Le cousin Henry

Chapitre 19M. APJOHN DEMANDE DU SECOURS

Ces dernières paroles, M. Apjohn lesavait dites à son clerc d’une voix triomphante. Il savait quelquechose de plus, et la conscience qu’il devait ce succès à sonadresse le rendit, pendant un instant, tout fier de lui. Mais aprèsquelques heures de réflexion, il se sentit moins satisfait. Unegrande responsabilité pesait sur lui. Il était certain nonseulement qu’un testament postérieur avait été fait, mais que cetestament existait encore. Il était caché quelque part, dans unendroit que connaissait le cousin Henry. Ce matin même, il existaitassurément ; mais – et M. Apjohn se faisait cettequestion avec terreur – le malheureux, poussé à bout, ne ledétruirait-il pas ? Non seulement M. Apjohn avaitdécouvert le secret, mais il avait laissé comprendre au cousinHenry qu’il connaissait ce secret ; et cependant, pas uneparole n’avait été échangée entre eux par laquelle on pût prouver,si plus tard le testament était détruit, qu’il avait jamais existé.Que le cousin Henry brûlât le papier, il était le tranquillepossesseur de la propriété ; M. Cheekey pourraittourmenter sa victime ; il ne tirerait pas de lui un aveu decette importance. Peut-être arriverait-on à savoir à quel endroitexactement l’acte était caché : l’adresse chez l’un, chezl’autre une terreur qui paralysait en quelque sorte sa pensée,conduiraient à cette dernière découverte. Mais il n’était pas àespérer qu’un criminel se dénonçât lui-même dans une cour dejustice. Le cousin Henry, pensait M. Apjohn, ferait peut-êtrelui-même ces réflexions, et verrait pour lui plus de sûreté dans ladestruction du testament. La grosse affaire était de sauver cetacte qui avait, comme par un pouvoir magique, échappé à tant dedangers. S’il y avait un parti à prendre, il fallait agir sansdélai. En ce moment, la voiture de M. Powell ramenaitlentement chez lui le cousin Henry. Mais aussitôt arrivé, aussitôtqu’il se retrouverait seul dans la bibliothèque, celui-ci pourraitbrûler le testament. M. Apjohn était presque certain que lepapier était dans la bibliothèque. Le séjour presque ininterrompudu cousin Henry dans cette pièce, séjour dont on avait tant parlédans le pays, en était une preuve. C’est là qu’il était toujours,veillant sur la cachette. Était-il à propos d’envoyer de nouveaudes clercs faire une perquisition, avec l’ordre de ne pas quitterla pièce avant que le procès fût terminé ? Dans ce cas, ilfallait envoyer sur-le-champ un homme à cheval, pour empêcher ladestruction du testament. Mais il n’avait pas le droit de violerainsi le domicile d’autrui. Un magistrat consentirait-il à luidonner cette autorisation, sachant que des recherches avaient déjàété faites en vain, et que le testament avait été déclarévalable ? Un homme est chez lui comme dans une forteresse, àquelques soupçons qu’il soit en butte, à moins que l’on n’ait despreuves contre lui. S’il avait recours à un magistrat, quepourrait-il lui dire, sinon que l’attitude et la paroleembarrassées de l’homme lui avaient démontré sa culpabilité ?Et pourtant, tout dépendait de la résolution à prendre dans lemoment. Llanfeare retournerait-il aux mains de sa légitimepropriétaire, ou demeurerait-il dans celles du voleur qui ledétenait : c’est ce qu’allait décider sa conduiteimmédiate.

M. Ricketts, son clerc, était la seulepersonne avec laquelle il eût discuté tous les détails del’affaire, la seule personne à laquelle il eût découvert toutes sespensées. Après le départ du cousin Henry, il lui avait dit avecorgueil le succès qu’il venait d’obtenir ; mais, quelque tempsaprès, il le rappela ; il n’avait plus le même ton.« Ricketts, dit-il, il a le testament près de lui, dans labibliothèque, à Llanfeare.

– Ou dans sa poche, monsieur, »suggéra Ricketts.

– Je ne crois pas. Dans quelque endroitque soit maintenant le papier, ce n’est pas lui qui l’y a mis. Levieillard l’avait déposé quelque part, et il l’a trouvé.

– Le vieillard était bien faible,monsieur, quand il a fait ce testament, dit le clerc. À ce moment,il ne descendait à la salle à manger qu’une ou deux heures avant lecoucher du soleil. S’il a placé le testament quelque part, ce doitêtre dans sa chambre à coucher.

– Le cousin Henry occupe-t-il une autrechambre ? » demanda l’avoué.

– Oui, monsieur, la pièce qu’il occupaitdéjà avant la mort de son oncle.

– C’est la bibliothèque, » répétaM. Apjohn.

– Alors, c’est là qu’il doit l’avoirmis.

– Non, il ne l’y a pas mis. D’après sonattitude, d’après un ou deux mots qu’il a dits, je suis certain quece sont d’autres mains qui ont placé le testament là où il est.

– Le vieillard n’allait jamais dans cettepièce. Pendant les perquisitions, Mrs. Griffith m’a donné toutesorte de détails sur les derniers temps de sa vie. Il n’y était pasentré depuis plus d’un mois. Après le départ de la jeunedemoiselle, s’il voulait quelque chose, il l’envoyait prendre parMrs. Griffith.

– Que l’envoyait-il prendre ? »demanda M. Apjohn.

– Il lisait un peu de temps en temps.

– Des sermons ? » suggéraM. Apjohn. « Depuis plusieurs années, quand il ne pouvaitaller à l’église, il lisait des sermons. Je voyais les volumes surla table du salon, quand je lui faisais visite. A-t-on fait unerecherche parmi les livres ?

– On a retiré tous les volumes desrayons.

– Les a-t-on tous ouverts ?

– Je ne sais, car je n’y étais pas.

– On aurait dû secouer tous lesvolumes, » dit M. Apjohn.

– Il n’est pas encore trop tard,monsieur, » dit le clerc.

– Mais comment faire ? Je n’ai pasle droit d’entrer chez les gens pour faire une perquisition dansleurs meubles.

– Il n’oserait pas vous en empêcher,monsieur. »

M. Apjohn garda quelque temps lesilence.

« C’est une démarche un peurisquée, » dit l’homme de loi, « quand on ne faitqu’obéir à une conviction intime. Je ne puis prouver qu’unechose : c’est que le vieil Indefer Jones a fait, dans lesderniers temps de sa vie, un testament qui n’a pas été retrouvé.Nos recherches infructueuses nous ont contraints à reconnaîtrecomme valable le dernier testament que nous avions rédigénous-mêmes. Depuis ce moment, aucun fait nouveau ne s’est produit,à ma connaissance. La vie qu’a menée le cousin Henry à Llanfeare,sa manière d’être et ses hésitations m’ont conduit à me faire uneconviction ; mais je n’oserais pas demander à un magistrat defaire de ma conviction la base d’une action judiciaire.

– Mais s’il y consentait,monsieur ?

– Même ainsi ; je me reprocherais àmoi-même de l’avoir ainsi importuné, si la recherche devaitdemeurer sans résultat. Nous n’avons pas le droit de profiter de ceque ce pauvre être est sans défense, pour le torturer. J’ai déjàquelque remords d’avoir lancé sur lui Jean Cheekey. Si ce quej’imagine est vrai, que le testament est caché, peut-être dans unlivre de sermons, est-il probable qu’il le détruisemaintenant ?

– Il le fera avant le procès, jecrois.

– Mais pas maintenant, n’est-cepas ? Je ne le pense pas non plus. Il ne se laissera pas allerà l’accomplissement du crime avant le dernier moment. Encore est-ilcertain pour moi que, même au dernier moment, sa conscience sera laplus forte.

– Nous devons lui être reconnaissants,monsieur, de n’avoir pas détruit le testament après qu’il l’a eutrouvé.

– Sans doute ! Si nous voyons clairdans tout ceci, nous lui devons de la reconnaissance, tout aumoins, nous devons être assez charitables pour croire que cet hommedoit répugner à l’accomplissement d’un tel crime. Plus j’y pense,moins je devine ce qu’il fera.

– Il me demandait pourquoi on nerecommençait pas les recherches.

– Vraiment ? Je ne serais pas étonnéque le pauvre diable fût charmé d’être enfin délivré de sesennuis ; même au prix de la perte de Llanfeare. Voici ce queje vais faire, Ricketts. Je vais écrire au père de miss Brodrick etle prier de venir ici avant le procès. Il est beaucoup plusintéressé que moi dans l’affaire, et il doit avoir une opinion surla conduite à tenir.

M. Apjohn écrivit à M. Brodrickd’arriver sur-le-champ. « Je n’ai pas le droit de vousaffirmer, disait-il, qu’il y a lieu de considérer un testamentpostérieur comme existant encore. Je ne voudrais pas faire naîtreen vous des espérances qui pourraient être déçues. Je ne puis quevous dire mes soupçons ; et sur quoi ils sont fondés. Ilserait bon, je crois ; que vous vinssiez convenir avec moi desmesures à prendre. Si c’est votre avis, arrivez sans délai. Leprocès doit être jugé le vendredi 30. » La lettre était écritele jeudi 22 ; il ne restait donc guère qu’une semaine :« Vous viendrez avec moi, » dit M. Brodrick àM. Owen, après lui avoir montré la lettre deM. Apjohn.

« Pourquoi irais-je avec vous ?

« Je le désire ainsi. – à caused’Isabel.

– Nous ne sommes rien l’un à l’autre,Isabel et moi.

– Je suis fâché de vous entendre parlerainsi. Ne me disiez-vous pas l’autre jour qu’elle serait votrefemme, en dépit d’elle-même ?

– Elle sera ma femme, si M. Jonesdemeure le propriétaire incontesté de Llanfeare. On m’a expliquéautrefois pourquoi votre fille, comme propriétaire de Llanfeare, nedevait pas m’épouser ; cette raison m’ayant semblé juste, ilne me convient pas aujourd’hui d’agir dans cette affaire. Commepropriétaire de Llanfeare, elle me redeviendrait étrangère. Je nepuis donc pas seconder vos efforts dans ce sens. En toute autrematière, mon dévouement à ses intérêts serait sans bornes.

Le père pensa sans doute que les deux jeunesgens étaient entêtés et qu’ils agissaient contre leurs propressentiments. Sa fille ne voulait pas épouser M. Owen, parcequ’elle avait été privée de l’héritage. M. Owen refusaitmaintenant d’épouser sa fille parce qu’il était à présumer que lapropriété serait rendue à Isabel. Ne pouvant donc amenerM. Owen à l’accompagner à Carmarthen, il se décida à partirseul. Ce n’est pas qu’il eût grand espoir. Il lui semblait certainque le cousin Henry détruirait le testament – ou l’avait déjàdétruit – s’il avait été capable de le tenir caché. Néanmoins,l’affaire était si importante en elle-même et pour sa fille, qu’illui était impossible de ne pas se rendre au désir deM. Apjohn. Mais il ne suivit pas exactement l’avis qu’il avaitreçu ; il traita d’autres affaires avant son départ, et ne semit en route que le mardi 27. Il arriva à Carmarthen à une heureavancée de la soirée et se rendit immédiatement chezM. Apjohn.

C’était le jeudi précédent que le cousin Henryétait allé à Carmarthen, et depuis ce jour rien n’avait été faitpour éclaircir le mystère. On n’avait point pratiqué de recherchesparmi les livres. Tout ce que l’on savait, à Carmarthen, du cousinHenry, pendant ces quelques jours, c’est qu’il n’était pas sorti dela maison. S’il avait eu l’intention de détruire le testament, letemps ne lui avait pas manqué. Dans la ville, on faisait lespréparatifs ordinaires pour les assises, et le grand intérêt de lasession devait être la mise en accusation de M. Evans pourdiffamation. On supposait généralement que le cousin Henryparaîtrait, et il y avait un léger retour de faveur de son côté. Onne croyait pas que, s’il était coupable, il osât affronterM. Cheekey.

Pendant ces quelques jours, M. Apjohnlui-même avait perdu quelque peu de sa confiance. S’il fallaitemployer de nouveaux moyens d’action, il était naturel qu’ils lefussent par le père de la jeune fille intéressée. Pourquoi ceretard, alors que l’affaire était d’une importance si considérablepour lui ? Mais les deux avoués étaient enfin réunis, et ilfallait se décider à faire quelque chose – ou à ne pas agir.

« J’espérais que vous seriez arrivé lasemaine dernière, dit M. Apjohn.

– Je n’ai pu partir. J’avais des affairesque je ne pouvais laisser en suspens.

– Celle-ci est si importante ! ditM. Apjohn.

– Sans doute, de la plus grandeimportance – s’il y a quelque espoir.

– Je vous ai dit exactement mon opinionet mon sentiment.

– Oui, oui ; je sais combien votreconduite a été honorable et bienveillante. Vous pensez toujours quele testament est caché ?

– Je pensais ainsi.

– Quelque chose a-t-il changé votrecroyance ?

– Je ne puis le dire. Mon opinion étaitfondée sur certaines probabilités ; mais je ne saurais dire cequi la modifie. L’incertitude est bien naturelle ; tout ce quise passe est si mystérieux. Ma pensée était qu’il avait trouvé letestament dans un volume de sermons, volume que son oncle lisaitpendant sa maladie, et qu’il avait laissé le livre à sa place, surle rayon. Vous direz sans doute que les faits ne sont pas assezévidents pour que j’en puisse tirer une conclusion si précise.

– Je ne dis pas cela ; mais j’ignorecomment vous êtes arrivé peu à peu à vous faire cette opinion.

– Moi, je serai moins indulgent quevous : les faits n’autorisent pas ma conclusion ;l’imagination m’y a conduit plus que la logique, et je nerecommanderai à personne cette façon de raisonner. Voici ce quis’est passé dans mon esprit. » Il exposa alors à son confrèreles petits faits qui, en se succédant les uns aux autres, avaientfini par lui faire une opinion : le peu de goût qu’avait lecousin Henry à sortir de chez lui, le séjour continuel dans la mêmepièce, la connaissance évidente qu’il avait d’un secret, ce quel’on pouvait conclure de sa conversation avec le fermier Griffiths,ses appréhensions de tous les moments, la terreur que lui causaitl’interrogatoire prochain, la vivacité avec laquelle il s’étaitécrié qu’il n’avait rien détruit, rien caché, et son silence, quandon lui avait demandé s’il savait que le testament fût caché quelquepart ; puis encore, que l’on n’avait pas examiné les livres unà un, que le vieil Indefer Jones n’allait pas d’ordinaire danscette pièce, mais y avait fait prendre un ou deux volumes ;que ces volumes avaient été près de lui pendant les jours où ilavait dû écrire le testament perdu. C’étaient tous ces petitsfaits, et d’autres connus du lecteur, qui avaient amené laconclusion que M. Apjohn exposait à M. Brodrick.

« Je reconnais que la chaîne est mince,et qu’on la briserait avec une plume, continue M. Apjohn. Cequi, plus que tout le reste, me confirme dans mon opinion, c’est laphysionomie du malheureux, quand je lui ai posé la dernièrequestion. Maintenant que je vous ai tout dit, décidez ce qu’il fautfaire. »

Mais M. Brodrick était moins habile queson confrère, et il en avait le sentiment. « Que pensez-vousvous-même ? » dit-il à M. Apjohn.

– Je propose que demain nous allions tousdeux à Llanfeare, et que nous demandions au cousin Henry de nouslaisser opérer dans sa maison toutes les recherches que nousvoudrons. S’il le permet…

– Mais, le permettra-t-il ?

– Je le crois. J’ai même idée qu’il neserait pas fâché qu’on trouvât le testament. Si donc il le permet,nous commencerons par examiner tous les volumes de labibliothèque ; nous prendrons d’abord les sermons, et nousverrons si ma conjecture est juste.

– Mais, s’il refuse ?

– Alors, je m’établirai de force dans labibliothèque, tandis que vous irez chercher un magistrat.D’ailleurs, j’ai déjà préparé M. Evans de Llancolly, qui estle magistrat le plus voisin. Je refuserai de quitter la salle,jusqu’à ce que vous reveniez avec un mandat et un agent de police.Quant à ce qui est d’ouvrir certains livres, je saurai bien lefaire, avec ou sans sa permission. Tandis que vous lui parlerez,j’examinerai la pièce, et je découvrirai où ils sont placés. Cen’est pas que j’attende grand-chose de tout cela, monsieurBrodrick, mais l’enjeu vaut bien la peine qu’on cherche à legagner. Si nous échouons à Llanfeare, nous attendrons et nousverrons ce que le redoutable Cheekey fera pour nous. »

Il fut donc décidé que M. Brodrick etM. Apjohn iraient le lendemain à Llanfeare.

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