Le cousin Henry

Chapitre 11ISABEL À HEREFORD

Isabel était à peine à Hereford depuisquelques heures, que son père, comme cela était naturel, lui parlade la propriété et de la clause qui lui était relative dans letestament qui venait d’être enfin validé. Il faut dire qu’Isabelétait reçue dans la maison un peu comme une étrangère. Sabelle-mère ne désirait nullement sa présence, ses frères et sœursla désiraient à peine, et son père lui-même n’avait pas vivementsouhaité sa venue. Elle et sa belle-mère ne s’étaient jamaisbeaucoup aimées. Isabel était intelligente ; elle avaitl’esprit élevé, mais un caractère énergique, impérieux, quelquefoisrude. On peut dire qu’elle était de tous points une femmedistinguée. On n’en pouvait pas dire autant de la secondeMrs. Brodrick ; et, telle était la mère, tels étaient lesenfants. Le père était de bonne naissance et de bonneéducation ; mais son second mariage l’avait fait un peudéchoir de sa condition, et il s’était mis au niveau de sasituation nouvelle. Plusieurs enfants étaient nés, et la familles’était accrue plus vite que le revenu. Aussi l’avoué n’était-ilpas riche. Tel était l’intérieur qu’Isabel avait été appelée àquitter, quelques années auparavant, pour aller vivre à Llanfearecomme l’enfant chérie de son oncle. Là, sa vie avait été biendifférente de celle que l’on menait à Hereford. Elle avait vu peude monde, mais elle était devenue l’objet d’une grandeconsidération, presque d’une sorte de culte, de la part de ceux quil’entouraient. Elle devait être, elle méritait d’être la dame deLlanfeare. Tous les fermiers l’avaient estimée et aimée. Sur lesserviteurs, elle avait toute autorité. Même à Carmarthen, quandelle y paraissait, on la regardait comme l’héritière reconnue, quidevait, avant peu, être maîtresse de Llanfeare. On disait d’elle,avec raison, qu’elle avait de grandes qualités. Elle étaitcharitable, soucieuse de ce qui intéressait les autres, oublieused’elle-même ; elle accomplissait scrupuleusement tous sesdevoirs, par-dessus tout elle montrait à son oncle une affectiontoujours attentive. Mais elle était devenue impérieuse et étaitportée à imposer aux autres, sinon la conduite qu’ils devaienttenir, du moins ses idées. Elle avait beaucoup vécu au milieu deslivres, et c’était un bonheur pour elle de contempler la mer, unvolume de poésies à la main, jouissant dans toute leur plénitudedes dons de l’intelligence qu’elle avait si largement reçus. Elleavait peut-être appris à connaître trop bien sa supériorité, etelle était quelque peu disposée à mépriser les plaisirs d’un ordremoins élevé, auxquels les autres se livraient. Le changement de laposition augmenta plutôt qu’il ne corrigea ces faiblesses. Dans sonabsolue pauvreté – car elle voulait que sa pauvreté demeurâtabsolue –, elle ne pourrait se faire et se maintenir unesupériorité que par son mérite personnel. Elle décida que, si elleétait réduite à vivre dans la maison de son père, elle rempliraittous ses devoirs à l’égard de sa belle-mère et de ses sœurs. Elleleur serait utile autant qu’il serait en son pouvoir ; mais illui serait impossible de jouer avec les jeunes filles et debavarder avec Mrs. Brodrick. Tant qu’il y aurait un ouvrage àfaire, elle le ferait, si pénible, si vulgaire, si révoltant qu’ilfût ; mais, une fois son travail achevé, elle irait retrouverses livres.

On comprendra que, avec cette humeur et cesidées, il devait lui être bien difficile de se rendre heureuse, oude contribuer au bonheur des autres, dans la maison de son père. Etpuis, il y avait cette terrible question d’argent. Dans sa dernièrevisite à Hereford, elle avait dit à son père que, bien qu’elle nedût plus être l’héritière de Llanfeare, il lui reviendrait unesomme d’argent qui l’empêcherait d’être un fardeau pour la famille.Maintenant, tout était changé. Si son père ne pouvait l’entretenir,ou ne le faisait que de mauvaise grâce, elle était décidée àsupporter les plus dures privations : mais elle n’accepteraitjamais un don de son cousin. Un acte avait été accompli, elle enétait convaincue, acte criminel, et le coupable était son cousinHenry. Elle seule avait entendu les dernières paroles de son oncle,et elle avait observé attentivement la contenance de l’héritierpendant la lecture du testament. Son opinion était arrêtée. Sonpère aurait beau dire, sa belle-mère aurait beau la regarder avecdes yeux où se lirait l’avidité, rien ne ferait : ellen’accepterait pas un sou de son cousin. Dût-elle mourir de faimdans les rues, elle ne prendrait pas un morceau de pain des mainsde son cousin Henry.

Elle fut la première à parler de l’héritage,le lendemain de son arrivée. « Papa, dit-elle, il n’y a rienpour moi. »

M. Apjohn, dévoué aux intérêts de lafamille, avait écrit à M. Brodrick pour lui exposer toutel’affaire ; il lui avait parlé du legs de quatre mille livres,en disant qu’il n’y avait pas de fonds sur lesquels on pût prendrelibrement cette somme, mais que, étant données les circonstancesdans lesquelles il héritait, il n’était pas possible queM. Henry Jones ne se déclarât pas responsable du payement dece legs. Puis était arrivée une nouvelle lettre, annonçant quel’héritier prenait en effet cet engagement.

« Si, Isabel, il y aura quelque chosepour vous, » dit son père.

Elle sentit alors que la lutte allaitcommencer, et elle résolut de la soutenir. « Non, papa, pas unsou.

– Si, ma chérie, si, » dit-il ensouriant. « J’ai reçu un avis de M. Apjohn et je suis aucourant de tout. L’argent, sans doute, n’est pas encoredisponible ; mais votre cousin est tout prêt à charger lapropriété de cette somme. D’ailleurs, il ne pouvait faireautrement. Personne ne lui parlerait, s’il avait l’âme assez vilepour s’y refuser. Je n’ai pas une haute opinion de votre cousinHenry, mais, si peu estimable qu’il me semble être, il ne pouvaits’abaisser à une semblable conduite. Il n’a pas assez de couragepour commettre une telle vilenie.

« J’en aurai assez, moi, »dit-elle.

– Que voulez-vous dire ?…

– Oh, papa, ne vous fâchez pas contremoi ! Rien, rien ne pourra me décider à recevoir l’argent demon cousin Henry.

– Ce sera votre argent, oui, de l’argentà vous, d’après le testament de votre oncle. C’est la somme qu’ilvous a attribuée lui-même.

– Oui, papa ; mais mon oncle Indeferne pouvait donner cet argent : il ne l’avait pas. Ni vous, nimoi n’avons le droit de lui en vouloir ; il voulait faire pourle mieux.

– Je lui en veux, » dit avecirritation l’avoué, parce qu’il vous a trompée, et qu’il m’a trompéau sujet de la propriété.

– Jamais il n’a trompé personne, il neconnaissait pas le mensonge.

– Il ne s’agit pas de celamaintenant, » dit le père. « Il vous donne une légèrecompensation, vous devez l’accepter ; cela ne peut pas êtremis en question.

– Cela peut être et doit être mis enquestion. Je n’accepte pas cet argent. Si mon séjour chez vous estla cause d’une dépense trop forte pour votre revenu, jepartirai.

– Où irez-vous ?

– Peu m’importe. Je gagnerai mon pain. Sije ne le peux pas, je vivrai plus volontiers encore dans un asilede pauvres que je n’accepterai l’argent de mon cousin.

– Qu’a-t-il donc fait ?

– Je ne sais pas.

– Comme M. Apjohn l’établit fortnettement, il n’est pas question de reconnaissance de votrepart : vous n’acceptez rien ; vous recevez ce que votrecousin doit vous payer. Il serait vil au-delà de toute expression,s’il ne le faisait pas.

– Il est vil au-delà de touteexpression.

– Pas dans cette circonstance, au moins.Il agit de très bonne grâce. Vous n’aurez qu’à signer un reçu deuxfois par an, jusqu’à ce que la somme entière ait été versée.

– Je ne signerai rien qui soit relatif àcet argent ; je ne prendrai rien.

– Mais pourquoi cela ? qu’a-t-ilfait ?

– Je n’en sais rien. Je ne dis pas qu’ilait fait quelque chose. J’aime mieux ne pas parler de lui. Necroyez pas, je vous prie, papa, que je convoite la propriété et queje sois malheureuse de ne l’avoir pas. S’il avait plu à mon oncleet aux fermiers, s’il s’était montré un homme, je me serais réjouiede le voir à Llanfeare. Je crois que mon oncle avait raison devouloir un héritier mâle. J’en aurais fait autant, à sa place.

– Il a eu tort, et sa conduite a étécoupable, après ses promesses.

– Il ne m’avait fait aucune promesse, uneinsinuation seulement ; il avait conservé toute sa libertéd’action. Il est d’ailleurs inutile de parler du passé. Mon cousinHenry est propriétaire de Llanfeare, et de lui, propriétaire deLlanfeare, je n’accepterai rien. Mourrais-je de faim dans la rue,je ne prendrais pas une croûte de pain de sa main. »

Bien des fois cette conversation fut reprise,et toujours avec le même résultat. Il s’était établi unecorrespondance entre les deux hommes de loi, et M. Apjohn eutla pensée de demander au propriétaire de Llanfeare la permission depayer l’argent sur un reçu, non de la fille, mais du père. Isabelle sut ; elle déclara que, si l’on agissait ainsi, elle étaitdéterminée à sortir de chez son père. Elle partirait, sans savoirmême où elle irait. Elle ne voulait pas que l’on arrangeât leschoses de telle manière, qu’en réalité ce fût l’argent du cousinHenry qui fournît à ses dépenses.

Ainsi, dès son arrivée, Isabel ne fut pasheureuse chez son père. Sa belle-mère lui parlait à peine, et lesjeunes filles comprenaient qu’on lui en voulait. Il y avait bien làM. Owen, qui désirait ardemment, la belle-mère ne l’ignoraitpas, prendre Isabel pour femme et les débarrasser ainsi d’unfardeau ; avec les quatre mille livres, il pouvait sans doutelui faire un intérieur confortable. Mais la chose lui étaitdifficile, si quelques ressources nouvelles ne venaient pointgrossir son modeste revenu. Quand même M. Owen aurait lagénérosité d’épouser Isabel sans aucune fortune, et justifieraitainsi le nom de « bon M. Owen » que lui donnaitMrs. Brodrick en parlant de lui avec ses filles, il était plusflatteur d’avoir en lui un parent pourvu d’une jolie fortune. PourMrs. Brodrick, ce refus d’Isabel était absolumentinintelligible. Plus le cousin Henry était ladre, plus il y auraitde plaisir à tirer de lui de l’argent. Refuser un legs parce qu’iln’était pas régulier était, pour elle, un acte de folie. Si l’onavait refusé le payement de ce legs, à cause de son irrégularité,il y aurait eu de quoi avoir le cœur brisé ; mais que l’on fîtde cette irrégularité un motif de refus, elle ne pouvait ledigérer. Si elle avait pu faire à sa guise, elle aurait eu bien duplaisir à raisonner à coups de fouet son excentrique belle-fille.Isabel n’était donc pas heureuse chez son père.

À ce moment, M. Owen n’était pas àHereford ; il était allé passer ses vacances sur le continent.Chez tous les Brodrick, il n’y avait pas l’ombre d’un doute qu’iln’épousât Isabel dès son retour, et qu’il ne fût toujours le« bon M. Owen ». Mais quelle différence entre unbeau-frère assez riche pour être généreux envers sa nouvellefamille, et un beau-frère réduit à la plus stricte économie !Refuser, même avoir l’idée de refuser ces quatre bonnes millelivres, c’était un crime contre l’époux aux mains duquel le mariagedevait les faire passer. Voilà comment Mrs. Brodrickconsidérait la chose. M. Brodrick lui-même voyait chez safille un entêtement qui l’attristait profondément. Quant à Isabel,elle avait sa manière à elle d’envisager la situation. Elle étaitaussi fermement résolue à ne pas épouser M. Owen qu’à ne pasaccepter l’argent de son cousin ; – du moins, elle y étaitpresque aussi fermement résolue.

C’est à ce moment qu’elle reçut la lettre ducousin Henry, dans laquelle deux points s’imposaient à sesréflexions. D’abord, la proposition d’aller à Llanfeare et d’yvivre comme propriétaire de la maison. Cette offre ne demandait pasune longue considération. Il ne pouvait être question del’accepter, et Isabel n’y arrêta sa pensée que parce qu’elle luimontrait combien rapidement son cousin avait réussi à se rendreodieux dans le pays. Son oncle, écrivait-il, avait fait deLlanfeare un nid de guêpes pour lui. Isabel se disait qu’ellesavait bien pourquoi Llanfeare était pour lui un nid de guêpes. Àqui cet être lâche, vil, malhonnête, pouvait-il ne pas êtreodieux ? Elle le comprenait fort bien.

Il y avait un second point, sur lequel ellemédita plus longtemps.

« Il me semble que vous devriez rougir dece que vous m’avez dit, sitôt après la mort de notreoncle. »

Elle resta longtemps à réfléchir sur cesparoles, se demandant s’il avait raison, si elle devait se repentirde la dureté qu’elle lui avait montrée. Elle se rappelait bien cequ’elle avait dit : « On accepte un don de ceux que l’onaime, mais non de ceux qu’on méprise. »

C’étaient de dures paroles, qui ne pouvaientse justifier que si la conduite de son cousin avait été en effet,digne d’un profond mépris. Ce n’était pas parce que le pauvregarçon avait montré peu d’énergie, parce qu’il avait attristé lesderniers jours de son oncle, en lui faisant voir qu’il étaitdépourvu de tout sentiment généreux, parce qu’il avait étéabsolument différent de ce que devait être, selon elle, le maîtrede Llanfeare, qu’elle lui avait répondu par ces parolesécrasantes : c’était parce que, à ce moment, elle l’avait crumille fois pire que tout cela.

Fondant son aversion sur la preuve qu’elleavait, ou qu’elle croyait avoir, elle avait, dans sa pensée,formulé contre lui une terrible accusation. Elle ne pouvait luidire en face qu’il avait dérobé le testament, elle ne pouvaitl’accuser d’un crime, mais elle avait employé, aussitôt qu’elless’étaient présentées à son esprit, les expressions les plus propresà faire comprendre à son cousin qu’il était, dans son estime, aussibas qu’un criminel. Et cela, elle l’avait fait au moment où ils’efforçait d’accomplir ce qu’on lui avait présenté comme undevoir. Maintenant, il lui marquait son irritation et lui faisaitde vifs reproches, ce qui était bien naturel de la part d’un hommesi cruellement injurié.

Elle le haïssait, elle le méprisait, et, dansson cœur, le condamnait. Elle croyait toujours qu’il avait étécoupable. S’il ne l’avait pas été, des gouttes de sueur n’auraientpas coulé sur son front ; il n’aurait pas passé soudainementde la rougeur à la pâleur, de la pâleur à la rougeur ; iln’aurait pas tremblé quand elle le regardait en face. Il n’auraitpas été aussi absolument lâche, s’il ne s’était senti coupable. Etpourtant, sa raison si droite le lui faisait voir – maintenantqu’elle n’était, plus sous l’empire de la passion : – ellen’avait pas eu le droit de l’accuser en face. S’il était coupable,c’était à d’autres à le découvrir, à reprocher au misérable sonacte criminel. C’était son devoir à elle, comme maîtresse demaison, comme nièce de son oncle, de le recevoir chez son oncle àtitre d’héritier de leur parent commun. Mais aucun devoir nepouvait l’obliger à éprouver de l’amour pour lui ; ce n’étaitpas pour elle un devoir d’accepter même son amitié. Elle sentaitpourtant qu’elle avait mal agi en l’insultant. Elle avait honte den’avoir pas su cacher ses sentiments, et de lui avoir permisd’attribuer son irritation au dépit d’avoir perdu la fortune de sononcle. Elle lui écrivit la lettre suivante :

« Mon cher Henry,

« Ne prenez aucune mesure relativement àl’argent ; je suis absolument décidée à ne pas l’accepter.J’espère qu’on ne l’enverra pas, et qu’on ne me donnera pas ainsil’embarras de le renvoyer. Il ne pourrait me convenir d’habiter àLlanfeare. Je n’aurais pas de quoi y vivre, sans parler desdomestiques. La chose est donc hors de question. Vous me dites queje devrais avoir honte de vous avoir adressé certainesparoles : j’aurais dû, en effet, ne pas vous les dire. J’ensuis honteuse et vous envoie mes excuses.

« Votre dévouée,

« Isabel Brodrick. »

Le lecteur comprendra peut-être combien Isabeldut souffrir en écrivant ces lignes ; mais le cousin Henry nele comprit pas du tout.

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