Le cousin Henry

Chapitre 17M. CHEEKEY

Le cousin Henry avait un mois pour considérerce qu’il devait faire, un mois, depuis le jour où il avait étécontraint d’accepter la proposition de M. Apjohn, jusqu’àcelui où il serait en présence, à Carmarthen, de l’avocat de sesadversaires, s’il était assez brave pour affronter l’épreuve. Orcette épreuve, il était absolument décidé à ne pas l’affronter. Iln’était ni cordes ni police qui pussent le traîner au banc destémoins. Mais il avait un mois devant lui. Des pensées diversesagitaient son esprit. La poursuite allait donner lieu à de grandsfrais, frais inutiles, s’il avait l’intention de se dérober avantle jour fatal – et qui payerait ces frais ? Il ne croyait pasque la propriété demeurât entre ses mains ; il ne désiraitd’ailleurs qu’une chose : en être délivré, fuir loin deLlanfeare, et n’avoir plus à s’occuper de fermiers et de fermages.Mais ce serait toujours à lui qu’incomberaient ces frais énormes.M. Apjohn lui avait expliqué qu’il pouvait intenter aupropriétaire du journal soit une action criminelle, soit une actioncivile avec demande de dommages-intérêts. M. Apjohn avaitfortement insisté pour qu’il adoptât l’action criminelle. Elle luicoûterait moins cher, avait-il dit, et montrerait que le demandeurvoulait simplement venger son honneur. Il dépenserait moins, parceque son intention serait moins de faire rendre un verdict, que deprouver, par sa présence devant la cour, qu’il n’avait peur depersonne. S’il poursuivait en dommages-intérêts et que, comme ilfallait s’y attendre, on ne les lui accordât pas, il aurait alors àsupporter les frais à la fois comme demandeur et comme défendeur.Tels étaient les arguments que M. Apjohn avait faitvaloir ; mais il avait considéré aussi que, s’il amenait lecousin Henry à attaquer les journalistes au criminel, lamalheureuse victime ne pourrait plus se dérober. Dans ce cas, eneffet, si le courage lui manquait au dernier moment, un agent depolice le conduirait de force au banc des témoins. Dans une actioncivile, il conservait toute sa liberté. C’est pour ces raisons queM. Apjohn avait représenté la poursuite au criminel commebeaucoup plus avantageuse, et le cousin Henry était tombé dans lepiège. Il le comprenait bien maintenant, mais il n’avait pas eu letemps de la réflexion au moment où il avait été mis en demeure dechoisir. Il s’était donc engagé à poursuivre, et, il n’en pouvaitpas douter, on le conduirait de force à Carmarthen, si auparavantil n’avait fait connaître la vérité relativement au testament. S’ilfaisait la révélation, il pensait que la poursuite tomberaitd’elle-même. S’il allait leur dire : « voyez, j’ai enfintrouvé le testament. Le voici ! Prenez-le, prenez Llanfeare,et que je n’entende plus parler de rien, » alors assurément onne le contraindrait plus à se présenter pour une affaire que lesfaits mêmes auraient décidée en faveur des adversaires. Il avaitlaissé échapper l’occasion de livrer le testament à la justice parles mains de M. Griffiths, mais il était bien décidé à trouverun autre moyen, avant que le mois fût écoulé. Les heures étaientprécieuses ; les jours se passaient, et il ne faisait rien. Sadernière idée fut d’envoyer le testament à M. Apjohn avec unelettre, dans laquelle il lui dirait qu’il avait trouvé le papierdans un livre de sermons, et qu’il était prêt à quitter lapropriété. Mais la lettre ne s’écrivait pas, et le testament étaittoujours entre les feuillets du livre.

On parlait beaucoup à Carmarthen de latournure nouvelle que les choses avaient prise. On savait que HenryJones, de Llanfeare, attaquait M. Gregory Evans, de laGazette de Carmarthen, pour la publication de plusieursarticles calomnieux : on savait aussi que M. Jones avaitpour avoué M. Apjohn ; mais on n’ignorait pas non plusque M. Apjohn et M. Evans n’étaient adversaires qu’enapparence.

M. Apjohn était d’ailleurs parfaitementhonnête et bien intentionné. Il ferait tout son possible pourétablir la calomnie, à la condition que son client fût le légitimepossesseur de Llanfeare. En réalité, leur objet à tous étaitd’amener Henry Jones au banc des témoins, afin qu’on pût tirer delui, s’il était possible, l’exacte vérité.

De jour en jour, de semaine en semaine, depuisles funérailles, l’opinion avait été s’affermissant à Carmarthenqu’un acte coupable avait été commis. On était irrité qu’un HenryJones eût pu accomplir un tel crime, et n’en pût être convaincu. Levieil Indefer Jones avait été respecté par tous ses voisins. MissBrodrick, bien que peu connue personnellement dans le pays, yjouissait d’une réputation très avantageuse. L’idée que Llanfearedevait lui appartenir avait été agréable à tout le monde. Puis, onavait appris que le vieillard avait changé ses dispositions, et saconduite avait été énergiquement désapprouvée, par M. Apjohnle premier ; et, quoique la discrétion soit une qualiténécessaire chez un homme d’affaires, on avait su leur dissentiment.Ensuite on avait appris que le vieillard était revenu à sespremières intentions. Les Cantor ne s’étaient pas gênés pourparler. On connaissait à Carmarthen tout ce qui s’était fait àLlanfeare, et même ce qui n’y avait jamais été fait. Enfin,M. Griffiths, le dernier défenseur de l’honnêteté du cousinHenry, avait parlé.

On était donc convaincu que le cousin Henryavait tout simplement volé la propriété ; et pouvait-onsupporter qu’un tel homme eût commis un tel acte, et qu’il n’en pûtêtre convaincu ? On louait beaucoup M. Apjohn d’avoir,par son énergie, forcé le coupable à poursuivre M. Evans, etM. Evans lui-même n’était pas celui qui le louait le moins.Ceux qui avaient vu le cousin Henry croyaient qu’on lecontraindrait à dire la vérité ; et ceux qui avaient seulemententendu parler de lui ne doutaient pas que l’audience ne dûtprésenter le plus vif intérêt. La vente du journal s’étaiténormément accrue, et M. Evans était le héros du jour.

« Ainsi, vous aurez M. Balsam contremoi ? » dit un jour M. Evans à M. Apjohn.M. Balsam était un respectable avocat qui, pendant bien desannées, avait plaidé dans la circonscription judiciaire du pays deGalles, et qui était renommé pour la douceur de ses manières et sascience exacte du droit, deux qualités qui d’ailleurs ne sont pasd’une absolue nécessité dans un avocat d’assises.

« Oui, monsieur Evans. M. Balsam, jen’en doute pas, nous fera obtenir ce que nous voulons.

– Ce que vous voulez, c’est, je suppose,me faire mettre en prison ?

– Certainement, s’il est prouvé que vousl’avez mérité. Les imputations calomnieuses sont si évidentes qu’ilsuffira de les lire à un jury. À moins que vous ne puissiez lesjustifier, je crois que vous devez aller en prison.

– Je le crois aussi. Vous viendrez m’yvoir, n’est-ce pas, monsieur Apjohn ?

– Je suppose que M. Cheekey trouverale moyen de vous épargner ce désagrément. »

M. Cheekey était un homme d’unecinquantaine d’années, qui depuis peu avait acquis une grandeconsidération dans les cours de justice. Ses confrères l’appelaient« Jean le Foudroyant », à cause d’un mouvement desourcils qu’il avait, quand il voulait intimider un témoin. C’étaitun Irlandais solidement bâti, à la physionomie jeune encore,généralement gai, et qui avait toutes sortes de bonnes qualités.Jamais il n’aurait voulu agir par la crainte contre une femme – nimême contre un homme, à moins que, selon sa façon d’envisager lecas, il ne fût nécessaire d’employer ce moyen. Mais quand ilcroyait devoir procéder par intimidation – et la lecture des procèsde cour d’assises montrerait que cela arrivait très souvent – Jeanle Foudroyant faisait sentir des dents plus aiguës que celles d’unterrier. Il s’arrêtait dans un interrogatoire, regardait son homme,avançant peu à peu la figure, sans le quitter des yeux, avec uneexpression qui terrifiait un faux témoin insuffisamment pourvu decourage – et souvent aussi, hélas ! un témoin véridique.Malheureusement en effet, malgré sa volonté de ne soumettre à sesprocédés d’intimidation que ceux qui en avaient besoin, comme il ledisait, il se trompait quelquefois. Il avait aussi un autre donprécieux, dont il usait à la perfection, celui d’intimider le jugelui-même. Il se faisait ce raisonnement, qu’en faisant peur aujuge, il le rabaissait dans l’estime des jurés et diminuait ainsila force de la prévention. On s’était assuré ses services pourcette affaire, dont toutes les circonstances lui avaient étéexpliquées. On sentait que ce serait un grand jour que celui oùM. Cheekey interrogerait dans la cour de justice le cousinHenry.

« Oui, » dit M. Evans en riant,« je crois que M. Cheekey m’épargnera ce désagrément.Quelle sera l’issue, monsieur Apjohn ? » demanda-t-ilbrusquement.

– Comment puis-je le savoir ? S’ilse montre un homme, il y aura naturellement un verdict deculpabilité.

– Mais le pourra-t-il ? demanda lejournaliste.

– Je l’espère de tout mon cœur – s’il n’arien fait qu’il ait dû ne pas faire. Dans celle affaire, monsieurEvans, je suis partagé entre deux sentiments. Je déteste l’hommecordialement, et il m’est bien indifférent qu’on le sache. L’idéequ’il venait supplanter ici cette jeune demoiselle m’a étéinsupportable dès le premier moment. Quand je l’ai vu, que je l’aientendu parler, que j’ai vu ce qu’il était – un pauvre être,rampant et lâche –, mon antipathie a pris plus de force encore. Jesouffrais de voir que le vieil Indefer Jones, que j’avais toujoursrespecté, eût amené un tel homme au milieu de nous. Il l’a faitvenir pour l’instituer son héritier. Si en effet il l’a fait sonhéritier, si le testament que j’ai lu était bien le dernier, alorsj’espère de tout mon cœur que M. Cheekey ne pourra rien contremon client. Et, s’il en est ainsi, je serai heureux de vous rendrevisite dans votre nouveau domicile.

– Mais, s’il y a eu un autre testament,monsieur Apjohn – un testament postérieur ?

– Alors, on peut se demander si cet hommeen a connaissance.

– Et s’il en a connaissance ?

– Alors j’espère que M. Cheekeytirera de lui la vérité lambeau par lambeau.

– Mais vous avez la conviction qu’il acette connaissance ?

– Je n’en sais rien. Il est si difficiled’être certain d’une chose. Quand je le vois, je suis presque sûrqu’il est coupable ; mais, à la réflexion, mes doutes mereviennent. Ce ne sont point des êtres de ce calibre-là quicommettent des crimes. J’ai peine à m’imaginer qu’il ait détruit untestament.

– Ou caché ?

– S’il était caché, il serait dans lestranses et craindrait toujours de le voir découvrir. J’ai eu cettepensée, quand j’ai su qu’il passait des journées entières assisdans la même pièce. Maintenant, il sort plusieurs heures de suite.Deux ou trois fois, il est allé chez le vieux Griffiths, à Coed, etdeux fois le jeune Cantor l’a vu couché sur les rochers. Je necrois pas qu’il se serait tant éloigné de la maison, si letestament y avait été caché.

– Ne peut-il pas l’avoir surlui ? »

– Il n’est pas assez courageux pour cela.S’il l’avait sur lui, on le verrait aux mouvements de ses mains.Ses doigts tâteraient fréquemment la poche qui le renfermerait. Jene sais que penser. Et c’est à cause de cette incertitude que jel’ai mis sous la vis de pression de M. Cheekey. C’est un casdans lequel je voudrais contraindre un homme, si c’est possible, àconfesser contre lui-même la vérité. Et voilà pourquoi j’ai insistépour qu’il vous poursuivît. Mais, en honnête homme, je dois espérerqu’il aura gain de cause contre vous, s’il est le légitimepossesseur de Llanfeare.

– Personne ne le croit, monsieur Apjohn,personne à Carmarthen.

– Je ne dirai pas ce que je crois,moi ; je n’en sais rien moi-même. Mais ce que j’espère, c’estqu’avec l’aide de M. Cheekey, ou par quelque moyen, nousarriverons à connaître la vérité. »

Dans le cercle de ses amis, avecM. Geary, l’avoué, M. Jones, le commissaire-priseur,M. Powell, le propriétaire de l’hôtel du Buisson,M. Evans était plus glorieux. Il était pour eux, comme pour lapopulation de Carmarthen en général, une sorte de héros.

On croyait que l’intrus serait expulsé de lapropriété qui ne lui appartenait pas, et que le mérite en serait àM. Evans. « Apjohn prétend que son opinion n’est pasfaite, » dit celui-ci à ses amis.

« Apjohn a son opinion faite, » ditM. Geary, « mais il parle toujours aveccirconspection.

– Apjohn a très bien agi, » fitobserver l’hôtelier. « Sans lui, on n’aurait jamais amené lecoquin à comparaître. Il est sorti une fois dans une de mesvoitures, mais je ne veux plus les donner pour une besogne commecelle-là.

– Je suppose que vous en donnerez bienune pour conduire le cousin Henry devant la justice, « dit lecommissaire-priseur. On avait pris l’habitude de l’appeler lecousin Henry, depuis le moment où l’on avait commencé à croirequ’il avait dépouillé sa cousine Isabel.

– Ce jour-là, je le conduirai pour rien,et je lui donnerai son déjeuner par-dessus le marché, plutôt que delui faire manquer le plaisir de se rencontrer avecM. Cheekey.

– Cheekey tirera de lui tout ce qu’il yaura à tirer, dit M. Evans.

– Je pense que M. Cheekey va leréduire au mutisme. S’il a quelque chose à cacher, il sera siterrifié qu’il ne pourra ouvrir la bouche. On ne lui fera pas direqu’il a commis le crime, mais il sera incapable de dire qu’il nel’a pas commis. » Telle fut l’opinion de M. Geary.

« À combien se monteront lesfrais ? » demanda M. Powell.

– Le jury acquittera M. Evans. Voilàce qu’il en coûtera, dit l’avoué.

– Et le cousin Henry retournera àLlanfeare, pour y être désormais tranquille, » fit observerM. Jones. C’était parce résultat désastreux que probablementseraient récompensés leurs efforts : ils le prévoyaientbien.

Ils s’accordaient à penser que M. Cheekeylui-même aurait bien du mal à faire avouer au cousin Henry qu’ilavait détruit de ses propres mains le testament. Il n’y avait pasd’exemple que l’avocat le plus habile eût obtenu, par uninterrogatoire, un semblable succès. Que le cousin Henry restâtmuet, qu’il se trouvât mal, qu’il fût poursuivi pour refus deparaître en justice – tout cela était possible, ou, au moins,n’était pas impossible ; mais qu’il dît : « Oui, jel’ai fait, j’ai brûlé le testament de mes propres mains, » ilsreconnaissaient tous que c’était impossible. Et ainsi, le cousinHenry retournerait à Llanfeare, confirmé dans la possession de lapropriété, « Il rira de nous dans sa manche, quand tout serafini, » dit le commissaire-priseur.

Ils ne se doutaient pas des tourments danslesquels vivait le malheureux. Ils n’imaginaient pas combien ilétait invraisemblable qu’il rît dans sa manche de qui que ce fût.Nous sommes trop portés, quand nous pensons aux crimes ou auxfautes des autres hommes, à oublier qu’ils ont une conscience etqu’ils peuvent être torturés par le remords. Tandis qu’ilsparlaient ainsi du cousin Henry, celui-ci essayait en vain de seconsoler par la réflexion qu’il n’avait pas commis de crime, que lavoie du repentir lui était encore ouverte, que si seulement on lelaissait partir pour Londres, pour y regretter et expier sa faute,il serait heureux d’abandonner Llanfeare et tous ses honneurs. Lelecteur aura de la peine à supposer qu’après le jugement, le cousinHenry dût revenir dans la bibliothèque pour y rire dans samanche.

Quelques jours après, M. Apjohn eut, àLondres, une entrevue avec M. Balsam. « Le client dontvous m’avez confié la cause, dit M. Balsam, ne me semble pasêtre la fleur des gentilshommes.

– Non certes. Vous comprendrez, monsieurBalsam, que mon seul objet, en lui persuadant de poursuivre lejournal, a été de l’amener au banc des témoins. Je le lui ai dit,naturellement. Je lui ai expliqué que, s’il n’y paraissait point,il ne pourrait pas marcher la tête haute.

– Et il a adopté votre avis ?

– De bien mauvaise grâce. Il aurait donnésa main droite pour échapper à cette nécessité. Mais je ne lui aipas laissé d’alternative. Je lui ai présenté la chose de tellemanière qu’il ne pouvait me faire un refus sans se déclarerlui-même un coquin. Vous dirai-je ce qui va arriver, à monavis ?

– Qu’arrivera-t-il ?

– Il ne paraîtra pas. Je suis certainqu’il n’aura pas le courage de se montrer devant la justice. Quandle jour sera venu, ou, peut-être, un ou deux jours auparavant, ils’enfuira.

– Que ferez-vous alors ?

« Ah ! voilà la question. Queferons-nous alors ? Il est tenu de poursuivre, et aura à payerune amende. Nous pourrons le faire rechercher et comparaître auxprochaines assises. Mais que pourrons-nous alors ? Quelquesévèrement qu’on le punisse pour avoir fait défaut, on ne peut luienlever la propriété. S’il a détruit le testament ou s’il le cache,nous ne pouvons rien sur Llanfeare, tant qu’il saura tenir salangue. Si l’on peut le faire parler : à nous, je crois, lapropriété. »

M. Balsam secoua la tête. Il admettaitbien que son client fût le méprisable personnage que dépeignaitM. Apjohn ; mais il n’admettait pas que M. Cheekeyfût l’adversaire irrésistible qu’on le disait être.

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