Le cousin Henry

Chapitre 16À HEREFORD

Bon nombre d’habitants de Carmarthens’occupaient activement de cette affaire. Un exemplaire de laGazette était régulièrement envoyé à M. Brodrick, unautre à Isabel, un autre à M. Owen. On voulait qu’ils fussentau courant de tout ce qui se passait. Le numéro publié après ladernière visite de M. Apjohn à Llanfeare contenait un articleoù le rédacteur récapitulait tout ce qui avait déjà été dit sur cesujet. « M. Henry Jones, » écrivait-il dans ledernier paragraphe, « est enfin forcé d’intenter un procès endiffamation contre le journal. Nous doutons beaucoup qu’ilpoursuive l’affaire jusqu’au bout. Mais, s’il le fait, il devra seprésenter comme témoin, et nous saurons enfin la vérité sur ledernier testament fait par M. Indefer. » Ceci fut lu àHereford, et avec un vif intérêt, par les personnes que l’affaireconcernait.

Après avoir laissé quelques jours s’écoulerdepuis l’entrevue qu’il avait eue avec Isabel, M. Owenrecommença à la voir fréquemment, et trouva souvent le moyend’être, pendant quelques instants au moins, seul avec elle. Elle nechercha pas à l’éviter ; elle aurait été heureuse de pouvoirle traiter simplement comme son ami le plus cher. Mais ilpersistait à la vouloir considérer comme sa future femme. Ce n’estpas qu’il l’entourât de ses bras, qu’il fût familier dans sesgestes. Isabel ne l’aurait pas permis. Mais les termes affectueuxdont il se servait en parlant d’elle ou en lui parlant, montraientqu’il la regardait comme lui appartenant ; et il riaitdoucement quand elle lui assurait que cela ne pouvait être.

« Vous pouvez bien me tourmenter unpeu, » disait-il en souriant ; « tant de forces sontréunies contre vous que vous n’avez pas une chance de votre côté.Il serait monstrueux de supposer que vous voulez me rendremalheureux pour toujours, et vous aussi. »

À cela que pouvait-elle répondre, sinonqu’elle ne s’inquiétait pas de son propre malheur, et qu’elle necroyait pas au sien. « Serait-ce convenable ?disait-elle. Comme je juge que non, je ne me marierai pas. »Il répondait en souriant encore, et en lui disant que, dans un oudeux mois au plus, elle serait absolument vaincue.

C’est à ce moment que les journauxcommencèrent à leur arriver. Quand M. Owen vit clairementcombien étaient fondés les doutes des habitants de Carmarthenrelativement à la validité du testament qui déshéritait Isabel, ilfit des visites plus rares et prît une autre attitude. Il venaitsimplement comme un ami de la famille et ne cherchait plus lesentrevues particulières avec Isabel. Il ne parla pas à la jeunefille des articles de la Gazette, mais il s’en entretintlonguement avec M. Brodrick. M. Brodrick déclara à sonfutur gendre qu’il croyait fermement aux accusations du journal,qui, après avoir été des insinuations, étaient devenues siprécises. Puisque ces choses avaient été dites et imprimées, iln’était point douteux qu’on y donnât créance à Carmarthen. Etpourquoi n’y donnerait-on créance, si l’on n’avait de fortesraisons de croire que quelqu’un s’était rendu coupable du crimeodieux de détruire un testament ? Les cheveux de l’avoué sehérissaient presque sur sa tête, quand il parlait d’un acte aussimonstrueux ; il ne doutait pas cependant qu’il n’eût étécommis. Un journal respectable comme la Gazette deCarmarthen mettrait-il tant d’acharnement dans ses attaques,s’il n’avait pas une certitude absolue ? En quoi toutes cesaffaires importaient-elles à la Gazette ? Lacontinuité des articles ne montrait-elle pas que les lecteursétaient d’accord avec le journaliste ? Et le public deCarmarthen, s’il n’y avait aucun fondement, approuverait-il desemblables accusations ? Lui, homme de loi, était convaincu dela culpabilité du cousin Henry ; mais il convenait que lespreuves manquaient. Si, pendant son séjour à Llanfeare, avant ouaprès la mort du vieillard, mais avant les funérailles, il avaitmis la main sur le testament et l’avait détruit, comment pouvait-onespérer faire la preuve de la culpabilité ? Quant à l’idéed’amener, par la torture de l’interrogatoire, un homme à avouer unsi grand crime, il la rejetait. Celui qui avait eu la force dedétruire un testament aurait celle de résister aux pièges d’unavocat. Peut-être, s’il avait connu le cousin Henry, n’aurait-ilpas pensé ainsi. Parmi toutes les possibilités qui se présentaientà son esprit – et son esprit était plein alors de ces pensées –aucune n’approchait de la vérité. Il souffrait de voir son enfantprivée de son bien, de se voir ravir la gloire d’être le beau-pèredu possesseur de Llanfeare, et de ne pouvoir faire triompher desdroits incontestables. Il était entièrement d’accord avec lerédacteur ; il lui était reconnaissant ; il le proclamaitun noble cœur et un galant homme. Mais il ne pensait pas que lejournal pût servir la cause d’Isabel et la sienne.

M. Owen se demandait si le rédacteuravait bien le droit d’agir comme il le faisait. Ses yeux ne luimontraient aucune preuve contre le cousin Henry. Il lui semblaitinjuste d’accuser un homme d’un grand crime, simplement parce qu’ilétait possible qu’un crime eût été commis, et parce que c’était àlui que le crime profitait, s’il avait été commis. Le plan quiconsistait à amener un homme à se dénoncer lui-même, par lesterreurs d’un interrogatoire, révoltait sa droiture. Le rédacteurne lui semblait pas si estimable. Cependant, il crut devoir cesserd’affecter, quant à la possession d’Isabel, cet air de certitudequ’il avait pris depuis que le cousin Henry était entré dans lajouissance de ses droits de propriétaire. Il avait pensé alorsqu’Isabel était à jamais privée de l’héritage. Il apprenaitmaintenant que telle n’était pas l’opinion générale dans le comtéde Carmarthen, et son intention n’était pas de demander la main del’héritière de Llanfeare. Il reprenait l’attitude qu’il avait cruconvenable de garder quand telle avait déjà été la positiond’Isabel. Lorsque l’affaire serait définitivement réglée en faveurdu cousin Henry, il reparaîtrait en prétendant.

Isabel était absolument certaine que lerédacteur avait raison. Ne se rappelait-elle pas les dernièresparoles de son oncle, lui disant qu’il l’avait faite de nouveau sonhéritière, et n’avait-elle pas toujours devant les yeux la minepiteuse du misérable ? Elle était intelligente etraisonnable ; mais elle était femme, et avait le penchant deson sexe à suivre ses sentiments plutôt que l’évidence des faits.M. Owen lui avait dit que son oncle était bien faible d’espritquand il avait prononcé ces paroles, que ses idées étaient sansdoute confuses et sans suite ; peut-être avait-il parlé dansun rêve. Dans de semblables conditions, quelques mots neconstituaient pas une preuve suffisante pour que l’on crût un hommecoupable d’un si grand crime. Mais elle, elle savait bien – elle sele disait du moins – que les paroles de son oncle n’avaient pas étévagues. Quant à la figure malheureuse de son cousin, M. Owenlui avait dit qu’elle n’avait pas le droit de faire une preuve d’untémoignage de si peu de valeur ; que ce serait vouloirs’attribuer un coup d’œil infaillible. Elle ne voulait pascontredire un avis si sage, mais elle était certaine de ne s’êtrepas trompée ; elle ne doutait pas que cet air malheureux nefût l’indice de la culpabilité.

Elle s’était juré mille fois à elle-mêmequ’elle ne convoiterait pas la maison et la propriété. Quand sononcle lui avait annoncé la première fois sa détermination de ladéshériter, elle s’était sentie assez sûre de son affection pourlui pour ne pas craindre qu’elle fût diminuée par ce changementd’intentions. Elle était fière de penser qu’elle était capable des’élever au-dessus de mesquines considérations d’argent, deconserver la noblesse de ses sentiments dans la pauvreté absolue àlaquelle elle pouvait être réduite. Mais maintenant elle étaittentée de désirer que le rédacteur eût raison. Y avait-il un hommequi méritât autant que M. Owen de grandir dans le monde et quipût occuper aussi honorablement une haute position ? Si ellene désirait pas Llanfeare pour elle-même, ne devait-elle pas ledésirer pour lui ? Il lui avait dit combien il était assuré deson amour, que tôt ou tard il obtiendrait sa main. Elle commençaitpresque à penser qu’elle devrait céder en effet, et que sa volontéplierait fatalement devant celle de l’homme qu’elle aimait. Maiscombien son triomphe serait doux si elle pouvait lui dire un jourque le moment était venu où elle serait fière de devenir safemme ! « Je vous aime assez pour être heureuse de vousdonner quelque chose ; mais je vous aime trop pour avoir vouluvous imposer un fardeau, quand je ne pouvais rien vousdonner. » C’est alors que l’on échangerait de douxbaisers ! Quant au cousin Henry, elle n’avait même pas decompassion pour lui. Il serait temps de prendre son sort en pitiéquand il aurait été contraint d’abandonner ce qu’il avait acquispar des moyens malhonnêtes, et de confesser ses fautes.

On n’expliqua pas à Mrs. Brodrick ce quedisaient les journaux, et elle attachait d’ailleurs peu d’intérêt àcette campagne entreprise contre le cousin Henry. Que l’on amenâtIsabel à accepter le legs, de manière que M. Owen pûtl’épouser et l’emmener, c’était tout ce qu’elle désirait. Si lesrevenus réunis d’Isabel et de M. Owen étaient suffisants pourque le nouveau couple ne dût pas être aidé par M. Brodrick,c’était assez pour Mrs. Brodrick ; elle s’inquiétait fortpeu de Llanfeare. Qui sait même si elle désirait voir la demi-sœurde ses propres enfants s’élever si haut au-dessus de leur modesteposition ? Et il était si facile à Isabel de s’assurersur-le-champ cette aisance ! Il suffisait d’un mot, d’un motqu’une fille moins entêtée n’aurait pas hésité à prononcer. Quant àl’héritage considérable qui devait dépendre d’un aveu deculpabilité si invraisemblable, elle le considérait comme aussiéloigné que jamais.

« Maudits soient lesjournalistes ! » disait-elle à sa fille aînée ;« pourquoi ne signe-t-elle pas un reçu et ne touche-t-elle passon revenu, comme le ferait une autre ? Elle a commandé hierdes bottines neuves chez Jackson ; où est l’argent pour lespayer ? »

Sa malveillance était encore envenimée par desreproches sévères qu’elle avait reçus de son mari. Isabel étaitallée trouver son père, quand sa belle-mère lui avait dit qu’elleétait une charge pour la maison.

« Papa, lui avait-elle dit, permettez-moide quitter la maison et de gagner quelque chose. Je puis toujoursbien me procurer mon pain. »

M. Brodrick s’était fâché. Il avaitdésiré, lui aussi, hâter le mariage de sa fille avec M. Owen,pensant que, par amour pour son futur mari, elle accepteraitl’argent. Il avait été ennuyé lui aussi de la persistance de sesrefus. Mais il avait été bien loin de songer à chasser sa fille dela maison, ou à lui faire les reproches humiliants et cruels que safemme n’hésitait pas à lui adresser.

« Ma chère enfant, lui avait-il répondu,je ne vois pas que cela soit nécessaire. Votre mère et moi nepensons qu’à votre bonheur. Je crois que vous devriez prendrel’argent de votre oncle, sinon pour vous, du moins pour celuiauquel nous espérons vous voir bientôt unie. Mais, laissant de côtécette question, vous avez le même titre que vos sœurs à rester ici,et jusqu’à votre mariage, cette maison sera la vôtre. »

Ces paroles soulagèrent le cœur d’Isabel, maiselles rendirent plus difficiles encore ses relations avec sabelle-mère. Mrs. Brodrick se soumettait habituellement à sonmari et s’appliquait à lui obéir ; mais elle avait certainesidées à elle, desquelles elle ne voulait pas se départir. Elleconsidérait la présence d’Isabel dans la maison comme un tort quilui était fait à elle-même. Quelques années avant, quand Isabelavait quitté Hereford, on lui avait donné à entendre que c’étaitpour toujours. Dès ce moment, plus de dépenses, plus d’ennuis, plusde jalousies relativement à Isabel. Le vieil oncle avait promis depourvoir à son avenir ; c’était donc un souci dont elle étaitdélivrée. Mais voilà qu’Isabel était revenue et insistait pourrester dans la maison – alors qu’elle pouvait faire autrement. Etpuis, ces bottines commandées à Jackson, et toutes les dépenses quedevaient occasionner un corps de plus à habiller, une bouche deplus à nourrir ! De plus, il était si évident qu’à Hereford onavait une grande estime pour Isabel, tandis qu’on ne pensait quepeu de bien de ses filles à elle, ou même on ne s’en inquiétait pasdu tout ! Il était inévitable qu’une femme du caractère deMrs. Brodrick montrât une humeur fort désagréable dans lescirconstances présentes.

« Isabel, lui dit-elle un jour, je nevous ai pas parlé de quitter la maison.

– Personne n’a dit que vous m’en eussiezparlé, ma mère.

– Vous n’auriez pas dû entretenir votrepère de votre idée d’être servante ailleurs.

– J’ai dit à papa que, si c’était sonavis, je chercherais à gagner mon pain.

– Vous lui avez dit que je m’étaisplainte de votre présence ici.

– Vous vous en êtes plainte en effet. Ilfallait bien le lui dire pour lui faire comprendre mon intention.Je suis une charge, je le sais bien. Tout être humain qui mange ets’habille, sans rien gagner, est une charge. Et je sais que l’onm’en veut plus encore, parce que l’on avait espéré que j’entreraisdans une autre maison.

– Vous le pouvez encore, si vous levoulez.

– Mais je ne le veux pas. C’est unematière sur laquelle je n’accepte d’avis de personne. Voilàpourquoi je désirais m’en aller pour gagner mon pain. Comme jevoulais garder ma liberté d’action, dans cette question d’argent,il était naturel que je supportasse les conséquences de maconduite ; et je comprends que l’on me considère comme unfardeau. » Les autres jeunes filles entrèrent, et laconversation fut interrompue. Une heure ou deux après,Mrs. Brodrick et Isabel se retrouvèrent seules.

« Bien certainement, je trouve bizarreque vous ne preniez pas l’argent, dit Mrs. Brodrick.

– Pourquoi revenir là-dessus ? Je nele prendrai pas.

– Et tous ces gens de Carmarthen qui sontsi convaincus de vos droits à une fortune bien plus grandeencore ! Ne parlons pas de charges ; mais je ne puiscomprendre que votre conscience ne vous reproche rien, quand vousvoyez votre père obligé de payer tant de choses et si peu en étatde le faire.

Isabel ne voulut pas répéter qu’elle entendaitgarder sa liberté.

« Vous vous obstinez, continuaMrs. Brodrick, à vouloir faire triompher vos idées sur cellesde gens qui ont plus d’expérience et de raison que vous. Quant àM. Owen, vous l’amènerez un jour ou l’autre à chercherailleurs. Il faut une femme à ce jeune homme, et naturellement ilen trouvera une. Toute chance alors sera perdue pourvous. »

C’est ainsi qu’Isabel passait tristement sontemps à Hereford.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer