Le cousin Henry

Chapitre 4MORT DE L’ONCLE INDEFER

Isabel partit toute triste pourHereford : elle savait qu’elle laissait son oncle soucieux etcontrarié.

« Je sais que je m’affaiblis tous lesjours, » lui dit-il. Et pourtant, il n’y avait pas longtempsqu’il avait parlé de vivre encore deux ans.

« Dois-je rester ? demandaIsabel.

– Non ; ce ne serait pas bien. Vousdevez aller voir votre père. J’espère bien vivre jusqu’à votreretour.

– Oh ! oncle Indefer !

– Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela faitque je meure ? Ce n’est pas cela qui me tourmente. » Ellel’embrassa et partit. Elle comprenait que toute question eût étéinutile ; elle savait bien la cause de son souci. L’idée queson neveu devait être maître de Llanfeare lui était si odieusequ’il pouvait à peine la supporter ; et à cela venaits’ajouter par surcroît l’ennui de la présence de ce neveu. Ilfallait donc passer avec cet homme trois semaines, trois de cellesqu’il lui restait à vivre ; c’était là une aggravation cruellede ses ennuis. Isabel partit, et l’oncle et le neveu restèrent enface l’un de l’autre, mais non pour leur plus grand agrément à tousdeux.

Isabel n’avait ni vu M. Owen, ni entenduparler de lui, depuis qu’elle avait écrit la lettre renfermant ladécision de son oncle. Elle allait maintenant le rencontrerinévitablement, et elle considérait avec effroi, presque entremblant, cette nécessité. Sur un point elle s’était fait unerésolution ; elle le croyait au moins. Comme elle avait refuséWilliam, quand elle était l’héritière présumée de Llanfeare, ellene l’accepterait certainement pas, si un sentiment d’honneur et degénérosité le poussait à renouveler sa proposition, dans lasituation si différente où elle était. Elle ne l’avait pas accusédans son cœur d’être venu à elle à cause de sa richessesupposée : elle avait une trop haute opinion de lui. Mais, lefait était là ; elle l’avait refusé, quand elle étaithéritière présumée ; et, pas même au prix de son bonheur, ellene voulait lui laisser croire qu’elle pût accepter à cause durenversement de ses espérances. Pourtant, elle l’aimait, elle sel’avouait à elle-même. Sa position, à tous les points de vue, luisemblait bien cruelle. Si elle avait été héritière de Llanfeare,elle n’aurait pu l’épouser, par obéissance à la volonté de sononcle. Maintenant, ce devoir n’existait plus pour elle ; toutau moins, il n’existerait plus après la mort de son oncle. N’étantqu’Isabel Brodrick, elle pouvait épouser qui elle voudrait, sansjeter de déconsidération sur les Indefer Jones. Mais le refusqu’elle avait dû faire, avant que son oncle changeât sesintentions, lui liait maintenant les mains.

Son sort était bien cruel ; mais elle sedisait à elle-même qu’elle avait le devoir de l’endurer sans seplaindre. Elle connaissait la profondeur de l’affection que luiportait son oncle, et, comme elle l’aimait tendrement elle aussi,elle était prête à tout supporter pour lui. C’était l’irrésolutiondu vieillard qui avait fait son malheur à elle ; mais il avaitfait ce qu’il croyait être le mieux. Peut-être éprouvait-ellequelque chose de la fierté du martyr. Peut-être trouvait-ellequelque gloire à tant souffrir. Mais elle était décidée à garder lesecret de sa gloire et de son martyre. Nul être humain n’entendraitjamais sortir de ses lèvres une plainte contre l’oncle Indefer.

Le lendemain de son arrivée, son père lui fitquelques questions sur les intentions de son oncle relativement àla propriété.

« Je crois que tout est réglé, dit-elle.Je crois que Llanfeare est laissé à mon cousin Henry.

– Alors, il a changé ses dispositions,dit son père avec irritation. Il avait l’intention de faire de vousson héritière.

– Henry est en ce moment à Llanfeare, etHenry sera son héritier.

– Pourquoi ce changement ? C’est lecomble de l’injustice de faire une promesse en pareille matière etde la violer ensuite.

– Qui vous a parlé d’une promesse ?Jamais je ne vous ai dit semblable chose. Papa, j’aimerais mieux nepas parler de Llanfeare. Depuis le premier jour que je l’ai connu,l’oncle Indefer a été pour moi plein de tendresse. Je ne voudraispas qu’une de mes pensées fût souillée par l’ingratitude. Quoiqu’il ait fait, il l’a fait croyant agir pour le mieux. Peut-êtredevrais-je vous dire qu’il a mis sur la propriété, en ma faveur,une charge, grâce à laquelle je ne serai pas un fardeau pourvous. »

Huit ou dix jours après cette conversation,une quinzaine de jours après son arrivée à Hereford, elle appritque William Owen devait venir prendre le thé. Cet avis lui futdonné par sa belle-mère avec le ton sérieux que l’on prend pourannoncer une chose que l’on juge importante. Si c’eût été un autrechanoine ou un autre jeune homme qui avait dû venir prendre le thé,la communication eût été faite avec moins de solennité.

« Je serai enchantée de le voir, »dit Isabel, réprimant avec son énergie habituelle le plus légersigne d’émotion.

– Je l’espère, ma chère. Je suis certainequ’il a le plus grand désir de vous voir. »

M. Owen vint prendre le thé avec lafamille. Isabel put remarquer qu’il était un peu troublé, qu’il neparlait pas avec la même liberté que d’ordinaire, et qu’il étaitembarrassé dans son attitude envers elle. Elle prit part à laconversation, comme s’il n’y avait entre eux rien de particulier.Elle parla de Llanfeare, de la santé affaiblie de son oncle, de lavisite de son cousin, prenant soin de faire comprendre, parquelques paroles dites comme par hasard, que Henry avait été reçuen héritier. Elle joua bien son rôle, ne manifestant aucuneémotion ; mais son oreille était au guet pour surprendre laplus légère altération dans la voix de William, après qu’elle luieût appris sa situation nouvelle. Cette altération, elle la sentit,mais elle l’interpréta mal.

« Je viendrai dans la matinée, »dit-il en lui donnant la main à son départ. Sa main ne pressa pascelle d’Isabel, mais c’était à elle spécialement qu’il s’étaitadressé.

Pourquoi devait-il venir dans lamatinée ? Elle s’était dit au premier moment que les nouvellesqu’elle apportait à William détermineraient celui-ci à renoncer àses anciens projets. Et pourtant, il avait dit qu’il reviendraitdans la matinée. Elle sentit alors que cette émotion du premiermoment lui avait fait commettre, une injustice cruelle. Oui, ellel’avait jugé injustement ; pourquoi aurait-il dit qu’ilviendrait ? Mais s’il pouvait être généreux, elle pouvaitl’être, elle aussi. Elle l’avait refusé quand elle croyait êtrel’héritière de Llanfeare ; elle ne l’accepterait certainementpas maintenant.

Il vint le lendemain matin vers onze heures.Elle savait que toute la famille avait pris ses dispositions pourqu’elle le vît seule ; elle n’essaya pas d’éviter une entrevuequi devait avoir lieu ; mieux valait que ce fût sur-le-champ.Ni sa belle-mère, ni ses demi-sœurs ne lui avaient fait deconfidence à ce sujet. Mais elle savait qu’elles attribuaient lavisite de M. Owen à l’intention de renouveler ses anciennespropositions. C’est ce qu’il fit, aussitôt arrivé.

« Isabel, dit-il, j’ai apporté avec moila lettre que vous m’avez écrite. Voulez-vous la reprendre ?Et il la lui tendit.

– Non ; pourquoi reprendrais-je unelettre que j’ai écrite ? répondit-elle en souriant.

– Parce que j’espère – je ne dis pas queje compte, mais j’espère recevoir une autre réponse.

– Pourquoi auriez-vous cet espoir ?demanda-t-elle un peu étourdiment.

– Parce que je vous aime tendrement.Laissez-moi parler franchement. Si vous trouvez l’histoire un peulongue, pardonnez-moi, elle a tant d’importance pour moi !J’avais cru que je ne vous déplaisais pas.

– Me déplaire ! Vous m’avez toujoursplu. Vous me plaisez.

– J’espérais mieux. Peut-être pensais-jequ’il y avait dans votre cœur plus que cela pour moi. Non ;Isabel, ne m’interrompez pas. Quand on m’a dit que vous deviez êtrel’héritière de votre oncle, j’ai compris que vous ne deviez pasm’épouser.

– Pourquoi non ?

– Parce que je pensais que cela ne devaitpas être. Je savais que votre oncle le jugeait ainsi.

– Oui, il a jugé ainsi.

– Je le savais bien ; dans mapensée, votre lettre ne faisait que m’apporter sa décision. Monintention n’était pas de demander la main de l’héritière deLlanfeare.

– Pourquoi pas ? Pourquoipas ?

– Je n’avais pas l’intention de demanderla main de l’héritière de Llanfeare, dit-il, en répétant sesparoles. J’ai appris hier soir que vous ne l’étiez plus.

– Non, je ne suis plus héritière.

– Pourquoi alors Isabel Brodrick neserait-elle pas la femme de William Owen, s’il ne lui déplaît pas –si seulement elle croit pouvoir arriver à l’aimer assez pourcela ? »

Elle ne pouvait dire qu’elle ne l’aimait pasassez pour cela. C’eût été un mensonge qu’elle ne pouvait prendresur elle de faire, et pourtant sa résolution n’était pas ébranlée.Ayant refusé William quand elle se croyait riche, elle ne pouvaitle prendre maintenant qu’elle était pauvre. Elle secoua tristementla tête.

« Vous ne m’aimez pas assez pourcela ?

– Ce mariage ne doit pas se faire.

– Ce mariage ne doit pas se faire ?Et pourquoi ?

– Il ne peut se faire.

– Alors Isabel, dites que vous ne m’aimezpas.

– Je n’ai rien à dire, monsieur Owen. Etelle sourit de nouveau. Il me suffit de dire que cela ne peut pasêtre. Si je vous demande de ne pas me presser davantage, je suissûre que vous me ferez cette grâce.

– Je vous presserai davantage, dit-il enla quittant ; mais je veux vous laisser une semaine deréflexion. »

Elle réfléchit pendant une semaine, et laréflexion amena, de jour en jour, un changement dans son esprit.Pourquoi ne l’épouserait-elle pas, si ce mariage faisait leurbonheur à tous deux ? Pourquoi rester immuable dans unerésolution prise à un moment où les choses n’étaient pas cequ’elles étaient devenues ? Elle le savait maintenant, elle enétait certaine : la première fois qu’il était venu à elle, ilignorait que l’héritage lui fût promis. Il était venu à ellesimplement parce qu’il l’aimait, et pour cette raison, pour cetteraison seule, il était revenu cette fois. Et pourtant – etpourtant, cette résolution, elle l’avait prise. Elle l’avait prisese croyant héritière. Peut-être William ne se rappelait-il pas,mais il se rappellerait dans la suite qu’elle l’avait refusé quandelle était riche, accepté quand elle était pauvre. Quedeviendraient alors son martyre, sa fierté, sa gloire ? Sielle se mariait, elle ne serait plus qu’une jeune fille commetoutes les autres. Quoiqu’il n’y eût rien eu de bas dans saconduite, elle pourrait être mal jugée ; elle se jugerait malelle-même. Avant la fin de la semaine, elle s’était dit qu’elledevait rester fidèle à sa détermination.

La famille lui avait très peu parlé deWilliam. La belle-mère redoutait Isabel, et elle cherchait à sefaire illusion sur la peur qu’elle avait d’elle, en prenant un tond’autorité ; les demi-sœurs aimaient Isabel, tout en lacraignant un peu. Il y avait en elle si peu de la faiblesseféminine, elle était si dure à elle-même, elle ressemblait si peuaux autres jeunes filles de la ville ! On savait queM. Owen devait revenir un certain jour, à une certaineheure ; on savait aussi pourquoi il devait revenir ; maispersonne n’avait osé demander ouvertement à Isabel quel serait lerésultat de cette nouvelle entrevue.

Il vint, et cette fois la fermeté d’Isabelfaillit l’abandonner. Quand il entra, il lui sembla plus grandqu’auparavant ; il lui sembla qu’il était devenu son maître.L’émotion qu’elle éprouvait lui montra qu’elle l’aimait plus quejamais. Elle commença à sentir qu’un homme de cet extérieur et decet air était assuré de la conquérir. Elle ne se dit pas àelle-même qu’elle céderait ; mais son esprit était assiégé decette pensée : quelle est la meilleure manière decéder ?

« Isabel, dit-il, en lui prenant la main,Isabel, je suis revenu, comme je vous avais prévenue que je leferais. »

Elle ne pouvait ni retirer sa main, ni luiparler de son ton ordinaire. Tandis qu’il avait les yeux fixés surelle, elle sentait qu’elle avait déjà cédé ; mais tout à coupla porte s’ouvrit, et l’une des jeunes filles entra précipitammentdans la chambre.

« Isabel, dit-elle, voici pour vous untélégramme de Carmarthen. »

Elle l’ouvrit avec précipitation, éperdue,tremblante. Il contenait ces mots.

« Votre oncle est très mal, tout à faitmal, et désire que vous reveniez sur-le-champ. »

Le télégramme n’était pas de son cousin Henry,mais du docteur.

Le temps lui manquait soit pour donner, soitpour refuser son amour. Elle présenta à William le papier pourqu’il le lût, et s’élança hors de la chambre, comme si le train quidevait l’emmener allait partir à l’instant.

« Vous me permettrez de vous écrirebientôt ? » dit M. Owen au moment où ellesortait ; mais elle ne répondit pas, dans sa précipitation àquitter la chambre ; elle ne répondit pas davantage auxparoles d’espoir et de consolation de ses parents. À quelle heurele train prochain ? À quelle heure atteindrait-elleCarmarthen ? Quand serait-elle, une fois encore, au chevet duvieillard ? Elle quitta Hereford dans l’après-midi, et à dixheures du soir, elle était à Carmarthen. Une personne quiconnaissait bien le service des trains avait dû prévoir son arrivéepour cette heure : à la gare, une voiture l’attendait pour laconduire à Llanfeare. Avant onze heures, assise près du lit de sononcle, elle tenait la main du vieillard dans les siennes.

Son cousin Henry était dans la chambre, ainsique la femme de charge, qui n’avait presque pas quitté son maîtredepuis le départ d’Isabel. Isabel avait vu tout d’abord, àl’attitude qu’avaient les vieux serviteurs à son entrée, à lafigure désolée du sommelier, a la présence de la cuisinière, quiétait dans la maison depuis vingt ans, que l’on attendait quelqueterrible événement. Ce n’est pas ainsi qu’on l’aurait reçue si ledanger n’avait pas été imminent.

« Le docteur Powell vous fait dire,mademoiselle, qu’il sera ici de grand matin. »

Cet avis de la cuisinière lui fit comprendreque tout ce que l’on espérait, c’était que le vieillard passeraitla nuit.

« Oncle Indefer, dit-elle, comment celava-t-il ? Oncle Indefer, parlez-moi. »

Il remua un peu la tête sur sonoreiller ; il tourna un peu son visage vers celuid’Isabel ; sa main eut une faible étreinte ; un rayon detendresse brilla dans ses yeux ; mais il ne put parler. Quand,une heure après, elle quitta la chambre pour aller retirer seshabits de voyage et se disposer pour veiller son oncle pendant lereste de la nuit, la femme de charge, qu’Isabel avait toujoursconnue à Llanfeare, lui déclara que, selon elle, le vieillard neparlerait plus.

« C’était l’opinion du docteur, dit-elle,quand il est parti. »

Elle redescendit promptement et occupa laplace que la vieille domestique n’avait pas quittée depuis troisjours et trois nuits. Elle la renvoya bientôt, pour avoir lasatisfaction de faire elle-même tout ce qui serait à faire. Il n’yavait aucune nécessité que son cousin fût là. Si le vieillard avaitencore quelque connaissance à son lit de mort, ce n’étaitcertainement pas l’héritier choisi par lui qu’il désirait voir.

« Il faut vous retirer, » ditIsabel.

Le cousin s’en alla, et quelques parolespersuasives décidèrent la femme de charge à en faire autant.

Les heures s’écoulèrent ; Isabel étaitassise, la main posée légèrement sur celle du vieillard. Quand ellela retirait, ne fût-ce que pour humecter les lèvres du malade, ilfaisait un léger signe d’impatience. Enfin, les premières lueurs dujour pénétrèrent dans la chambre par la fente des volets ; àce moment, le vieillard sembla reprendre un peu de vie ;enfin, d’une voix basse, il murmura ces mots mal articulés, maisintelligibles :

« Tout est bien ; c’estfait. »

Bientôt après Isabel tira violemment lasonnette, et, quand la femme de charge entra dans la chambre, ellelui annonça que son vieux maître n’était plus. Arrivé à cheval deCarmarthen, à sept heures, le médecin n’eut plus qu’à certifier lamort d’Indefer Jones, en son vivant propriétaire de Llanfeare, dansle comté de Carmarthen.

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