Le cousin Henry

Chapitre 10LE COUSIN HENRY FAIT UN RÊVE

Ce qui venait de se passer entre lui etMrs. Griffith fit comprendre au cousin Henry qu’il devaitsortir et se montrer dans le voisinage. Cette femme avait eu raisonde dire que sa réclusion était mystérieuse, et le mystère étaitsurtout ce qu’il devait éviter. Il aurait dû le sentir plustôt ; il aurait dû y penser lui-même et prévenir lesremontrances d’une domestique. Maintenant, il ne pouvait queréparer cette faute par sa conduite future, et tâcher de détruireles soupçons qui avaient pu naître. À peine Mrs. Griffithl’avait-elle quitté qu’il se prépara à sortir. Mais il pensa qu’ilne devait pas paraître céder sur-le-champ aux avis d’uneservante ; il s’assit de nouveau et remit au lendemain ou ausurlendemain la visite qu’il avait eu l’idée de faire à l’un desfermiers. Il s’assit, mais en tournant le dos au rayon, de peurque, par la fenêtre, on n’épiât son attitude.

Le lendemain matin une lettre deM. Apjohn lui fournit l’occasion de sa première sortie. Ilfallait que la déclaration relative au testament fût faite devantun certain fonctionnaire, à Carmarthen ; et, comme les piècesnécessaires avaient été préparées dans les bureaux de l’hommed’affaires, le cousin Henry était invité à se rendre à Carmarthenpour l’accomplissement de cette formalité. Immédiatement après, ildevait être mis en pleine possession de la propriété.M. Apjohn l’informa aussi qu’il avait préparé l’acte parlequel la propriété devait être chargée des quatre mille livresattribuées par le vieillard à Isabel. Le cousin Henry s’engageait àlui payer deux cents livres par an pendant les deux premièresannées, et, après ce temps, à lui compléter la somme. C’était uneoccasion de quitter la maison et d’aller jusqu’à Carmarthen. Ilavait à sa disposition les chevaux et la voiture dans laquelle onpromenait le vieillard dans la propriété, et le vieux cocher, quiservait dans la maison depuis vingt ans. Il donna ses ordres, etrecommanda que les chevaux fussent attelés à deux heures, pour êtreexact au rendez-vous que l’homme d’affaires lui avait donné pourtrois heures. Il envoya l’ordre à l’écurie par le sommelier, et, enle donnant, il sentit combien il lui était difficile de prendre leton naturel d’un maître qui parle à ses serviteurs.

« La voiture ? monsieur, » ditle sommelier stupéfait. Le propriétaire de Llanfeare dut alorsexpliquer à son domestique qu’il devait aller voir son hommed’affaires à Carmarthen.

Prendrait-il ou ne prendrait-il pas le livreavec lui ? C’était un fort volume, qu’il n’était pas facile decacher dans une poche. Il pouvait sans doute emporter un livre aveclui, pour le lire dans la voiture ; mais alors, lesdomestiques remarqueraient quel livre il avait choisi. Il compritbientôt que le volume devait rester à sa place. Il pouvait prendrele testament et le tenir, à l’abri de tous les regards, dans lapoche de sa redingote. Mais tirer le testament de sa cachette, legarder sur lui, à moins que ce ne fût avec l’intention d’en révélerimmédiatement l’existence, ce serait là, pensait-il, entrer dans lavoie du crime. Ce serait agir que d’enlever le testament du livreoù l’avait laissé le vieillard, et sa sûreté exigeait qu’ildemeurât absolument passif. S’il avait une attaque d’apoplexie,s’il tombait et se blessait, et que le papier fût trouvé sur sapersonne ? Il y aurait alors une intervention de la police, ilserait emprisonné, il aurait, à entendre les cris d’indignation dela foule, à baisser les yeux devant le regard menaçant dujuge ; puis, après une sentence bientôt rendue, à passer touteune vie maudite au milieu des voleurs et des criminels ! Alorsrésonnerait à son oreille le commandement de Dieu : « Tune déroberas point ! » Le remords l’accablerait à jamais.Mais ne point parler du testament, n’y pas toucher, n’être enaucune façon responsable de la place qu’il occupait là, sur lerayon, ce n’était pas voler. Jusqu’alors l’idée qu’il commît un« crime » n’avait pas pénétré dans sa conscience. Mais ceserait un crime d’avoir le testament dans sa poche, à moins que cene fût pour en révéler généreusement l’existence, pensée qu’ilavait eue si souvent.

Quelques minutes après deux heures, il quittala chambre, non sans pouvoir s’empêcher de jeter un rapide regardvers le livre. Il était là, à sa place. Oh ! qu’il leconnaissait bien ce livre ! Il y avait, en bas, sur le dos dela reliure, une petite tache qui y avait été faite par accident.Pour lui, cette tache distinguait le volume entre mille autres. Illui semblait presque prodigieux qu’une tache d’un aspect siparticulier n’eût pas tout d’abord signalé le livre, dans lesrecherches qui avaient été faites. Mais il était là, il le laissa,exposé à la chance d’une découverte. Qu’on fondît sur le volume,aussitôt après sa sortie de la chambre, on ne pourrait pasl’accuser, lui Henry, parce qu’un livre contenait un testament.

Il alla à Carmarthen, et là son courage futsoumis à une terrible épreuve. Il avait à déclarer devant unmagistrat que, à sa connaissance, le testament qui allait êtrevalidé était le dernier qu’eût fait Indefer Jones. SiM. Apjohn l’eût averti dans sa lettre de la formalité qu’ilaurait à accomplir, il aurait trouvé le moyen de s’éviter la fauted’un si coupable mensonge ; il aurait eu le temps de méditeret de prendre une résolution. Si M. Apjohn lui avait dit, àson arrivée, ce qu’on allait exiger de lui, avant le moment décisifil aurait pu réfléchir un instant, et cette hésitation, en présencede l’homme d’affaires, aurait fait connaître sur-le-champ lavérité. Mais il fut conduit devant le magistrat dans une complèteignorance de la nécessité où il allait être de mentir ; et,avant qu’il pût réunir ses idées, la fausse déclaration étaitfaite.

« Vous comprenez, monsieur Jones, »dit l’homme d’affaires en présence du magistrat, « que, dansnotre pensée, il est toujours possible qu’on trouve un testamentpostérieur.

– Je le comprends, grogna lemalheureux.

– Il est bon que vous ne perdiez pas devue cette éventualité, » dit d’un ton sévère M. Apjohn,« dans votre intérêt, bien entendu. »

Ce fut tout sur ce sujet. On lui donnait àcomprendre que Llanfeare était alors en sa possession, mais qu’ilétait possible qu’il en fût dépouillé dans la suite.

On traita ensuite de l’affaire de la charge àmettre sur la propriété en faveur d’Isabel. Les actes étaientprêts : il n’y manquait que la signature du nouveaupropriétaire.

« Mais elle a refusé de recevoir un soude moi, » dit Henry, en hésitant au moment de signer.Rendons-lui la justice de dire que, malgré sa haine pour sacousine, il n’hésitait pas à lui donner cette somme. Pour ce qui leconcernait, il lui assurait volontiers les quatre mille livres.

L’homme d’affaires ne comprit pas la pensée deson client. « J’aurais cru, monsieur Jones, » dit-il avecun redoublement de sévérité « que vous vous seriez fait undevoir de restituer à votre cousine l’argent dépensé par votreoncle pour acheter une terre qui vous appartient aujourd’hui.

– Eh ! qu’y puis-je faire, si ellene veut pas le recevoir ?

– Ne pas le recevoir ? Ce seraitabsurde. Dans une affaire de cette importance, elle seranaturellement guidée par son père. Elle ne vous devra pas pour celade reconnaissance. L’argent doit être considéré comme luiappartenant, et vous ne ferez que lui restituer ce qui estréellement à elle.

– J’y consens très volontiers. Je n’y aifait aucune difficulté, monsieur Apjohn. Je ne comprends paspourquoi vous me parlez sur ce ton, comme si j’avais hésité uninstant. » Néanmoins, le regard de l’homme d’affaires restasévère, sévère aussi le ton avec lequel il parla au pauvre garçonquand il quitta les bureaux. Il était bien malheureux ! Ilétait si évident pour lui que tout le monde le soupçonnait. Ilétait prêt à retirer de sa poche une grosse somme d’argent pour ladonner à sa cousine, qui l’avait insulté, à signer avecempressement l’acte, au moment où on le lui présentait, et sa bonnevolonté était récompensée par des paroles sévères et desreproches ! Oh ! maudit testament ! Pourquoi sononcle l’avait-il arraché au calme et au bien-être de son anciennevie de Londres ?

Quand il rentra dans la bibliothèque, ils’assura que le volume n’avait pas été touché. Il n’était pas toutà fait sur la même ligne que les deux livres voisins ; ilétait plus enfoncé d’un demi-centimètre. Henry l’avait siattentivement observé qu’il était impossible qu’il ne vît pas sil’on était allé au rayon. Il ne s’approcha pas ; il put voirde la table que le livre n’avait pas été déplacé. Il prit alors larésolution de ne plus le regarder, à moins qu’il ne se décidât àrévéler ce qu’il contenait. Son cou s’endolorit par les effortsqu’il fit pour le tenir immobile.

Cette nuit, il écrivit la lettre suivante à sacousine :

« Ma chère Isabel,

« Je suis allé aujourd’hui à Carmarthen,et, en présence de M. Apjohn, j’ai signé un acte par lequelune charge de quatre mille livres, en votre faveur, est mise sur lapropriété, il a établi que vous aviez tout droit à recevoir cetargent, et j’ai été de son avis. Je n’ai jamais hésité là-dessus,depuis la lecture du testament de mon oncle. L’agent qui reçoit lesrentes vous remettra cent livres tous les six mois, pendant lesdeux années suivantes. Après ce temps, j’aurai pu réaliser del’argent, et vous serez complètement payée.

« Vous n’avez pas à considérer ce que jefais comme une faveur. J’ai parfaitement compris ce que vous m’avezdit. Je ne le méritais pas, je pense, et, après tout ce que m’afait souffrir cette affaire de testament, vos paroles ont été biencruelles. Ce n’est pas ma faute si mon oncle a changé plusieursfois ses intentions. Je ne lui ai jamais demandé la propriété. Jene suis venu à Llanfeare que sur son appel. Je n’ai pris possessionde la propriété que quand M. Apjohn m’a dit de le faire. Sij’ai pu vous être désagréable, ce n’est pas par ma faute. Je croisque vous devriez avoir quelques remords de ce que vous m’avez ditsitôt après la mort de notre vieil oncle !

« Mais tout cela n’a rien à faire avecl’argent, que, naturellement, vous voudrez bien recevoir. Quant àmoi, je ne crois pas que je continue à habiter Llanfeare. J’y suiscomme dans un nid de guêpes que mon oncle aurait excitées contremoi, je ne sais pourquoi. S’il vous plaisait d’y revenir vivrecomme propriétaire, sauf à me payer une certaine somme sur lesrevenus, vous seriez bienvenue à le faire. Je vous parle trèssérieusement ; pensez-y de même.

« Votre bien dévoué,

« Henry Jones »

Sa résolution au sujet du payement des quatremille livres était déjà prise quand il était revenu deCarmarthen ; mais ce ne fut que quand il eut la plume à lamain, et qu’il eut écrit le paragraphe où il se plaignait à Isabelde sa cruauté, qu’il pensa à lui faire l’offre de résider àLlanfeare. L’idée traversa rapidement son esprit et fut,sur-le-champ, mise à exécution. Qu’elle vînt à Llanfeare, qu’elle yvécût, qu’elle trouvât le testament elle-même, si cela luiplaisait. Si elle était portée aux lectures pieuses, elle aurait sarécompense. Cette conduite montrerait au moins à tout le mondequ’il n’avait peur de rien. Il resterait, pensait-il, à son bureau,si la chose pouvait s’arranger ; il abandonnerait le vaintitre de seigneur de Llanfeare, et vivrait avec tout le confortableque lui permettrait le revenu qui lui serait fait sur les rentes,jusqu’à ce que le papier fût trouvé. Tel était son dernier plan, etla lettre qui contenait la proposition fut mise à la poste.

Le lendemain, il sentit de nouveau le besoinde parcourir le voisinage, afin de faire évanouir peu à peu lessoupçons qu’avait pu faire naître sa vie mystérieuse, et il sortitpour se promener. Il descendit vers les falaises et s’assit, lesyeux fixés sur la mer. Il pensait toujours au livre. Oh ! sice livre pouvait être au plus profond de la mer, être englouti àjamais, sans que ce fût sa main qui le précipitât ! Et ildemeurait là immobile, attendant qu’il se fût écoulé un assez longtemps depuis sa sortie de la maison. Peu à peu il s’endormit et fitun rêve. Il rêva qu’il était seul dans une barque, le livre cachésous le banc, et qu’il ramait vers la haute mer, jusqu’au moment oùil pouvait être devenu invisible du rivage. Alors, il levait lelivre et allait se décharger pour toujours du poids qui l’accablait– quand arriva à la nage un homme vigoureux. L’homme observaitfixement tous ses mouvements ; il ne jeta pas le livre, et ilreconnut dans le nageur le jeune Joseph Cantor, qui avait sirésolument soutenu qu’un autre testament avait été fait.

La vision ne s’était pas encore dissipée,qu’il fut éveillé soudain, soit par un attouchement, soit par unson ; il ne put s’en rendre compte. Il leva les yeux etreconnut le jeune homme qu’il avait vu nager vers lui dans la mer.Le terrain sur lequel il était dépendait de la ferme du vieuxCantor, et la présence du fils n’aurait rien eu qui pût lesurprendre, s’il avait un peu réfléchi. Mais il lui semblait que lenouveau venu avait lu toutes ses pensées, et parfaitementinterprété le songe qu’il venait lui-même de faire.

« C’est vous, monsieur ? dit lejeune homme.

– Oui, c’est moi, dit le cousin Henry,tremblant encore sur le gazon où il était couché.

– Je ne savais pas que vous étiez ici,monsieur, je ne savais pas que vous y vinssiez jamais. Bonjour,monsieur. » Et le jeune homme s’en alla, ne se souciant pas deprolonger la conversation avec un maître qui était si peu selon songoût.

Henry rentra chez lui, toujours sousl’impression de son rêve. Le lendemain matin, il se décida à faireun nouvel effort et à vivre de la vie de tout le monde. Il sortit,prit la route qui, en passant le long de l’église, conduisait à lacrique, et, à deux milles de chez lui, arriva à la ferme de Coed,chez John Griffiths, celui des fermiers qui occupait le plus deterres. Il trouva John à la porte de son jardin, et, ayant cruremarquer qu’il était plus poli et mieux élevé que les autresfermiers en présence desquels il s’était déjà trouvé, il entra enconversation avec lui.

« Oui, monsieur, » dit JohnGriffiths, « c’est une belle journée ; les récoltespromettent d’être bonnes. Voulez-vous entrer et voir mafemme ? Vous lui ferez honneur. »

Le cousin Henry entra dans la maison et ditquelques mots à la fermière, qui ne fut pas, d’ailleurs,particulièrement gracieuse dans l’accueil qu’elle lui fit. Iln’avait pas le don de se faire bien venir des personnes de cetteclasse, et il en avait conscience. Mais enfin, il avait faitquelque chose ; il avait montré qu’il n’avait pas peurd’entrer chez un de ses fermiers. Quand il se retira, le fermier lesuivit jusqu’à la porte, et, voulant lui donner un avis amical etutile :

« Vous devriez faire quelque chose,monsieur, des terrains enclos qui sont entre les plantations dejeunes arbrisseaux et la route.

– Sans doute, monsieur Griffiths ;mais je ne suis pas fermier.

– Louez-les alors, monsieur. WilliamGriffiths sera bien content de vous en payer le fermage. Notrevieux maître n’aimait pas que sa terre passât dans d’autres mains.Dans les dernières années, il ne s’est pas occupé d’améliorer sapropriété ; mais c’est différent maintenant.

– Oui, c’est différent maintenant. Je necrois pas que je vive ici, monsieur Griffiths.

– Vous ne vivriez pas àLlanfeare ?

– Je ne le crois pas. Je ne suis pas faitpour vivre ici. Ce n’est pas ma faute ; mais, je le vois bien,on ne m’aime pas ici. » Et il s’efforçait de rire.

« On vous aimera, monsieur, si vousfaites votre devoir, si vous êtes bon pour les gens, si vous nedemandez que ce qui vous est dû. Mais peut-être n’aimez-vous pas lacampagne ?

– Il ne m’est pas agréable de vivre là oùl’on ne m’aime pas, monsieur Griffiths ; voilà la vérité.

– Qui viendra à votre place, si j’osevous le demander ?

– Miss Brodrick, si elle veut. Ce n’estpas moi qui ai demandé à mon oncle de venir ici.

– Mais ce n’est pas elle qui doit avoirla propriété ?

– Non, sans doute, pas lapropriété ; du moins, je le suppose. Mais elle aura la maison,les jardins et les terres qui dépendent immédiatement de la maison.Elle gouvernera les choses comme elle l’entendra, en partageant lesrevenus avec moi. Je lui en ai fait la proposition, mais je ne puisdire si elle l’acceptera. En attendant, si vous voulez venir mevoir de temps en temps, vous me ferez plaisir. Je ne sais pas quelmal j’ai pu faire, pour que l’on m’évite ainsi. »

Le fermier Griffiths répondit avecempressement qu’à l’occasion il irait le voir.

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