Le cousin Henry

Chapitre 15LE COUSIN HENRY FAIT UNE NOUVELLE TENTATIVE

Quand M. Apjohn fut parti, le cousinHenry resta pendant une heure, non à réfléchir – on n’a plus laforce de penser quand on est accablé à ce point – mais paralysésous le poids de son malheur, se répétant à lui-même que jamaispersonne n’avait été si cruellement traité. S’il avait été un autrehomme, il aurait jeté M. Apjohn hors de la maison, à lapremière parole qui trahissait chez lui un soupçon injurieux ;mais la force lui avait manqué pour cela. Il s’avoua à lui-même safaiblesse, sans pouvoir se résoudre à s’avouer aussi qu’il étaitcoupable : pourquoi ne trouvaient-ils pas le testament ?Leurs attaques et ses tourments auraient ainsi leur terme.

Sentant à la fin qu’il serait incapable derassembler ses idées, tant qu’il demeurerait dans la bibliothèque,et comprenant en même temps qu’il lui fallait arrêter une ligne deconduite, il prit son chapeau et se dirigea vers les rochers.

Il avait un mois devant lui, juste un mois,avant le jour où il devait paraître au banc des témoins. Voilà cequ’à tout prix il voulait éviter. Il résolut, quoi qu’il dût enrésulter, de ne pas se soumettre à l’interrogatoire de sesadversaires. On ne pouvait le tirer de son lit, s’il s’y disaitretenu par une maladie. On ne pouvait envoyer des agents de policeà sa recherche, s’il se cachait dans Londres. À moins qu’il ne sedéclarât lui-même coupable de connaître l’existence du testament,on ne pouvait produire aucune charge contre lui. Ou enfin, s’ilavait seulement le courage de se précipiter des rochers, il seraitcertain d’échapper au moins ainsi à ses ennemis.

Pourquoi toutes ces attaques dirigées contrelui ? Il se le demandait, assis sur les rochers, regardant lamer à ses pieds. Pourquoi toutes ces attaques ? Si l’onvoulait que sa cousine Isabel eût la propriété, on n’avait qu’à lalui donner. Il ne désirait qu’une chose, pouvoir quitter ce paysmaudit, n’en plus entendre parler et y être oublié. Ne pouvait-ilrenoncer à la propriété par un acte légal, et réduire au silenceles voix ennemies qui s’élevaient contre lui ? Mais cela étaitpossible sans qu’il eût besoin de recourir à un acte légal :il n’avait qu’à prendre le livre contenant le testament et à leremettre à l’homme de loi. Cela pouvait se faire ; et puisquepersonne ne savait d’une façon certaine qu’il connût l’existence dece testament, il semblerait agir non seulement en honnête homme,mais en homme généreux. Quel jugement porterait-on sur lui si,réellement, c’était ce jour-là même qu’il découvrait letestament ? On le jugerait le plus honnête des hommes. Ehbien, il pouvait encore faire croire qu’il en était ainsi. Il avaitpris le livre, dirait-il, pour y trouver quelque soulagement à sapeine, et voilà qu’il avait trouvé le papier dans lesfeuillets ! Personne ne le croirait. Il se disait que telleétait déjà sa réputation dans le comté, que personne n’ajouteraitfoi à ses paroles. Mais, alors même qu’on ne le croirait pas, onaccepterait assurément la restitution sans récriminations. Alors,plus de banc des témoins, plus d’avocat, plus de limier féroce,avide de le déchirer. Qu’on le sût ou non, on le laisserait aller.Au moins dirait-on de lui que, ayant le testament entre les mains,il ne l’avait pas détruit. Là-bas, à Londres, où l’on neconnaissait pas les détails de cette malheureuse affaire, onparlerait favorablement de lui. Et alors il aurait le temps et leloisir d’apaiser sa conscience par le repentir.

Mais à qui remettre le testament, et que direen le remettant ? Il se savait malhabile à formuler unmensonge. C’était actuellement à M. Apjohn, et personne ne luifaisait peur comme M. Apjohn. S’il portait le livre et lepapier à l’homme de loi et essayait de lui faire le récit préparé,en une minute M. Apjohn aurait tiré de lui la vérité :ses yeux perçants et ses sourcils froncés le rendaient impuissant àtenir caché ce qu’il voulait dissimuler. Il ne trouverait nireconnaissance, ni pitié, ni justice chez l’homme de loi : ilaccepterait la restitution, pour le fouler ensuite aux pieds. Nevaudrait-il pas mieux aller à Hereford, sans parler à personne deson départ, et remettre l’acte à Isabel ? Mais Isabel l’avaitoutragé ; elle l’avait traité avec le plus absolu mépris. S’ilcraignait M. Apjohn, il haïssait sa cousine. S’il y avaitencore dans son cœur un sentiment vigoureux, c’était la haine qu’ilportait à Isabel.

La seule voix qui lui eût parlé avecbienveillance, depuis son arrivée dans ce pays détesté, était celledu vieux fermier Griffiths. Encore cette voix était-elle devenuesévère ; mais dans cette sévérité même il y avait un peu decompassion. Il pensa que s’il y avait quelqu’un à qui il pût conterson histoire, c’était à M. Griffiths. Il se décidasur-le-champ à aller à Coed. Il avait bien encore devant lui cetautre moyen d’échapper à ses tourments que lui offraient lesrochers et la mer. Tandis qu’il se rendait, le matin, à l’endroitoù il était couché en ce moment, il en avait eu la pensée, maissans croire qu’il aurait l’énergie nécessaire pour un telacte ; il était presque certain, au contraire, que, le momentvenu, le courage lui manquerait. Pourtant, se disait-il, le courageviendra peut-être. Qu’un mouvement soudain l’emportât en avant, ilespérait que Dieu, ayant égard à ses souffrances, lui pardonneraitsa faute. Mais en considérant l’endroit, en voyant qu’il tomberaitsur les rochers et non dans la mer, et que sa mort seraitinstantanée, il réfléchit que Dieu ne pardonnerait pas une fautedont il n’aurait pas le temps de se repentir. C’était donc encoreun moyen auquel il ne pouvait avoir recours. Il ne lui restait plusqu’à s’adresser au fermier Griffiths.

« Vous voilà donc encore à rôder sur lesterres de mon père ? »

Le cousin Henry reconnut aussitôt la voix deson ennemi le plus acharné, le jeune Cantor, et, si accablé qu’ilfût, il éprouva le sentiment d’orgueil froissé d’un propriétaire àqui l’on interdit l’accès de sa propre terre. « Je suppose quej’ai le droit de me promener sur mes terres ? dit-il.

– Je ne sais pas si ce sont vos terres,répliqua le fils du fermier ; je n’en sais rien du tout. Il ya des gens qui en parlent beaucoup ; moi, je ne disrien : j’ai mon opinion, mais je ne dis rien. Il y en ad’autres qui ne se gênent pas, vous devez le savoir, monsieurJones ; mais moi, je ne dis rien.

– Comment osez-vous parler si insolemmentà votre maître ?

– Mon maître ? Je n’en sais rien. Jesais que mon père a un bail et qu’il paye son fermage, que ce soitun autre ou vous qui le receviez ; et mon opinion est que vousn’avez pas plus le droit qu’un autre étranger d’entrer chez nous.Sortez donc d’ici, s’il vous plaît.

– Je resterai aussi longtemps qu’il meconviendra, » dit le cousin Henry.

« Très bien ! Alors, mon père vousfera un procès pour violation de propriété, et vous devrez vousprésenter devant une cour de justice. Une fois cité, vous serezbien obligé d’y aller. Vous avez beau vous appeler propriétaire,vous n’avez aucun droit ici. Si vous avancez, je vous rosserai,voilà tout. Vous n’oseriez pas paraître devant un magistrat ;bien sûr, vous n’oseriez pas. »

Le jeune homme resta quelque temps comme s’ilattendait une réponse ; puis il partit avec un grand éclat derire.

On pouvait donc impunément l’insulter et lebattre sans qu’il pût obtenir réparation, puisqu’il n’osait pas sesoumettre à l’épreuve du témoignage en justice. Tout le monde lesavait autour de lui. Sa position fausse ou sa lâcheté le tenaienten dehors de la protection de la loi. Évidemment, il fallait agirde quelque manière ; et, n’ayant pas le courage de se noyer,il devait se rendre chez M. Griffiths et lui débiter sonmensonge. Il irait sur-le-champ. Il n’avait ni le livre ni letestament, mais peut-être n’en serait-il que plus à l’aise pourparler.

À Coed, il trouva le fermier dans sa cour.

« Vous voyez un homme bien ennuyé, »dit le cousin Henry, commençant son histoire.

« Qu’y a-t-il, monsieur ? » Lefermier s’assit sur une barre mobile et basse qui fermait l’entréed’une grange ouverte, et le cousin Henry s’assit près de lui.

– Le jeune Cantor vient de m’insultergrossièrement.

– Il a eu tort. Quoi qu’il advienne detout ceci, il n’aurait pas dû agir ainsi. C’est un roquet qui atoujours été trop hardi.

– J’ai été bien durement traité parmivous.

– Quant à cela, monsieur Jones, voussavez quelles opinions on émet bien haut au sujet du testament. Jevous l’ai dit hier quand je vous ai vu.

– Quelque chose est arrivé depuis hier,quelque chose que je venais justement vous dire.

– Qu’est-ce qui est arrivé ? »Le cousin Henry poussa un gémissement lamentable en voyant venir lemoment de la révélation. Il sentit que l’observation qu’il venaitde faire relativement au jeune Cantor rendait inopportune pourl’instant cette révélation. Il aurait fallu qu’il lançâtimmédiatement son histoire. « Oh ! monsieur Griffiths,j’ai trouvé le testament ! » Voilà comment il aurait dûprocéder. Il comprenait maintenant qu’il avait maladroitementlaissé échapper l’occasion.

« Qu’est-ce qui est arrivé, monsieurJones, depuis que je suis allé hier à Llanfeare ?

– Je crois que ce n’est pas ici le lieuet le moment de vous le dire.

– Quand, alors ?

– Pas aujourd’hui. Le jeune Cantor m’amis hors de moi ; je ne sais plus ce que je dis.

– S’il ne s’agit que de dire quelquechose, monsieur, pourquoi ne pas vous expliquer ?

– J’ai aussi quelque chose à vousmontrer, répondit le cousin Henry, et, si vous pouviez venir chezmoi demain ou après-demain, je vous expliquerais tout.

– Eh bien, demain, dit le fermier.Après-demain je dois aller au marché à Carmarthen. Je serai chezvous à onze heures, si ce n’est pas trop tôt. »

Une heure, ou trois heures, ou cinq heures, oumême le surlendemain auraient plu davantage au cousin Henri, qui nedemandait qu’à reculer l’heure fatale. Il accepta pourtant laproposition et partit. Il s’était donc engagé à faire unerévélation ; il ne pouvait plus éviter de la faire. Il avaitun vif regret de sa sotte conduite pendant le dernier quartd’heure. Si quelque chose pouvait faire croire au vieux fermier quele testament avait été trouvé le matin même, c’était un récit faitcomme sous le coup de l’émotion d’une découverte inattendue. Ilsentait bien que sa maladresse et son manque d’énergie lui créaientà chaque pas de nouvelles difficultés. Comment pourrait-ilmaintenant prendre l’attitude d’un homme qui vient d’éprouver uneviolente surprise ? N’importe, il lui fallait poursuivre sonplan jusqu’au bout ; c’était son unique moyen de salut. Lefermier ne le croirait pas ; mais au moins, il pourrait ainsifuir cet odieux Llanfeare.

Il veilla bien avant dans la nuit, pensant àtout cela. Depuis plusieurs jours, il n’avait pas touché le livreni regardé le testament. Il s’était déclaré à lui-même que lepapier resterait là, tant que le hasard ne le ferait pas découvrir.La chose ne le regardait plus. Pendant les quinze derniers jours,il avait conformé sa conduite à cite résolution. Mais maintenanttout était changé : il allait livrer le testament de sa propremain ; il fallait bien qu’il s’assurât qu’il était toujourslà.

Il prit le livre ; le papier y était. Ildéplia l’acte et le lut avec attention dans les moindres détails.L’acte avait été composé et rédigé dans l’étude d’un avoué, avec ledéfaut de ponctuation et l’inintelligible phraséologie qu’on trouvehabituellement dans les actes légaux. Il avait été copié à lalettre par le vieillard ; c’était bien là un testamentvalable, qui ne pouvait manquer d’être considéré comme tel. Jamaisil ne l’avait si longuement examiné. Il aurait craint qu’une marquelaissée par son doigt, une tache, une brûlure faite par uneétincelle ne révélât qu’il l’avait déjà lu. Mais maintenant ilétait décidé à bannir toute crainte et à faire connaître à tous quele testament avait été entre ses mains. Aussi se croyait-ilautorisé à le relire, sans redouter d’être trahi par ces petitsaccidents. Que les femmes de la maison le vissent occupé à cettelecture, qu’est-ce que cela pouvait faire désormais ?

Il le lut trois fois, pendant que les heuresde la nuit s’écoulaient ; trois fois il lut cet acte, rédigéavec une habileté diabolique en vue de le dépouiller d’un bien quilui avait été promis. S’il avait commis une faute en le cachant, endissimulant son existence, quelle faute plus grande avait commisece vieillard qui, à son lit de mort, avait employé ses dernièresforces à le dépouiller ! Maintenant que le jour, presque lemoment, était venu de remettre en d’autres mains la propriété qu’ilavait si sincèrement maudite quelques heures auparavant, il sentitrenaître en lui l’amour de l’argent et le sentiment de la dignitéque lui donnait la possession d’un domaine étendu. Il pensa tout àcoup qu’avec un peu de courage, de persévérance, de patience, ilverrait un jour la fin de tous ses maux. En se représentant cequ’il serait dans cinq ans peut-être, propriétaire de Llanfeare,pourvu de bonnes rentes, il eut honte de sa faiblesse.

Quelques questions qu’on pût lui poser, onn’établirait aucune charge contre lui. S’il brûlait le testament,nul ne le saurait. Si le testament restait caché, on pourraitpeut-être tirer de lui son secret ; mais aucun avocat, sihabile qu’il fût, n’arriverait jamais à lui faire dire qu’il avaitlivré le papier aux flammes.

Il était là assis à le regarder, en grinçantdes dents et en serrant les poings. S’il osait ! S’ilpouvait ! Un instant il fut décidé. Mais aussitôt apparurentdevant ses yeux le juge, le jury, tout l’appareil de la cour et leslongues horreurs d’un emprisonnement à vie. En ce moment même, cesfemmes qui l’épiaient pouvaient être occupées à surveiller sesactions. Et alors même qu’il n’y aurait eu ni femmes curieuses, nijugement, ni preuves, il aurait toujours sur la conscience unefaute entraînant la damnation de son âme, un crime que le repentirne pourrait effacer que s’il l’expiait en se livrant lui-même à lajustice. À peine avait-il résolu de détruire le testament qu’il sesentait incapable de le détruire. À peine avait-il senti sonimpuissance, que le désir d’agir renaissait plus vif en lui. Quand,à trois heures, il se traîna péniblement jusqu’à son lit, le papierétait de nouveau dans le livre de sermons, et le livre à sa placehabituelle sur le rayon.

À l’heure dite, M. Griffithsarriva ; son attitude montrait qu’il croyait à un heureuxdénouement de l’affaire ; il voulait être bienveillant etgracieux.

« Eh bien, monsieur, voyons ce quec’est ; j’espère que ce que vous allez me dire mettra enfinvotre esprit en repos. Vous avez été bien malheureux depuis la mortde votre oncle.

– Vraiment oui, monsieur Griffiths.

– Qu’y a-t-il maintenant ? Quoi quece soit, soyez certain que vous aurez en moi un confidentcharitable. Je ne chercherai pas le mal, et si je peux vous êtreutile, ce sera bien volontiers. »

En entendant la porte s’ouvrir et les pas dufermier résonner dans les pièces voisines, le cousin Henry avaitrésolu de ne pas révéler ce jour-là son secret. C’était encoreimpossible, après sa manière d’être de la veille. Il ne voulut mêmepas tourner les yeux vers le livre ; il resta les yeux fixéssur la grille vide du foyer.

« Qu’y a-t-il, monsieur Jones ?demanda le fermier.

– Mon oncle a fait un testament, ditfaiblement le cousin Henry.

– Sans doute, il a fait untestament ; il en a fait plusieurs – un ou deux de plus qu’iln’aurait dû, à mon sens.

– Il a fait un testament après ledernier.

– Après celui qui était en votrefaveur ?

– Oui, après celui-là. Ce que j’ai vu neme permet pas d’en douter, et j’ai voulu vous le dire.

– C’est tout ?

– J’ai cru devoir vous dire que j’avaiscette certitude. Qu’est devenu le testament depuis qu’il a étéfait, c’est une autre question. Je crois qu’il doit être dans lamaison et qu’il faut faire des recherches. Si l’on croit que cetestament existe, pourquoi ne pas venir faire une perquisitionminutieuse ? Je n’y mettrais certes pas empêchement.

– C’est tout ce que vous avez à medire ?

– J’ai beaucoup pensé à cela, et labienveillance que vous m’avez montrée me faisait un devoir de toutvous raconter.

– Mais, vous aviez quelque chose à memontrer.

– Oui, c’est vrai. Si vous voulez monter,je vous ferai voir l’endroit où le vieillard a écrit ce derniertestament.

– Rien de plus ?

– Rien de plus, monsieur Griffiths.

– Alors bonjour, monsieur Jones. Jecrains que vous ne soyez pas encore au bout de vospeines. »

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