la dernièrefois qu’elle parla des affaires de Llanfeare, déclara simplementque le testament valable avait été enfin trouvé, et que miss IsabelBrodrick avait été rétablie dans ses droits. Les directeurs de lacompagnie où le cousin Henry était employé crurent que leur clercavait été plus à plaindre qu’à blâmer.

Quant au cousin Henry lui-même, il sera, de lapart de nos lecteurs, nous l’espérons, l’objet de quelquecompassion. Il avait été attiré à Llanfeare par des promesses quidevaient n’être pas tenues. Victime d’un traitement injurieux etinjuste, et déshérité, il était assez naturel qu’il eût l’idée dese venger, quand l’occasion s’en présenta à lui. Ne pas faire toutce que commande la justice est, pour celui qui a quelqueconscience, plus facile que de commettre un acte évidemmentfrauduleux ! Enfin, sa conscience le sauva, et M. Apjohnavait peut-être raison de dire qu’on lui devait beaucoup dereconnaissance pour n’avoir pas détruit le testament ; il futamplement récompensé d’avoir reculé devant le crime.

Aussitôt qu’on put réaliser de l’argent sur lapropriété, quatre mille livres lui furent comptées : c’étaitla somme dont le vieil Indefer Jones voulait charger la propriétéen faveur d’Isabel, au moment où il avait cru devoir ladéshériter.

Nous pouvons ajouter que, malgré la notoriétéde l’affaire dans le comté de Carmarthen, on ne sut presque rien àLondres de la conduite coupable du cousin Henry.

Revenons maintenant à Hereford. Les deuxavoués furent d’avis qu’il ne fallait pas faire connaîtresur-le-champ à Isabel le changement heureux de sa position.« Il y a souvent si loin de la coupe aux lèvres, » ditM. Apjohn à M. Brodrick. Mais dès le commencement de lasemaine suivante, M. Brodrick porta lui-même les nouvelleschez lui.

« Ma chère enfant, » dit-il à Isabelaussitôt qu’il fut seul avec elle, et après l’avoir avertie qu’ilavait à lui faire une communication très importante, « aprèstout, votre oncle Indefer a fait un autre testament.

– J’en étais certaine, mon père.

– Comment en étiez-vouscertaine ?

– Il me l’a dit, mon père.

– Il vous l’a dit ! Vous ne m’enaviez jamais parlé.

– Il me l’a dit – au moment de mourir. Àquoi servait-il d’en parler ? Mais comment a-t-il ététrouvé ?

– Il était caché dans un livre de labibliothèque. Aussitôt que les opérations nécessaires auront étéfaites, Llanfeare vous appartiendra. Il est mot pour mot le mêmeque celui qu’il avait signé avant de faire venir votre cousinHenry.

– Alors le cousin Henry ne l’a pasdétruit ?

– Non, il ne l’a pas détruit.

– Ni caché dans un endroit où l’on ne pûtpas le trouver ?

– Ni caché.

– Combien j’ai été coupable et injusteenvers lui !

– Quant à cela, ne disons rien, Isabel.Vous n’avez pas été injuste envers lui. Mais ne parlons plus detout ce passé. Vous voilà donc l’héritière de Llanfeare.

Naturellement, il lui raconta ensuite leschoses en détail – comment le testament avait été trouvé par lecousin Henry, qui avait commis la faute de n’en pas révélerl’existence ; mais il fut convenu entre eux qu’aucune parolemalveillante ne serait désormais prononcée dans la famille contreleur infortuné parent. Il aurait pu leur faire un tort irréparable,et il ne l’avait pas fait.

« Papa, » dit-elle à son père, quandils se retrouvèrent seuls le même soir, « il faut dire toutcela à M. Owen. Racontez-lui tout ce que vous m’avezraconté.

– Certainement, ma chérie, si vous ledésirez.

– Je le désire.

– Pourquoi ne vous donneriez-vous pas leplaisir de le lui apprendre vous-même ?

– Ce ne serait pas un plaisir ;aussi est-ce vous que j’en charge. Mon plaisir, si plaisir il y a,ne viendra qu’après. Je voudrais qu’il sût tout, avant que je levoie moi-même.

Il aura certainement quelque idée insensée,dit le père en souriant.

– Je veux qu’il ait son idée, insensée ounon, avant de le voir. Si vous pouvez aller le trouver le plus tôtpossible, je vous en serai obligée. »

Isabel, quand elle se trouva seule, eut aussison triomphe. Elle était loin d’être insensible au plaisir dedevenir héritière. Pendant une période de sa vie, elle s’étaitregardée comme le possesseur assuré de Llanfeare, et elle avait étéfière de cette haute position. Les fermiers l’avaient connue commela future propriétaire des terres qu’ils cultivaient ; ilsavaient conçu pour une elle sincère affection et la lui avaienttémoignée. Elle connaissait toutes les dépendances de la propriété,toutes les bornes, tous les champs. Elle savait quels étaient lespauvres à secourir, quels étaient les besoins de la petite école.Tout, à Llanfeare, avait un intérêt pour elle. Ensuite étaitsurvenu ce changement soudain dans les dispositions de son oncle –cette idée nouvelle de devoir – et elle avait héroïquement supportéla ruine de ses espérances. Non seulement elle ne lui avait jamaisdit un mot de reproche, mais elle s’était juré à elle-même que,dans le secret même de son cœur, elle ne le blâmerait jamais. Ungrand coup l’avait frappée, mais elle l’avait accepté de la main duTout-Puissant – comme un mal physique, la cécité ou la paralysie.Elle se promit de tenir cette conduite, et elle eut l’énergied’être fidèle à la parole qu’elle s’était donnée. Un moment abattuepar le coup, elle s’était relevée aussitôt, et, après un jour deméditation, elle avait repris sa tâche avec courage. Puis étaientvenues la dernière maladie de son oncle, ces paroles à peinearticulées, la mort du vieillard, et la conviction que son cousinétait un criminel. À ce moment, elle avait été malheureuse, et lalutte contre la mauvaise fortune lui avait semblé difficile àsoutenir. Ajoutez à cela les reproches de sa belle-mère et la peineque sa résolution avait causée à son père. La maison dans laquelleelle était rentrée avait été pour elle un triste séjour. Elle avaitpris ensuite la pénible résolution de ne pas donner sa main àl’homme qui l’aimait et qu’elle aimait si tendrement. Elle étaitconvaincue que sa conduite était dictée par des sentimentsdélicats, et pourtant elle était mécontente d’elle-même. Elle étaitdécidée à être fidèle à sa résolution, et elle craignait que sarésolution ne fût pas bonne. Elle avait refusé M. Owen quandelle était riche ; devenue pauvre, sa fierté l’avait empêchéed’aller à lui. Elle avait persévéré dans sa détermination, maiselle avait déjà commencé à comprendre que sa fierté était unemauvaise fierté.

Le jour du triomphe était enfin venu. Ses yeuxbrillaient de joie, quand elle pensait, quand elle sentait qu’elleallait pouvoir donner le bonheur en le recevant. Oui, sans doute,il aurait tout d’abord une idée déraisonnable, comme l’avait ditM. Brodrick ; mais elle le ramènerait à la raison. Femme,elle triompherait d’un homme. Il avait raillé son obstination àelle, jurant qu’il la vaincrait ; ce serait elle qui vaincraitcertainement l’obstination de celui qu’elle aimait.

Pendant un jour ou deux, on ne vit pasM. Owen. Elle apprit de son père qu’il avait été mis aucourant des nouvelles, mais elle ne sut pas autre chose.M. Owen ne parut plus à la maison ; elle s’y attendaitd’ailleurs. Sa belle-mère devint tout à coup gracieuse – n’hésitantpas à expliquer que le changement de son attitude était causé parle changement de la position d’Isabel.

« Ma chère Isabel, » dit-elle,« quelle différence ! Vous allez être une riche dame, etvous n’aurez pas à vous préoccuper du prix des bottines. » Lessœurs parlaient avec la même franchise et avaient pour Isabel unesorte d’admiration respectueuse.

Trois ou quatre jours après le retour deM. Brodrick, Isabel mit son châle et son chapeau et alla seulechez M. Owen. Elle connaissait ses habitudes, et savait qu’onle trouvait généralement chez lui une heure avant son dîner. Cen’était pas le moment, se disait-elle, d’être formaliste. Leursrelations avaient été trop familières pour qu’elle vît quelqueinconvenance dans sa démarche ; peu lui importait ce qu’on enpenserait. Néanmoins, elle rougit sous son voile, quand elledemanda à la porte si M. Owen était chez lui. M. Owenétait chez lui, et on la fit entrer dans le salon.

« William, » dit-elle – malgré leurintimité, elle ne l’avait jamais appelé William auparavant –« Vous avez appris les nouvelles ?

– Oui, j’en ai eu connaissance, »dit-il d’un ton très sérieux, sans ce sourire avec lequel il avaitjusque-là accueilli les objections d’Isabel.

« Et vous n’êtes pas venu meféliciter ?

– J’aurais dû le faire. Je conviens quej’ai mal agi.

– Mal – très mal ! Commentpouvais-je être heureuse de me voir rétablie dans mes droits, sivous n’étiez pas heureux avec moi ?

– Cela ne me regarde pas, Isabel.

– Au contraire, absolument, monsieur.

– Non, ma chère.

– Ce changement est considérable pourmoi ; sans vous, il me laissera indifférente. Vous le savez,je suppose ? » Elle attendit sa réponse. « Vous lesavez, n’est-ce pas ? Vous connaissez mes sentiments pourvous ? Pourquoi ne me répondez-vous pas ? Hésitez-vous àle faire ?

– Les événements nous ont séparés,Isabel.

– Rien ne peut nous séparer. » Elles’arrêta un moment. Elle avait pensé à cette entrevue, mais il luifallait recueillir ses pensées avant d’exécuter son projet. Elleavait son plan tout prêt ; mais il lui fallait d’abord faireappel à son courage, à sa fermeté. Elle s’approcha de lui, leregardant en face, tandis que M. Owen se reculait un peu,comme pour se soustraire au danger de ce voisinage trop proche.« William, » dit-elle, « prenez-moi dans vos bras etdonnez-moi un baiser. Combien de fois me l’avez-vous demandépendant ce dernier mois ! Je suis venue pour cela. »

Il resta un moment immobile, comme si, aprèsavoir rassemblé toute son énergie, il devait être assez fort pourrésister à cette demande. Mais il fut bientôt vaincu : il laprit dans ses bras, la serra contre sa poitrine, couvrit de baisersses lèvres, son front, ses joues – tandis qu’Isabel, qui avaitobtenu ce qu’elle voulait, essayait en vain de se dégager de ceslongs embrassements.

« Maintenant, je serai votre femme,dit-elle enfin, lorsqu’elle eut pu reprendre haleine.

– Cela ne devrait pas être.

– Comment, après tout cela ?osez-vous le dire ? – après tout cela ? Vous ne pourriezplus marcher la tête haute. Dites, dites-moi que vous êtes heureux.Pensez-vous que je puisse l’être, sinon avec vous ? »Naturellement il lui donna toutes les assurances possibles ;et Isabel n’eut pas à répéter sa demande.

« Je vous prie, M. Owen, désormais,de venir à moi, pour ne pas m’obliger d’aller à vous. Ma démarchem’a été désagréable ; elle a été coupable et donnera lieu àbien des propos. Il a fallu, pour m’y déterminer, que j’eussel’intention bien arrêtée de vous imposer ma volonté. »Naturellement encore, il lui promit de lui éviter désormais un teldésagrément.

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