Le cousin Henry

Chapitre 14UNE POURSUITE EN DIFFAMATION

Quand le fermier lui avait fait cettequestion : « Y a-t-il un secret que vous pourriezrévéler ? » le cousin Henry eut pendant quelques secondesla pensée de lui raconter toute l’histoire et de lui faireconnaître ce qui c’était passé. Mais il se rappela le mensongequ’il avait fait, le mensonge qu’il avait signé de son nom, quandil était allé à Carmarthen pour entendre déclarer le testamentvalable. N’avait-il pas, en agissant alors si inconsidérément,commis un crime pour lequel il pourrait être poursuivi etemprisonné ? N’avait-il pas été parjure ? Dès le premiermoment, il avait résolu de n’employer aucun moyen criminel pours’assurer la possession de la propriété. Il n’avait pas caché letestament dans le livre. Il n’avait pas entravé les recherches. Iln’avait rien fait qui l’empêchât de se considérer comme strictementinnocent, et cela, jusqu’au moment où on l’avait invité, sans luilaisser un instant de réflexion, à mettre son nom au bas de cettedéclaration. Ce souvenir lui revint alors qu’il était presquedécidé à se lever pour aller prendre le livre. Puis il eut uneautre pensée. Ne pouvait-il pas dire à M. Griffiths qu’ilavait découvert le testament depuis le jour où il avait fait cettedéclaration – qu’il l’avait découvert seulement ce matin-là ?Mais il avait senti qu’une semblable histoire ne rencontreraitaucune créance, et il avait craint de s’aliéner, par un mensongeévident, le seul ami qu’il eût. Il avait donc dit qu’il n’y avaitpas de secret – il l’avait dit après un long silence qui avait faitcroire tout le contraire à M. Griffiths – il l’avait dit avecun visage dont l’expression seule montrait assez quelle était lavérité.

Il savait bien que le fermier, en le quittant,doutait de sa bonne foi, bien plus, qu’il était convaincu de saculpabilité. C’était ce qui était arrivé pour tous ceux qu’il avaitrencontrés, depuis sa venue à Llanfeare. Son oncle, qui l’avaitappelé, s’était détourné de lui ; sa cousine l’avaitinsulté ; les fermiers lui avaient refusé, sans motif, lerespect qu’ils avaient eu pour leur ancien maître ;M. Apjohn l’avait regardé tout d’abord avec des yeuxaccusateurs ; ses serviteurs l’espionnaient ; cettegazette le mettait à la torture ; et voici que son seul amil’avait abandonné. Il pensa que, s’il en avait le courage, le mieuxserait bien de se jeter à la mer.

Mais il n’avait pas ce courage. La pensée quidominait en lui était celle d’échapper aux horreurs d’une poursuitecriminelle. S’il ne touchait pas au testament, s’il ne montrait paraucun signe qu’il savait que cet acte existait, on ne pourraitprouver qu’il en eût connaissance. Si seulement on pouvait trouverle testament, et le laisser ensuite lui-même retourner à sa vietranquille de Londres ! Mais on ne le trouvait pas, et il nepouvait mettre personne sur la trace. Quant à ces articlesdiffamatoires, M. Griffiths lui avait demandé pourquoi il n’enattaquait pas les auteurs en justice et ne les confondait pas parune attitude énergique. Il comprenait toute la justesse, toute laforce de cette observation. Pourquoi ne se montrait-il pas capabled’entendre sans trouble les observations qu’un avocat retors luiposerait ? Simplement parce qu’il n’était pas capable de lesentendre. On tirerait de lui la vérité, au cours du procès. Ilaurait beau prendre les plus fermes résolutions, il lui seraitimpossible de ne pas laisser voir à ses adversaires qu’iln’ignorait pas l’existence du testament. Il se connaissait assezpour en être convaincu. Il était assuré que, par son attitude, iltémoignerait si fortement contre lui-même, qu’il passerait du bancdes témoins dans la prison.

Le journal dirait ce qu’il voudrait, iln’irait pas, de son propre mouvement, se jeter dans la gueule dulion. Mais, en prenant cette détermination, il ne prévoyait pas parquels moyens irrésistibles on l’y entraînerait. Quand le vieuxfermier lui avait dit sévèrement qu’il devait avoir le couraged’aller témoigner devant la cour et tout raconter sous la foi duserment, il avait frémi en recevant cet avis. Mais c’était peu dechose auprès de ce qui l’attendait. Le lendemain matin arriva àLlanfeare M. Apjohn venant de Carmarthen ; il futsur-le-champ introduit dans la bibliothèque. L’avoué était un hommeque ses amis et ses clients en général considéraient comme unagréable compagnon, mais comme un homme d’affaires sérieux. Ilétait affectueux, à une table bien servie, toujours prêt à obliger,quand il avait le fusil à la main ; il était de la pluscharmante humeur, quand il faisait une promenade à cheval. C’étaitun pêcheur adroit et il avait une faiblesse pour le whist. On ne leregardait certainement pas comme un homme dur ou cruel. Mais lecousin Henry lui avait toujours vu l’œil sévère, les sourcilsfroncés, et était fort mal à l’aise devant lui. Dès le début deleurs relations, il avait eu peur de lui. Il sentait que cet hommecherchait toujours à lire dans son cœur et à le trouver coupable.M. Apjohn avait été naturellement favorable à Isabel. ToutCarmarthen savait qu’il avait fait son possible pour amener levieillard à conserver son héritage à sa nièce. Le cousin Henry nel’ignorait pas. Mais pourquoi cependant l’avoué ne le regardait-iljamais qu’avec des yeux accusateurs ? Quand lui, Henry Jones,avait signé cette déclaration à Carmarthen, l’avoué avait montré,par l’expression de son visage, qu’il croyait la déclarationfausse. Et cet homme était là, devant lui, et il lui fallaitendurer ses questions.

« M. Jones, dit l’homme de loi, j’aicru qu’il était de mon devoir de faire près de vous une démarche àl’occasion de ces articles de la Gazette deCarmarthen ?

– Je ne puis empêcher la Gazette deCarmarthen de parler.

– Mais si, vous le pouvez, M. Jones.Il y a des lois qui donnent à un homme le moyen d’arrêter ladiffamation et d’en faire punir les auteurs, s’il le juge àpropos. » Il s’arrêta un moment ; mais, voyant que lecousin Henry ne répondait pas, il continua. « Pendantplusieurs années, j’ai été l’homme d’affaires de votre oncle, commemon père l’avait été avant moi. Vous ne m’avez jamais chargé de vosintérêts, mais, dans les circonstances présentes, je dois enprendre soin, jusqu’à ce que vous les mettiez en d’autres mains.Telle étant la situation, je considère comme un devoir de faire unedémarche auprès de vous au sujet de ces articles. Certainement ilssont calomnieux.

– Ils sont cruels ; je le saisbien, » dit le cousin Henry, avec des larmes dans la voix.

« Des accusations de ce genre sontcruelles, si elles sont fausses.

– Elles sont fausses, odieusementfausses.

– Je n’en doute pas ; aussi suis-jevenu vous dire qu’il est de votre devoir de les repousser par lesplus énergiques dénégations.

– Dois-je aller témoigner pourmoi-même ?

– Oui, c’est tout à fait cela. Vous deveztémoigner pour vous-même. Quel autre que vous peut dire le vrai decette affaire ? Vous comprendrez d’ailleurs, monsieur Jones,que ce que vous devez poursuivre, ce n’est pas la condamnation dujournaliste.

– Quoi donc alors ?

– Vous devez vous montrer prêt à répondreà toutes les questions. « Me voici, direz-vous. S’il est unpoint sur lequel vous désiriez que je sois interrogé, dans cetteaffaire d’héritage et de testament, je suis là pourrépondre. » Vous montrerez ainsi que vous n’avez pas peur d’uninterrogatoire. »

Mais c’était justement de quoi le cousin Henryavait peur. « Sans doute vous savez ce qu’on dit àCarmarthen ?

– Je le sais par le journal.

– C’est mon devoir de vous montrer leschoses telles qu’elles sont. Tout le monde, aussi bien dans lacampagne qu’à la ville, exprime l’opinion qu’un acte coupable a étécommis.

– Que veulent-ils donc ? Je n’y puisrien, si mon oncle n’a pas fait un testament qui leur plaise.

– Ils pensent qu’il a fait un testamentqui leur aurait plu davantage, mais qu’on l’a fait criminellementdisparaître.

– M’accusent-ils ?

– Réellement, oui. Ces articles dujournal ne sont qu’un écho de la voix publique. Et cette voixdevient chaque jour plus forte et plus bruyante, parce que vous netentez rien pour la faire taire. Avez-vous lu le numérod’hier ?

– Oui, je l’ai vu, » dit le cousinHenry avec une respiration entrecoupée.

Alors, M. Apjohn tira de sa poche unexemplaire du journal et se mit à lire une liste de questions quel’éditeur était supposé adresser au public. Chaque question étaitune insulte, et le cousin Henry, s’il l’eût osé, aurait arrêté lelecteur, l’eût traité d’insolent et l’eût mis à la porte de lasalle.

« M. Henry Jones a-t-il exprimé uneopinion personnelle relativement à la disparition du testament queMM. Cantor ont signé comme témoins ?

« M. Henry Jones a-t-il consultéquelque ami, versé ou non dans la connaissance de la loi, au sujetde son droit à posséder Llanfeare ?

« M. Henry Jones a-t-il, dans toutle comté, un ami à qui il puisse parler ?

« M. Henry Jones a-t-il cherché àconnaître la cause de l’isolement où on le laisse ?

« M. Henry Jones a-t-il quelque idéedu motif pour lequel nous l’attaquons dans tous les numéros denotre journal ?

« M. Henry Jones a-t-il considéréquelle pouvait être l’issue de tout ceci ?

« M. Henry Jones a-t-il pensé à nouspoursuivre pour diffamation ?

« M. Henry Jones a-t-il jamaisentendu dire qu’un héritier se vît aussi mal accueilli à son entréeen possession ? »

Et ainsi de suite ; la liste desquestions était interminable, et l’homme d’affaires les lutsuccessivement d’une voix basse, lente, en accentuant, danschacune, les mots importants. Certainement, jamais homme n’avaitété soumis à un semblable martyre. Dans chaque ligne était uneaccusation de vol. Et pourtant, il supporta cette torture. QuandM. Apjohn eut parcouru la série de ces abominables questions,il était toujours assis, silencieux, essayant de sourire. Quedevait-il dire ?

« Avez-vous l’intention d’endurer toutcela ? » demanda M. Apjohn avec ce froncement desourcils qui causait tant d’épouvante au cousin Henry.

– Que dois-je faire ?

– Que devez-vous faire ? Tout,plutôt que de rester assis à dévorer silencieusement tantd’outrages. À défaut d’autre chose, je lui arracherais la langue dugosier, ou tout au moins la plume de la main.

– Comment le trouver ? Je n’aijamais employé de procédés si violents.

– Ce n’est pas nécessaire. Je veux direseulement ce que ferait un homme de cœur, s’il n’avait pas d’autresmoyens de vengeance. C’est bien simple. Donnez-moi mission d’allerdevant les magistrats de Carmarthen et de poursuivre le journalpour diffamation. Voilà ce que vous avez à faire. »

M. Apjohn parlait avec un ton d’autoritéauquel il était presque impossible de ne pas obéir. Néanmoins, lecousin Henry essaya faiblement de résister. « Je serais engagédans un procès. »

– Un procès ! Naturellement. Quelprocès ne serait pas préférable à votre situation ? Il vousfaut faire ce que j’ai dit, ou consentir à ce qu’on répète danstout le comté que vous vous êtes rendu coupable d’un acte criminel,et que vous avez, comme un vulgaire filou, dérobé une fortune àvotre cousine.

– Je n’ai commis aucune actioncoupable, » dit le malheureux, pleurant à chaudes larmes.

« Alors, allez le déclarera la face dumonde, » dit l’avoué, frappant violemment la table de sonpoing. « Allez le dire, et qu’on vous entende, au lieu derester ici à pleurer comme une femme. Comme une femme ! Quellefemme honnête supporterait de telles insultes ? Si vousn’agissez pas, vous convaincrez tout le monde, vous convaincrez vosvoisins et moi que vous avez fait disparaître le testament. Dans cecas, nous remuerons ciel et terre pour découvrir la vérité.L’éditeur du journal s’expose de parti pris à une poursuite, pourvous forcer à subir l’interrogatoire d’un avocat, et tout le mondedit qu’il a raison. Vous ne pouvez prouver qu’il a tort qu’enacceptant le défi. Si vous le refusez, vous reconnaissez, comme jevous le disais, que… que vous avez, dans l’ombre, commis uncrime ! »

Y eut-il jamais torture plus cruelle, plusinjuste que celle-là ? On lui demandait de tendre ses mainsaux menottes, d’aller, de lui-même, s’étendre sur la roue, pour s’yvoir briser les membres et arracher le cœur ! Il devait allervolontairement dans une cour de justice, pour y être harcelé commeun rat par un terrier, pour y être mis en pièces par un habilechicaneur, un bourreau de profession, pour y être contraint derévéler malgré lui les secrets les plus cachés de son âme – ouautrement se résigner à vivre dans le mépris des hommes. Il sedemanda s’il avait mérité tout cela, et il se répondit à lui-mêmequ’il n’avait pas mérité un si dur châtiment. S’il n’était pas toutà fait innocent, s’il n’était pas aussi blanc que la neige, iln’avait rien fait qui pût lui faire valoir un si crueltraitement.

« Eh bien ? » ditM. Apjohn, comme pour demander une réponse définitive.

– J’y penserai, » balbutia le cousinHenry.

« Il ne s’agit plus d’y penser. Le tempsde la réflexion est passé. Si vous voulez me donner vosinstructions pour commencer les poursuites contre la Gazette deCarmarthen, j’agirai comme votre avoué. Sinon, je dirai danstoute la ville quelle proposition je vous ai faite, et comment vousl’avez acceptée. Il faut que tout cela finisse. »

Le malheureux sanglotait, haletait, luttaitavec lui-même, tandis que l’avoué, assis, le considérait. La seulechose qu’il s’était appliqué à éviter, c’était la comparution enjustice. Et voici que, de sa propre initiative, il allait seprésenter devant la cour.

« Quand cela devra-t-il se faire ?demanda-t-il.

– J’irai demain devant les magistrats.Votre présence n’est pas encore nécessaire. La partie adverse nedemandera pas de délai ; elle est toute prête à soutenirl’épreuve. Les assises commencent à Carmarthen le 29 du moisprochain. Vous serez probablement interrogé ce jour-là, unvendredi, ou le lendemain. Vous serez appelé à prouver ladiffamation. Mais les questions qui vous seront posées par votreavoué ne compteront pour rien.

– Pour rien ! s’écria le cousinHenry.

– Vous serez là pour autre chose,continua l’homme de loi. Quand cet interrogatoire insignifiant auraété fait, vous serez mis à la disposition de la partie adverse,afin que l’on arrive enfin à éclaircir la question qui est le fondde toute cette affaire.

– Quelle question ?

– Je ne sais comment s’y prendra l’avocatde vos adversaires, mais il vous faudra dire si vous avez, ou non,connaissance d’un testament disparu. »

En parlant ainsi, M. Apjohn s’arrêta etregarda bien en face son client. Il semblait faire lui-mêmel’interrogatoire que devait faire au cours du procès l’avocat desdéfendeurs. « Il vous demandera si vous avez connaissance dutestament disparu. » Il s’arrêta de nouveau, mais le cousinHenry ne dit rien. « Si vous n’en avez pas connaissance, sivous n’avez de ce chef aucune faute à vous reprocher, rien quipuisse vous faire pâlir sous le regard d’un juge, rien qui vousfasse redouter le verdict d’un jury – alors vous lui répondrez, lesyeux fixés sur ses yeux, d’une voix claire et ferme, que votrepropriété est à vous aussi légitimement qu’aucune autre dans leroyaume. »

Chacune de ces paroles était une condamnation.Dans la pensée du cousin Henry, M. Apjohn se plaisait à lelivrer à une torture affreuse, en lui représentant que le seulmoyen d’échapper à l’infamie était de montrer une énergie dont ilétait absolument incapable. Il était évident pour lui queM. Apjohn voulait le mener adroitement non à uneréhabilitation, mais à une honteuse défaite. M. Apjohn étaitvenu à lui, se donnant hypocritement pour son conseiller et sonami ; mais, en réalité, il était ligué avec tous les autrespour le pousser à sa ruine. Il en était bien convaincu ; il levoyait dans les yeux, la physionomie, les gestes, la voix de sonodieux visiteur. Il ne pouvait pourtant céder à un mouvementd’indignation et chasser cet homme de chez lui. Cette cruauté,cette barbarie était, selon lui, bien plus criminelle que tout cequ’il avait pu faire lui-même.

« Eh bien ? dit M. Apjohn.

– Je crois comme vous qu’il faut enarriver là.

– J’ai vos pouvoirs alors ?

– Ne m’avez-vous pas entendu dire qu’ilfallait en arriver là ?

– Très bien. Demain l’affaire sera portéedevant les magistrats, et comme je ne doute pas que la poursuite nesoit autorisée, je mènerai rondement les choses. Je vous dirai quinous choisirons pour notre conseil aux assises, et je vous feraisavoir quel est le leur, aussitôt que je le saurai. Laissez-moiseulement vous supplier de ne pas vous contenter de dire desvérités, mais de dire toute la vérité. Si vous essayez de cacherquelque chose, on aura bientôt fait de le tirer de vous. »

Et, sur ces paroles encourageantes, il quittason client.

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