Le cousin Henry

Chapitre 3LE COUSIN HENRY

Le cousin Henry trouva sa position difficileet précaire. Cette insinuation de son oncle – ou plutôt cetteaffirmation qu’il pourrait encore changer ses intentions – luiétait désagréable. Sans doute il le pouvait, et, comme le pensaitle cousin Henry, il était homme à le faire, s’il l’irritait, s’ille contrariait, ou même s’il l’ennuyait. Il savait que plus d’untestament déjà avait été fait et mis de côté. Le cousin Henry avaittourné et retourné toute l’affaire dans son esprit, depuis qu’ilavait connu le caractère de son oncle. Si imprudent qu’il eût étédans sa première jeunesse, il comprenait alors vivementl’importance de ce titre, propriétaire de Llanfeare. Il n’y avaitrien qu’il ne fût disposé à faire pour plaire à son oncle et seconcilier ses bonnes grâces. Llanfeare, sans la charge d’Isabel,serait évidemment plus agréable, mais il était prêt à épouserIsabel le lendemain, si seulement Isabel voulait l’accepter.C’était Llanfeare qui était en jeu : ce devait être Llanfeareou rien. La position qui s’offrait à lui, il la devait non àl’affection de son oncle, mais à un scrupule du vieillard. S’ilpouvait confirmer son oncle dans ce sentiment, Llanfeare était àlui. Mais s’il était exclu de l’héritage, il ne devait s’attendre àaucune compensation : son oncle ne lui laisserait rien paraffection. Tout cela, il le comprenait très bien ; et il n’estpas étonnant qu’il fût un peu nerveux dans ses actes et dans sesparoles.

Il était trop évident pour lui que son onclene l’aimait pas. À leur première entrevue, il avait dû entendrel’éloge d’Isabel et des menaces contre lui-même. Il était tout àfait préparé à prendre son parti de l’un et l’autre, comme aussi detoute épreuve désagréable qu’il lui faudrait subir, si le succèsdevait récompenser sa patience. Mais il croyait que le plus sûrétait de faire à Isabel une cour empressée. S’il réussissait, ilétait sauvé, quoi que fît le vieillard. Si elle persévérait dansson refus, ce qu’il croyait probable, il aurait au moins montré lavolonté de donner satisfaction au désir de son oncle. Tout celaétait bien raisonné, mais il ne se rendait pas un compte exact dessentiments du vieillard à son égard. Il ne voyait pas combienpénible encore était son hésitation entre le devoir et l’affection.Il ne mesurait pas la profondeur de l’amour du vieillard pourIsabel. S’il avait été plus clairvoyant, il se serait tenu hors dela vue de son oncle ; il aurait consacré son temps à visiterles fermiers et à surveiller la culture. Mais, au contraire, ilentrait souvent le matin dans la chambre de son oncle, de laquelleil excluait ainsi Isabel. Les choses en étaient venues à ce pointque l’oncle Indefer n’était jamais à son aise que quand Isabelétait avec lui.

« On ne peut être attaché à une personneplus que je ne le suis à Isabel, » dit le neveu à son oncle,le troisième jour de son arrivée. L’oncle répondit par ungrognement. Plus il voyait l’homme, moins il trouvait supportablel’idée de sacrifier Isabel à un tel mari. « Je feraicertainement mon possible pour satisfaire vos désirs.

– Mes désirs n’ont qu’elle pourobjet.

– Sans doute, monsieur, je comprendsparfaitement. Comme elle ne doit pas être l’héritière, il faut luifaire la meilleure position possible.

– Vous pensez que vous épouser seraitpour elle la meilleure position possible ? » L’oncleparla ainsi d’un ton méprisant, qui devait être fort désagréable àsupporter. Il était injuste d’ailleurs, car le malheureux jeunehomme n’avait certes pas voulu parler de lui-même.

Mais il fallait tout endurer. « Jevoulais dire, monsieur, que, si elle voulait accepter ma main, lapropriété aurait pour elle un intérêt presque aussi grand que pourmoi.

– Beaucoup plus grand, dit avecirritation l’oncle Indefer. Il n’est pas d’homme, de femme,d’enfant qu’elle ne connaisse dans les environs. Tous l’aiment, etavec raison ; elle a été leur meilleure amie. Pour ce qui estd’eux, il leur serait pénible de ne pas dépendre d’elle.

– Il en serait pourtant ainsi, monsieur,si elle consentait à faire ce que vous et moi désirons.

– Désirer ! moi ! » Et ilrecommença à grogner, tournant le dos à son neveu, et affectant delire le journal qu’il avait tenu à la main pendant la conversation.Il faut reconnaître combien était difficile le rôle qu’avait àjouer l’héritier présumé. Il comprenait que son oncle le haïssait,mais ce qu’il ne pouvait comprendre, c’est que le meilleur moyen dediminuer cette haine aurait été qu’il délivrât son oncle de saprésence. Il restait là assis, les yeux fixés sur la grille vide,feignant de temps à autre de lire un vieux journal qu’il trouvaitsur la table, tandis que son oncle bouillait de colère et grognait.Pendant tout le temps qu’il souffrait ainsi de la présence de sonneveu, l’oncle Indefer se demandait si la coutume anglaise,concernant les héritiers mâles, était bien nécessaire à laprospérité du pays. Deux personnes occupaient sa pensée, et l’uned’elles devait lui succéder dans la propriété. L’une était sansaucun doute la plus délicieuse créature qu’il eût rencontrée sur lechemin de la vie, l’autre, au moins était-il porté à le croire ence moment, était l’être le plus désagréable qu’on pût voir. Cequ’ils étaient pour lui, ne le seraient-ils pas pour les fermiers,dont le bonheur était entre les mains du futur possesseur deLlanfeare ? Plus il avait à endurer la présence de cet homme,plus il éprouvait le désir d’aller au tiroir qui était là, sous samain, et de détruire celui des testaments qui était au-dessus desautres.

Mais il ne se laissa pas aller à un acte sidéraisonnable. Le jeune homme n’avait rien fait dont il pûts’offenser ; il n’avait fait que lui obéir en se rendant dansla Galles du Sud. La coutume du pays était bonne, sage et fortementétablie. S’il croyait à quelque chose au monde, c’était au droit deprimogéniture en matière de succession foncière. Malgré tout lecharme d’Isabel, le devoir était le devoir. Aurait-il donc osé sedire à lui-même qu’il pouvait, sans être coupable, violer unecoutume à laquelle sa conscience lui faisait une loi d’obéir ?S’il se permettait à lui-même de ne pas l’observer, par amour pourIsabel, pourquoi un autre n’en ferait-il pas autant, puis untroisième, et ainsi de suite ? Ne pensait-il pas qu’il auraitmieux valu que la transmission de la propriété fût réglée par sonpère ? Comment alors pourrait-il, sans commettre une faute,agir en opposition avec l’esprit d’une coutume qu’il croyait bonne.Ainsi, il ne cessait d’argumenter avec lui-même ; mais laprésence odieuse de son neveu enlevait à ses arguments beaucoup deleur force.

Cependant, le cousin Henry s’essayait avecIsabel. Il n’avait qu’une semaine à passer avec elle, et déjà troisjours étaient écoulés. À la fin de la semaine, Isabel allait partirpour Hereford, et Henry savait bien que son oncle attendaittoujours qu’il fît l’offre de sa main à sa cousine. Quant à lui, ily était assez disposé. Ce n’était pas un homme à fortes affections,mais pas davantage un homme à fortes aversions, si ce n’est qu’ence moment il avait un goût très déclaré pour Llanfeare, et unprofond dégoût des bureaux où il gagnait, à Londres, son pain detous les jours. Lui aussi, il désirait faire son devoir, autant dumoins que l’accomplissement de son devoir pût contribuer à luiassurer la propriété tant désirée de Llanfeare. Il trouvaitéquitable qu’à Isabel revînt une part considérable de lasuccession. Oui, sans doute, mais à condition qu’il fût lui-mêmeconstitué héritier définitif.

« Ainsi, vous partez dans deux ou troisjours ? lui dit-il.

– Dans quatre jours ; je m’en irailundi.

– C’est bien tôt. Je regrette que vousnous quittiez ? Mais il vaut mieux, je suppose, que le cheroncle Indefer ne soit pas laissé seul.

– Je serai partie à ce moment de toutefaçon, dit Isabel, qui ne voulait pas lui laisser supposer qu’ilpût la remplacer près de son oncle.

– Quoi qu’il en soit, je suis fâché quevous ne demeuriez pas ici pendant que j’y serai ; mais,naturellement, je n’y puis rien. » Il s’arrêta alors, maiselle n’ajouta pas un mot. Elle voyait, à l’anxiété qu’exprimait saphysionomie, et à un son de voix qui ne lui était pas ordinaire,qu’il était sur le point de faire sa proposition. Elle étaitpréparée à le recevoir, et restait silencieuse et attentive, lesyeux fixés sur lui.

« Isabel, dit-il, je suppose que l’oncleIndefer vous a fait part de ses intentions ?

– Sans doute. Il me dit toujours sesintentions.

– Au sujet de la propriété ?

– Oui, au sujet de la propriété. Il a, jecrois, fait un testament par lequel il vous la laisse. Il a agiainsi, non qu’il vous préfère, mais parce qu’il pense que lapropriété doit aller à l’héritier mâle. Je suis, comme lui,absolument d’avis qu’en ces sortes de choses on ne doit point êtredirigé par l’affection. Il est si absolument honnête qu’il ferasans nul doute ce qu’il croit être son devoir.

– Mais l’effet est toujours le même.

– Oui, quant à ce qui vous concerne, lerésultat sera le même. Vous aurez la propriété, qu’il vous la donnepar amour ou par devoir.

– Et vous, vous la perdrez ?

– Je ne puis perdre ce qui n’a jamais étéà moi, dit-elle en souriant.

– Mais pourquoi ne l’aurions-nous pastous deux, l’un aussi bien que l’autre ?

– Cela n’est pas possible.

– Si, c’est possible, si vous voulez vousrendre à mon désir, et aussi au sien. Je vous aime de tout moncœur.

Elle ouvrit de grands yeux, comme si elleéprouvait une vive surprise. Elle savait qu’il n’était pas bien dejouer cette petite comédie, mais elle n’eut pas la force derésister à la tentation.

« Oui, dit-il, de tout mon cœur. Pourquoine nous marierions-nous pas ? Alors, la propriété nousappartiendrait à tous deux.

– Oui, en effet, elle serait à nousdeux.

– Pourquoi ne pas nous marier, hein,Isabel ? » Et il s’approcha d’elle comme pour fairequelqu’une des démonstrations habituelles aux amoureux.

« Asseyez-vous, Henry ; je vais vousdire pourquoi ce n’est pas possible. Je ne vous aime pas dutout.

– Vous pourriez apprendre à m’aimer.

– Jamais, jamais ; je ne sauraisjamais cette leçon-là. Finissons-en. L’oncle Indefer vous a demandéde me faire cette proposition ?

– Il m’a écrit une lettre dans laquelleil me disait qu’il en serait heureux.

– Bien. Vous vous êtes cru obligé àsatisfaire son désir, et vous l’avez fait. Alors, qu’il n’en soitplus question. Je n’épouserais pas un ange, même pour obliger mononcle, ou pour obtenir Llanfeare ; et vous n’êtes pas un ange– à mes yeux du moins.

– Entre un ange et moi, il n’y a rien decommun, je l’avoue, dit-il, essayant encore de montrer de la bonnehumeur.

– Non, non. Ce que j’ai dit n’avait aucunsens ; il n’est pas question d’anges. Serais-je sur le pointd’aimer un homme, je ne l’épouserais pas, si je devais par làposséder tout Llanfeare et même obliger mon oncle. Je voudraisl’aimer pour lui-même, sans penser à Llanfeare. Je ne suis pas dutout sur le point de vous aimer.

– Et pourquoi ne m’aimeriez-vous pas,Isabel, demanda-t-il sottement.

– Parce que – parce que – parce que vousm’êtes odieux !

– Isabel !

– Je vous demande pardon. Je n’aurais pasdû parler ainsi. J’ai eu grand tort ; mais aussi pourquoi mefaire une semblable question ? Ne vous avais-je pas dit definir là-dessus. Et maintenant, voulez-vous me laisser vous donnerun petit conseil ?

– Qu’est-ce ? » demanda-t-ilavec irritation. Il commençait à la haïr, mais il s’efforçait decontenir sa haine ; en y donnant cours, il aurait pucompromettre ses chances.

« Ne dites pas un mot de moi à mon oncle.Il vaudra mieux pour vous qu’il ignore notre entrevue. S’il a pusouhaiter auparavant que nous devinssions mari et femme, je necrois pas qu’il le désire maintenant. Laissez passer la chose. Il apris des dispositions en votre faveur, parce que c’est son devoir.Si vous ne faites rien qui lui cause un vif déplaisir, il ne leschangera plus. Autant qu’il vous sera possible, ne lui parlez pasde choses qui lui soient désagréables. Or, toute parole à monsujet, venant de vous, lui serait désagréable. Vous feriez mieux devisiter les fermes, de voir les fermiers, et d’apprendre tout cequi est relatif à l’administration de la propriété. Voilà ce dontil faut lui parler. N’émettez jamais l’opinion qu’elle rend moinsd’argent qu’elle ne devrait. Tel est l’avis que je peux vousdonner. Et maintenant, si vous le voulez bien, nous ne reprendronsjamais le sujet de tout à l’heure. » Elle se leva alors etsortit, sans attendre de réponse.

Resté seul, il résolut de suivre ce conseil,tout au moins sur un point. Il ne renouvellerait pas son offre demariage, et n’aurait plus d’entretien avec elle. Elle lui étaitnaturellement devenue odieuse, depuis qu’elle lui avait sifranchement déclaré ce qu’elle pensait de lui. Il avait fait laproposition et accompli ainsi son devoir. Il avait fait laproposition, et il se tirait sain et sauf de ce mauvais pas.

Mais il ne croyait pas entièrement à lasincérité de l’avis, en ce qui concernait leur oncle. Il brûlait dudésir de s’assurer l’héritage à lui-même, et il pensait que sansaucun doute Isabel éprouvait la même convoitise. Il était possibleque la persistance des intentions du vieillard dépendît de sonobéissance ; dans ce cas, il était nécessaire que son onclesût qu’il avait obéi. Naturellement, il lui dirait ce qu’il avaitfait.

Mais il attendit pour cela qu’Isabel fûtpartie. Il suivit son avis relativement à la propriété et auxfermiers ; mais cela ne lui réussit guère. S’il y avait ici untoit qui tombait, là une porte qui fermait mal, il déployait sonzèle en entretenant son oncle de ces dégâts. Mais le vieillardn’aimait pas qu’on lui parlât de ce genre de détails. Il fautreconnaître que seul un homme de grand mérite aurait pu secomporter à l’entière satisfaction du vieillard, dans la positionoù était le jeune homme.

Mais aussitôt qu’Isabel fut partie, il fitconnaître à son oncle qu’il lui avait obéi.

« Je lui ai demandé sa main,monsieur ; elle m’a refusé, dit-il à voix basse, d’un tonmélancolique et pénétré.

– Qu’attendiez-vous donc ?

– À tout prix, j’ai voulu vous obéir.

– Devait-elle vous sauter au cou, quandvous lui avez demandé sa main ?

– Elle était décidée, très décidée.Naturellement, je lui ai dit votre désir.

– Je n’ai pas de désir.

– Je croyais que vous désiriez cemariage.

– Je l’ai désiré, mais j’ai changéd’idée. Cela n’irait pas du tout. Je puis à peine comprendre quevous ayez eu le courage de lui demander sa main. Je ne suppose pasque vous ayez été assez intelligent pour voir combien elle estdifférente des autres jeunes filles.

– Oh ! Si, je l’ai bien vu.

– Et malgré cela, vous allez avec aisancelui demander d’être votre femme, tout comme s’il s’agissait pourvous d’acheter un cheval ! Sans doute vous lui avez dit quevous lui faisiez cette offre à cause de la propriété ?

– Je l’ai dit, » répondit le jeunehomme absolument confondu et dérouté par l’attitude et les parolesde son oncle.

« C’est cela, tout comme si c’était unmarché ! Si vous voulez vous accommoder de moi comme mari, ehbien, vous partagerez avec moi la propriété. C’est bien ainsi,n’est-ce pas ? Et alors vous venez me dire que vous avezaccompli votre devoir en faisant la proposition !

L’héritier en expectative fut alors convaincuqu’il aurait été plus sage à lui de suivre l’avis d’Isabel, bienqu’il ne pût encore admettre qu’il fût désintéressé. Comment Isabellui aurait-elle donné un conseil en opposition à ses propresintérêts ! Isabel ne devait-elle pas avoir, par rapport à lapropriété, les mêmes sentiments que lui ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer