Le cousin Henry

Chapitre 6L’EXPLICATION DE M. APJOHN

Il est inutile d’arrêter longtemps le lecteursur la description des funérailles. Tous les fermiers, tous lesouvriers de la propriété étaient là ; il y avait aussibeaucoup de personnes de Carmarthen. L’église de Llanfeare, situéesur la pointe de terre qu’un petit cours d’eau, à son embouchure,forme avec la mer, n’est pas à moins de quatre milles de laville ; cependant, tel était le respect qu’on avait pour levieux Jones qu’une foule considérable assista à la descente ducorps dans le caveau. Après l’enterrement eut lieu la collation,comme l’avait dit Isabel. Avec le cousin Henry s’y trouvèrent ledocteur et l’homme d’affaires, les fermiers qui avaient reçu uneinvitation, et aussi Joseph Cantor le jeune. On fit honneur auxmets, quoique la circonstance fût triste. La peine n’enlève pastoujours l’appétit, et les fermiers de Llanfeare mangèrent etburent, observant un silence funèbre, mais sans être indifférents àla bonne chère. M. Apjohn et le docteur Powell avaient faimaussi ; et, comme ils avaient l’habitude des repas de cegenre, ils ne laissèrent pas se perdre les excellentes choses qu’onavait préparées. Mais le cousin Henry, malgré ses efforts, ne putavaler une bouchée. Il prit un verre de vin, puis un autre, qu’ilse versait lui-même de la bouteille placée près de lui ; maisil ne mangea rien et dit à peine un mot. Il essaya d’abord deparler, mais la voix sembla lui manquer. Pas un des fermiers ne luiadressa une parole. Avant les funérailles, il leur avait donné lamain à tous, mais alors même personne ne lui avait parlé. C’étaientdes hommes rudes de manières, incapables de cacher leurssentiments, et il voyait bien à leur attitude qu’il leur étaitodieux. Aussi, tandis qu’il était à table avec eux, résolut-il dequitter Llanfeare aussitôt que l’affaire de la succession seraitréglée, et alors même que Llanfeare lui appartiendrait. Pendant lerepas, l’homme d’affaires et le docteur lui dirent quelques mots,faisant un effort évident pour être polis ; mais, après cepremier effort, ils gardèrent eux aussi le silence. D’ailleurs, lataciturnité du jeune homme et même sa pâleur pouvaient s’expliquerpar les circonstances.

« Maintenant, » dit M. Apjohnse levant de table quand on eut fini de manger et de boire,« nous pourrions passer dans la pièce voisine. Miss Brodrick,qui veut bien assister à notre réunion, nous attend sansdoute. »

Ils passèrent, formant une longue file, de lachambre aux livres dans la salle à manger. M. Apjohn marchaitle premier, suivi du cousin Henry. Ils trouvèrent Isabel assise,et, près d’elle, la femme de charge. Elle serra silencieusement lamain à l’homme de loi, au docteur, à tous les fermiers, et dit ens’asseyant à M. Apjohn : « Comme il m’était pénibled’être seule, j’ai demandé à miss Griffith de rester avec moi. Iln’y a pas d’inconvénients, je l’espère ?

– Il n’y a aucune raison au monde, ditM. Apjohn, qui puisse empêcher miss Griffith d’entendre lirele testament de son maître, qui avait pour elle tant deconsidération. Miss Griffith répondit à cette parole polie par unerévérence et s’assit, vivement intéressée par la cérémonie quicommençait.

M. Apjohn tira de sa poche l’enveloppecontenant la clef, et, décachetant avec lenteur le petit paquet,ouvrit non moins lentement le tiroir, duquel il tira une liasse depapiers entourée d’un ruban rouge. Il défit le nœud, et, plaçantdevant lui les papiers, il examina celui qui était au-dessus. Puis,les répandant devant lui, toujours avec la même lenteur, il gardadans sa main celui qu’il avait pris d’abord. Eh réalité, ilsongeait à ce qu’il devait dire. Il avait pensé, mais sans ycompter beaucoup, qu’un autre acte pourrait être trouvé dans letiroir. Tout près de lui, à sa droite, était le docteur Powell.Autour de la pièce, à quelque distance, étaient assis les sixfermiers, tenant leur chapeau dans leurs mains entre leurs genoux.Sur un sofa, vis-à-vis, étaient Isabel et la femme de charge. Lecousin Henry était assis seul, près de l’une des extrémités dusofa, presque au centre de la pièce. Pendant que la cérémonie secontinuait, l’une de ses mains tremblait tellement qu’ils’efforçait de la maintenir avec l’autre. Il n’était pas possibleque l’on ne remarquât pas ce tremblement et le malaise trop évidentdu jeune homme.

Le testament qui était au-dessus du paquet futouvert lentement par l’homme de loi, qui l’étala avec la main avantd’en commencer la lecture. Puis il en regarda la date, pours’assurer que c’était bien le dernier de ceux qu’il avait déjàrédigés lui-même. Il ne l’ignorait pas, d’ailleurs, et il savaitque l’acte était légalement irréprochable. Il aurait pu enexpliquer toutes les clauses sans en lire un mot, et c’étaitprobablement ce qu’il aurait à faire avant la fin de laséance ; mais il différait, les yeux fixés sur le papier, dontil effaçait toujours les plis avec la main, se donnant évidemmentquelques minutes pour recueillir ses idées. Le testament qu’ilavait sous la main lui avait toujours déplu : Indefer l’avaitfait contrairement à ses avis, et c’était ce qui avait amené la« gronderie » dont le vieillard s’était plaint à Isabel.Il donnait la propriété tout entière au cousin Henry. Une sommed’argent était laissée à Isabel, mais cette somme ne devait pasêtre une charge sur la propriété. Or, peu de jours auparavant,M. Apjohn avait appris qu’il ne restait pas d’argent comptantpour le payement de ce legs. Aussi le testament lui était-ilodieux. S’il contenait bien réellement l’expression des dernièresvolontés du vieillard, il était de son devoir de déclarer que lapropriété, avec tout ce qu’elle contenait, appartenait au cousinHenry, et que rien ne pouvait fournir même à un payement partiel dela somme léguée à miss Brodrick. C’était, dans sa pensée, le comblede la cruauté et de l’injustice.

Certains bruits étaient venus jusqu’à lui, quilui faisaient un devoir de vérifier la validité du testament qu’ilavait sous la main ; le moment était venu pour lui des’expliquer à ce sujet.

« Le document que je tiens, dit-il,semble exprimer les dernières volontés de notre vieil ami. Touttestament est naturellement l’expression des dernières volontés dutestateur ; mais il peut toujours y avoir un testamentpostérieur à un autre. Il s’arrêta, et regarda les fermiers l’unaprès l’autre.

– C’est ici le cas, dit Joseph Cantor lefils.

– Tenez votre langue, Joseph, jusqu’à ceque l’on vous interroge, » lui dit son père.

Pendant cette courte interruption, lesfermiers faisaient tourner leurs chapeaux dans leurs mains. Lecousin Henry les regardait fixement, sans dire un mot. L’homme deloi jeta les yeux sur l’héritier, et vit de grosses gouttes desueur perler sur son front.

« Vous avez entendu ce que vient de direM. Cantor, dit l’homme d’affaires. Je suis heureux de cetteinterruption qui rend ma tâche plus facile.

– Voyez-vous, père ? dit le jeunehomme d’un air triomphant.

– Tenez votre langue jusqu’à ce qu’onvous interroge, Joseph, ou je vais vous allonger un coup depoing.

– Je dois maintenant expliquer, continuaM. Apjohn, ce qui s’est passé entre mon vieil ami et moi,quand j’ai reçu de lui, dans cette même pièce, mes instructions ausujet de l’acte qui est en ce moment devant vous. Vous m’excuserez,monsieur Jones – il s’adressait directement au cousin Henry – si jedis que je n’approuvais pas les intentions nouvelles de mon vieilami. Il voulait prendre des dispositions tout autres quant à lapropriété, et, quoiqu’il ne pût y avoir de doute, pas l’ombre d’undoute, sur le bon état de ses facultés mentales à ce moment, je necroyais pas qu’un vieillard affaibli déjà par les années agît bienen changeant une détermination prise dans l’âge mûr, après delongues réflexions, sur un sujet si grave. J’exprimai énergiquementmon opinion, et il m’expliqua ses raisons. Il me dit qu’il croyaitdevoir transmettre la propriété dans la ligne directe de safamille. J’essayai de lui faire comprendre qu’il atteindrait cebut, en transmettant la propriété même à une femme, à la conditionque cette femme prît le nom de la famille et le donnât à son mari,si elle se mariait dans la suite. Vous comprendrez tous sans doutece que je voulais dire.

– Nous le comprenons tous, dit JohnGriffiths de Coed, que l’on regardait comme le principal fermier dela propriété.

– Eh bien, j’exprimai mes sentiments avectrop de vivacité peut-être. Je dois dire que j’étais sous l’empired’une émotion très vive. M. Indefer Jones me fit observer queje n’avais pas à lui faire la leçon sur un sujet qui intéressait saconscience. En cela il avait assurément raison ; mais jepersistai à croire que je n’avais fait que mon devoir, et je ne pusqu’être peiné de voir mon vieil ami se fâcher contre moi. Je puisvous affirmer que pas un moment je n’éprouvai à son égard unsentiment d’irritation. Il était absolument dans son droit, etn’obéissait qu’à l’impulsion de sa conscience.

– Nous en sommes convaincus, dit SamuelJones de La Grange, un vieux fermier que l’on croyait être uncousin éloigné de la famille.

– J’ai voulu, par cet exposé, continual’homme de loi, expliquer pourquoi il n’était pas probable queM. Jones me fît appeler, si, pendant ses derniers jours, il secroyait obligé à changer une fois de plus la décision qu’il avaitprise. Vous pouvez comprendre que si, pendant sa maladie, il s’estdéterminé à faire encore un autre testament…

– Qu’il a fait, dit le jeune Cantor.

– C’est exact, nous allons y arriver.

– Joseph, je vais vous envoyer à lacuisine, dit Cantor le père.

– Vous comprenez, dis-je, qu’il nepouvait lui être agréable de revenir, en ma présence, sur ce sujet.Il aurait dû en effet se ranger à l’opinion que j’avaissoutenue ; et quoique personne ne fût plus prompt qu’IndeferJones en bonne santé à reconnaître une erreur, nous savons tous quele courage faiblit en même temps que les forces. C’est, je pense,ce qui s’est produit en lui, et c’est pour cette raison qu’il n’apas eu recours à mes services. S’il y a un autre testament…

– Il y en a un ! s’écrial’incorrigible Joseph Cantor le jeune. Son père se borna à leregarder. « Notre nom y est, continua Joseph.

– Nous ne pouvons parler d’une façon siaffirmative, monsieur Cantor, dit l’homme de loi. Le vieillard peutavoir fait un autre testament et l’avoir détruit. Il faut que nousayons le testament pour agir conformément aux dispositions qu’ilcontient. S’il a laissé un autre testament, nous le trouverons dansses papiers. Je n’ai encore fait aucune recherche ; mais,comme c’était ici, dans ce tiroir, et dans ce paquet noué queM. Jones avait coutume de placer ses testaments, comme ledernier qu’il a fait est ici, ainsi que je m’attendais à l’ytrouver avec ceux qu’il a écrits auparavant et qu’il semble n’avoirjamais voulu détruire, je devais vous donner toutes cesexplications. Est-il vrai, monsieur Cantor, que vous et votre filsavez été appelés par M. Indefer Jones à être témoins de lasignature qu’il a apposée sur un acte, un testament, le lundi 15juillet ? »

Joseph Cantor le père raconta alors commentles choses s’étaient passées. « Il y avait environ quinzejours que M. Henry Jones était à Llanfeare, et une semaine quemiss Isabel était partie, quand lui, Cantor, vint faire à sonmaître la visite qu’il lui faisait au moins une fois chaquesemaine. Son maître lui avait dit qu’il avait besoin de lui et deson fils pour être les témoins d’un acte. M. Jones avaitajouté que cet acte devait être son dernier testament. Le vieuxfermier avait insinué qu’il serait bon d’appeler M. Apjohn.Indefer Jones avait répondu que cela n’était pas nécessaire ;qu’il avait lui-même copié exactement un testament antérieur, qu’illes avait comparés mot par mot, et que la seule différence étaitdans la date. Il ne manquait plus qu’une chose, sa signature,apposée en présence de deux témoins. L’acte avait été signé alorspar le vieillard, et après lui, par le fermier et son fils. Ilétait écrit, dit Joseph Cantor, non sur une longue et large feuillede papier, comme celle qui a servi pour le testament déplié en cemoment devant l’homme d’affaires, mais sur un carré de papier,comme on en voyait encore dans le bureau. Lui, Cantor, n’avait paslu un mot de l’acte, mais il avait pu voir que l’écriture étaitbien cette écriture soignée et difficilement tracée que l’onconnaissait à M. Indefer Jones, qui d’ailleurs écrivait lemoins souvent qu’il pouvait. »

Voilà ce que raconta Cantor, ou du moins cequ’il avait à raconter pour le moment. Le tiroir fut ouvert etsoigneusement examiné, ainsi que les autres tiroirs de la table.Puis une recherche minutieuse fut faite dans la pièce par l’hommede loi, accompagné du docteur, du sommelier, de la servante, et futcontinuée pendant tout l’après-midi, mais en vain. Les femmesavaient été congédiées après l’exposé fait par M. Apjohn.Pendant le reste de la journée, le cousin Henry demeura assis,suivant des yeux les quatre personnes occupées à faire lesrecherches. Il n’offrit pas de les aider, ce qui était naturel, etne fit aucune observation, ce qui était tout aussi naturel. Lachose était d’une si grande importance pour lui que l’on ne devaitguère s’attendre à le voir en parler. Allait-il avoir la propriétéde Llanfeare et de ses dépendances, ou allait-il n’avoirrien ? Et puis, quoiqu’on ne l’accusât de rien, quoiquepersonne n’insinuât que sa conduite, dans la circonstance, pouvaitprêter au soupçon, il se voyait de la part de tout le monde l’objetd’une antipathie non dissimulée. Qui avait fait disparaître cetestament, dont l’existence à un certain moment ne pouvait êtremise en doute ? L’idée se présenta naturellement à son espritqu’on devait l’en accuser. Dans ces conditions, il n’était pasétrange qu’il ne parlât pas et ne fît rien.

À une heure avancée de la soirée,M. Apjohn, au moment de quitter la maison, posa une questionau cousin Henry, et reçut de lui une réponse.

« Mistress Griffith me dit, monsieurJones, que vous avez été enfermé avec votre oncle pendant une heureenviron après que les deux Cantor l’ont eu quitté, immédiatementaprès l’apposition des signatures. Est-ce vrai ? »

La sueur perla de nouveau sur le front deHenry. M. Apjohn le vit, mais sans en conclure à saculpabilité, même au fond de son cœur. Sentir qu’on le soupçonnaitétait pour le jeune homme une torture et une humiliation assezpénible pour que l’on s’expliquât la sueur qui couvrait son front.Il fut quelques instants sans répondre, et, prenant l’air d’unhomme qui réfléchit : « Oui, » dit-il, « jecrois que j’ai été avec mon oncle ce matin-là.

– Et saviez-vous que les Cantor avaientété avec lui ?

– Non, que je me souvienne. Je savais, jepense, que quelqu’un avait été avec mon oncle… Ah ! oui, je lesavais. J’avais vu leurs chapeaux dans la salle d’entrée.

– Votre oncle vous a-t-il parléd’eux ?

– Non, que je me souvienne.

– Que vous a-t-il dit ? Pouvez-vousme le faire connaître ? Je me figure qu’il ne vous parlait pasbeaucoup.

– Je crois que c’est dans cettecirconstance qu’il m’a dit le nom de ses fermiers. Il me grondaitsouvent, parce que je ne comprenais pas la nature de leursbaux.

– Ce jour-là vous a-t-ilgrondé ?

– Oui, je crois. Il me grondait toujours.Il ne m’aimait pas. Je pensais à m’en aller et à le laisser là. Jevoudrais n’être jamais venu à Llanfeare ; oui, je levoudrais. »

Il y avait dans ces paroles un accent devérité qui adoucit un peu le cœur de M. Apjohn en faveur dupauvre garçon. « Voudriez-vous répondre à une autre question,monsieur Jones ? dit-il. Votre oncle vous a-t-il dit qu’ilavait fait un autre testament ?

– Non.

– Ni qu’il avait l’intention d’en faireun ?

– Non.

– Il ne vous a jamais parlé d’un autretestament ; un testament postérieur qui mettrait votre cousineen possession de la propriété ?

– Non, » dit le cousin Henry, lefront encore baigné de sueur.

Et pourtant, M. Apjohn était convaincuque si le vieillard avait changé ses intentions, il avait dû enavertir son neveu.

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