Le cousin Henry

Chapitre 2ISABEL BRODRICK

Quand M. Indefer Jones parlait de vivreencore deux ans, il montrait plus d’espoir que les médecins n’endonnaient à Isabel. Le docteur de Carmarthen visitait Llanfearedeux fois par semaine ; il était entré dans l’intimité et dansla confiance d’Isabel, et il lui avait dit que « la chandelleétait consumée à peu près jusqu’à la bobèche. » Ce n’était pasqu’Indefer eût une maladie bien accusée : c’était un vieillardusé. Sans doute il pouvait encore se faire voiturer, chaque jourdans la propriété, se lever après le déjeuner, dîner au milieu dujour, suivant sa vieille habitude, faire en un mot bien des chosesque ne ferait pas un homme véritablement malade ; mais ledocteur pensait qu’il ne pouvait plus durer longtemps ; commeil l’avait dit, « la chandelle était consumée jusqu’à labobèche ».

Cependant, l’intelligence du vieillard n’avaitpas visiblement décliné. Il ne s’était jamais beaucoup intéresséaux choses de l’esprit ; mais le peu qu’il avait toujoursfait, il le faisait encore. Il lisait tous les jours, ducommencement à la fin, un exemplaire du journal le plusprofondément conservateur qui se publiât alors, et, avec celui-là,un numéro hebdomadaire du Guardian occupait la somme desheures réservées à l’étude. Chaque dimanche, il lisait deuxsermons, le docteur lui ayant défendu d’aller à l’église, à causedes courants d’air ; il pensait apparemment qu’il serait peudigne de lui de faire de cet inconvénient un prétexte pour éviterun devoir ennuyeux. Il consacrait religieusement une heure par jourà la lecture de la Bible. Le reste de son temps, il le donnait ausoin de sa propriété. Rien ne lui faisait plus de plaisir que lavenue d’un de ses fermiers ; il les connaissait tous si bienque, malgré son grand âge, il n’oubliait jamais le nom de leursenfants. La pensée d’élever la redevance d’un fermier lui semblaitabominable. Autour de la maison, il y avait environ deux centsacres de terres qu’il était censé affermer. Sur ces terres, ilmaintenait une demi-douzaine d’hommes vieux et usés, dans desconditions telles qu’il ne recevait jamais rien d’eux ; sur cesujet, il n’aurait écouté les remontrances de personne, pas mêmed’Isabel.

Tel que nous l’avons dépeint, Indefer auraitété un heureux vieillard pendant ses dernières années, si sonesprit n’avait été tourmenté chaque jour et à toute heure par lesouci toujours présent de la transmission de la propriété. Un cœurplus tendre ne pouvait battre dans une poitrine humaine. Tout cequ’il avait d’amour dans le cœur, il l’avait donné à Isabel. Nulhomme n’avait éprouvé avec plus de vivacité que lui le sentiment dudevoir dont il était possédé ; et, sous l’empire de cesentiment, il se disait à lui-même que, dans la destination àdonner à sa propriété, il était obligé de se conformer à la coutumeétablie dans la classe à laquelle il appartenait. Cette penséel’avait rendu malheureux ; elle l’agitait de sentimentscontradictoires ; et maintenant qu’il approchait de l’heure dela séparation, il souffrait de laisser Isabel sans ressourcessuffisantes.

Mais la chose était faite ; le nouveautestament était écrit et lié au-dessus du paquet qui contenait lesprécédents. Alors naturellement il eut de nouveau la pensée,presque l’espérance, que quelque incident pourrait encore concilierles choses et amener un mariage entre les deux cousins. Isabels’était déclarée si catégoriquement sur ce sujet, qu’il n’osa paslui faire une nouvelle demande. Cependant, il pensait qu’iln’existait pas de raison sérieuse qui les empêchât de devenir mariet femme. Henry, autant qu’il pût le savoir, avait renoncé à sesmauvaises habitudes. Comme homme, il n’était pas désagréable ;il avait l’abord plutôt froid ; il était grand, et ses traitsétaient réguliers, ses cheveux d’un blond clair, ses yeux bleugris ; on ne pouvait dire de lui qu’il n’était pas distingué,mais rien ne faisait dire qu’il le fût. Le défaut qu’il avait de nepas regarder les gens en face n’avait pas frappé le vieillard aussivivement qu’Isabel ; il n’aurait pas plu à son oncle, sans lelien de parenté qui les unissait ; peut-être même, sans celien, aurait-il continué de lui déplaire, comme dans le principe.Au point où en étaient les choses, Henry pouvait encore tenter degagner son affection, et pourquoi pas aussi celle d’Isabel ?Mais il n’osa pas commander à Isabel d’essayer d’aimer soncousin.

« Je crois que j’aurais du plaisir à lerevoir ici, dit-il à sa nièce.

– Certainement, plus les fermiers leverront, mieux cela vaudra. Je puis toujours aller à Hereford.

– Pourquoi vous enfuir loin demoi ?

– Non, pas loin de vous, mon oncle, maisloin de lui.

– Et pourquoi de lui ?

– Parce que je ne l’aime pas.

– Faut-il toujours fuir les personnesqu’on n’aime pas ?

– Oui, quand ces personnes, ou quandcette personne est un homme auquel on a fait un devoir dem’aimer. »

En parlant ainsi, elle regardait fixement sononcle, en souriant, mais sa physionomie montrait assez qu’elleposait indirectement à son oncle une question délicate. Il n’osapas répondre, mais l’expression de son visage était un aveu. Ilavait fait connaître son désir à son neveu.

– Ce n’est pas que j’aie le moins dumonde peur de lui, » continua-t-elle ; « peut-êtrevaut-il mieux le voir ; et, s’il me parle, en finir avec lui.Combien de temps restera-t-il ?

– Un mois, je suppose. Il peut venir pourun mois.

– Alors, je resterai pendant la premièresemaine. Je dois aller à Hereford avant la fin de l’été. Dois-jelui écrire ? » Les choses furent arrangées comme ellel’avait proposé. Elle écrivait toutes les lettres de son oncle,même celles qu’il adressait à son neveu, à moins qu’il n’eût parhasard quelque chose de particulier à lui communiquer. Dans lacirconstance présente, elle lui fit l’invitation dans cestermes :

« Llanfeare, 17 juin 1877, lundi.

« Mon cher Henry.

« Mon oncle désire que vous veniez icivers le 1er juillet, pour rester un mois. Le1er juillet sera un lundi.

Ne voyagez pas un dimanche, comme vous l’avezfait la dernière fois : cela le contrarie. Je serai ici aucommencement de votre séjour ; j’irai ensuite à Hereford. Cen’est qu’en plein été que je puis quitter mon oncle.

« Votre affectionnée cousine,

« Isabel Brodrick. »

Elle s’était souvent reproché à elle-même designer de cette manière, et elle l’avait fait bien à contrecœur.Mais à l’égard d’un cousin, c’était la formule habituelle, commec’est la coutume d’appeler un indifférent « Mon chermonsieur », quoiqu’il ne soit pas cher le moins du monde. Elles’était donc résignée à ce mensonge.

Il faut faire connaître au lecteur un autreincident de la vie d’Isabel. Elle avait l’habitude d’aller àHereford au moins une fois par an, et de passer un mois chez sonpère. Elle avait fait annuellement ces visites depuis qu’ellevivait à Llanfeare, et elle était arrivée ainsi à se créer desrelations avec plusieurs habitants d’Hereford. Parmi ceux quiétaient devenus ses amis était un jeune ecclésiastique, WilliamOwen, chanoine de second ordre attaché à la cathédrale, et qui,pendant sa dernière visite, lui avait demandé d’être sa femme. À cemoment, elle pensait être héritière de son oncle, et, se regardantcomme la propriétaire probable de Llanfeare, elle s’était crueobligée de tenir compte, avant tout, de ses futurs devoirs et del’obéissance qu’elle devait à son bienfaiteur. Elle ne dit jamais àcelui qui l’aimait, et elle ne s’avoua jamais complètement àelle-même, qu’elle l’aurait accepté, si elle n’eût été ainsienchaînée ; mais nous pouvons dire au lecteur qu’il en étaitainsi. Si elle s’était sentie tout à fait libre, elle se seraitdonnée à l’homme qui lui avait offert son amour. Mais, dans sasituation d’héritière, elle lui répondit, sans lui donner d’espoir,sans lui rien dire de ses propres sentiments, et parlantd’elle-même comme si elle dépendait absolument de son oncle.« Il a décidé, » lui dit-elle, « qu’après sa mort lapropriété doit être à moi. » Le jeune chanoine, qui ignoraitcette circonstance, se redressa avec un mouvement d’orgueil blessé,et déclara qu’il n’avait pas eu l’intention de demander la main dela maîtresse de Llanfeare. « Ce ne serait pas uneconsidération pour moi, » continua-t-elle, lisant la pensée dujeune homme sur sa physionomie. « Je n’aurais pas étédéterminée par un motif de ce genre. Mais comme mon oncle veutfaire de moi sa fille, je lui dois l’obéissance d’une fille. Iln’est pas probable qu’il consente à ce mariage. »

Il n’y avait plus eu de communications entreeux jusqu’au jour où Isabel, de retour à Llanfeare, lui avait écritque son oncle était opposé au mariage, et qu’il n’y fallait pluspenser.

Cette rupture avait fait beaucoup de peine àIsabel, mais elle était en partie l’auteur de sa propresouffrance : elle avait trop dissimulé à son oncle sessentiments. Quand elle dit au vieillard l’offre qui lui avait étéfaite, elle en parla comme d’une chose qui lui était presqueindifférente.

« William Owen ! » avait ditIndefer, en répétant le nom, « son grand-père tenait l’hôtel àPembroke !

– Je le crois, dit tranquillementIsabel.

– Et vous voudriez faire de lui lepropriétaire de Llanfeare ?

– Je n’ai pas dit cela, répondit Isabel.Je vous ai soumis une proposition qu’on me faisait, et je vous aidemandé ce que vous en pensiez. »

Le vieillard alors secoua la tête, et tout futdit. Isabel avait écrit la lettre qui informait William que ladécision du vieillard était définitive.

Dans tout cet entretien, Isabel n’avait faitaucune allusion à l’amour qu’elle éprouvait. Si elle l’avait fait,son oncle n’aurait pu la presser au sujet du mariage avec soncousin. Mais elle était restée si froide en parlant du jeuneecclésiastique, que, dans la pensée de son oncle, la chose luitenait très peu au cœur : cet amour était au contrairel’intérêt et le bonheur de sa vie. Et pourtant quand le vieillard,revenant à la charge, lui demanda encore d’aplanir toutes lesdifficultés par un mariage avec son cousin, elle dut soutenir laconversation comme s’il n’y avait pas eu à Hereford un William Owenqui l’aimait et qu’elle aimait aussi.

Cependant le vieillard se rappelait toutcela : il se rappelait que, quand il avait formellement écartéle chanoine, il l’avait fait par devoir, pour empêcher queLlanfeare ne fût la possession d’un petit-fils d’hôtelier. Que lepetit-fils du vieux Thomas Owen, du Lion de Pembroke,régnât à Llanfeare à la place d’un Indefer Jones, c’eût été uneabomination qu’il avait été de son devoir de prévenir. Mais leschoses étaient différentes maintenant qu’il allait laisser la jeunefille sans fortune, sans un ami, sans un abri qui fût à elle !Et pourtant, si son nom était Brodrick, elle n’en était pas moinsune Jones ; et son père, quoique un simple avoué, était d’unefamille presque aussi bonne que la sienne. Dans aucun cas, elle nepouvait épouser le petit-fils du vieux Thomas Owen. Aussin’était-il jamais, jusqu’à ce moment, revenu sur la proposition demariage. Si Isabel lui en avait parlé de nouveau, sa réponse auraitpeut-être été moins formelle ; mais elle non plus n’avaitdepuis lors prononcé le nom de William.

Tout cela était pour Isabel une source depénibles réflexions ; elle ne disait rien, mais elle pensaitencore à celui qui l’aimait ; et il faut reconnaître que, bienqu’elle ne parlât pas de son avenir, elle ne pouvait s’empêcher d’ypenser. Elle avait ri à l’idée de solliciter l’héritage, et ellen’aurait jamais voulu ajouter ainsi aux soucis de son oncle ;mais elle comprenait aussi bien que tout autre la différence qu’ily avait entre la position naguère promise de propriétaire deLlanfeare, et celle à laquelle elle serait réduite, comme la brud’une belle-mère qui ne l’aimait pas. Elle savait aussi qu’elleavait été froide pour William Owen, qu’elle ne lui avait donnéaucune espèce d’encouragement en lui laissant croire qu’elle lerepoussait parce qu’elle était l’héritière de son oncle. Ellesavait aussi ou croyait savoir qu’elle ne possédait pas cesavantages personnels qui font persévérer un homme dans son amour,en dépit des difficultés. Elle n’avait plus entendu parler deWilliam Owen pendant les neuf derniers mois. De temps en temps,elle recevait une lettre de l’une de ses sœurs plus jeunes qui,elles aussi, commençaient à ressentir l’amour et ses soucis. Maisces lettres ne contenaient pas un mot qui concernât William. Aussipeut-on dire que le dernier changement survenu dans les intentionsde son oncle avait été de toute façon pour elle un rude coup.

Mais elle ne proféra jamais une plainte ;jamais son visage ne trahit son chagrin. À qui eût-elle confié sapeine ? Elle avait toujours été réservée avec sa famille surle sujet de l’héritage ; son père avait montré une égaleréserve. La famille d’Hereford la jugeait obstinée et dédaigneuse,peut-être parce qu’elle se montrait telle dans ses relations avecsa belle-mère.

Quoi qu’il en soit, il n’y avait entre elle etsa famille nul échange de confidences au sujet de Llanfeare. Sonpère ne doutait pas qu’elle ne dût hériter la propriété.

Confiante en elle-même, elle l’était dans unecertaine mesure. Elle se croyait une volonté forte et une âmecapable de souffrir. Mais sous d’autres rapports, elle se jugeaitavec plus d’humilité ; elle ne reconnaissait en elle rien dece charme féminin qui séduit les hommes. Sa personne physiquepouvait attirer l’attention : elle était assez grande, forte,active et d’une agréable physionomie. Son front était large etbeau ; ses yeux gris étaient brillants et intelligents ;son nez et sa bouche étaient bien faits ; pas un trait de sonvisage n’était commun. Mais il y avait chez elle quelque chose derude ; son teint avait peut-être trop d’éclat ; ses yeux,plus sévères pour elle-même que ceux des autres personnes, voyaientlà un défaut. Les fermiers des environs et leurs femmes déclaraientque miss Isabel était la plus belle femme de la Galles du Sud. Avecles fermiers et leurs femmes, elle était en excellentstermes : elle connaissait tous leurs usages, et s’intéressaità tous leurs besoins. Elle ne se souciait que peu de la noblessedes environs. Son oncle n’aimait pas à réunir nombreuse compagnie,et elle s’était entièrement conformée aux goûts de son oncle. Aussine connaissait-elle pas plus les jeunes gens du pays qu’ellen’était connue d’eux ; et, comme elle n’avait pas d’amitiés,elle se disait qu’elle n’était pas comme les autres jeunes filles,qu’elle était rude, sans charme, impopulaire.

Bientôt arriva l’époque de la venue de HenryJones. À mesure qu’elle approchait, l’oncle Indefer était de jouren jour de moins en moins à son aise. Isabel n’avait plus dit unmot contre son cousin. Quand il lui avait été proposé comme futurépoux, elle avait déclaré son aversion pour lui. À ce moment, levieillard avait abandonné son projet, ou tout au moins n’en parlaitplus. Aussi Isabel nommait Henry et faisait allusion à son arrivée,comme s’il se fût agi du premier hôte venu. Elle veillait à ce quesa chambre fût prête, et à ce qu’il se trouvât confortablement àLlanfeare. Ne serait-il pas bon de commander pour lui un dîner àpart ? Trois heures de l’après-midi, ne serait-ce pas unemauvaise heure pour un homme habitué à la vie de Londres ?« Si elle ne lui convient pas, » dit le vieillard avecirritation, il retournera à Londres. » Cette irritation nes’adressait pas à la jeune fille, mais à l’homme qui, par le seulfait de sa naissance, soulevait ainsi tout un océan d’ennuis.

« Je vous ai dit mes intentions, ditl’oncle à son neveu le soir de son arrivée.

– Je vous suis assurément très obligé,mon cher oncle.

– Vous n’avez pas à m’être le moins dumonde obligé. J’ai fait ce que je considère comme un devoir. Jepuis prendre d’autres dispositions, si je trouve que vous neméritez pas d’être mon héritier. Quant à Isabel, elle mérite toutle bien qu’on pourrait lui faire. Elle ne m’a jamais causé lemoindre déplaisir. Je ne crois pas qu’il y ait au monde unemeilleure créature qu’elle. Mais comme vous êtes l’héritier mâle,je crois régulier que vous me succédiez dans la propriété, à moinsque vous ne vous en montriez indigne. »

C’était là certainement un accueildésagréable, une déclaration à laquelle il était difficile derépondre. Néanmoins, le jeune homme était satisfait, si levieillard ne devait pas changer encore une fois ses intentions. Ilavait beaucoup réfléchi sur ce sujet, et avait compris que lemeilleur moyen de s’assurer les belles et bonnes choses qui luiétaient promises était d’amener Isabel à être sa femme.

« Je suis certain qu’elle est bien toutce que vous dites, oncle Indefer. »

L’oncle Indefer répondit par un grognement, etlui dit qu’il se fît servir, s’il avait besoin de souper.

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