Le cousin Henry

Chapitre 18LE COUSIN HENRY VA À CARMARTHEN

À son retour de Londres, M. Apjohnécrivit à son client la lettre suivante, qu’il lui fit porter àLlanfeare par un clerc chargé d’attendre la réponse.

« Mon cher Monsieur,

« Je reviens de Londres, où j’ai vuM. Balsam, qui vous prêtera son ministère aux assises. Il estnécessaire que vous veniez à mon bureau, afin que je puisse rédigeravec précision les instructions que nous donnerons à votre conseil.Ne pouvant, sans me gêner beaucoup, me rendre à Llanfeare à ceteffet, je suis forcé de vous déranger vous-même. Mon clerc, quivous remettra cette lettre, me dira si onze heures du matin outrois heures de l’après-midi vous conviennent. Vous pouvez lui direaussi si vous désirez que je vous envoie une voiture de louage. Jecrois que vous avez encore la voiture de votre oncle, ce quirendrait la chose inutile. Une réponse orale suffira : neprenez pas la peine d’écrire.

« Votre bien dévoué,

« Nicolas Apjohn. »

Le clerc était entré dans la bibliothèque oùétait assis le cousin Henry, et ne le quittait pas des yeux tandisqu’il lisait la lettre. Le cousin Henry était persuadé queM. Apjohn avait voulu faire en sorte qu’il n’eût pas le tempsde réfléchir à sa réponse. M. Apjohn avait traîtreusementcalculé, pensait-il, que la vue du clerc lui enlèverait touteprésence d’esprit et l’empêcherait d’envoyer un refus.

« Je ne vois pas pourquoi j’irais àCarmarthen, dit-il.

– C’est tout à fait nécessaire, monsieur,dans une affaire comme celle-ci. Vous êtes tenu de poursuivre, et,naturellement, vous devez donner vos instructions. SiM. Apjohn devait se transporter ici pour les recevoir, lesfrais seraient énormes. Pour aller à la ville, vous n’avez que ladépense de la voiture, et tout sera fait en cinq minutes.

– Qui sera là ? » demanda lecousin Henry ; après quelques moments de silence.

– Moi, » répondit le clerc encommençant par lui-même, « M. Apjohn, et peut-être unautre clerc.

– N’y aura-t-il pas aussi unavocat ? demanda le cousin Henry, montrant par sa voix et saphysionomie combien il avait peur.

« Oh, certes non ; il n’y en aurapas à Carmarthen avant les assises. Un avocat ne voit jamais sonclient. Vous paraîtrez comme témoin, et vous n’aurez pas affaireaux avocats avant le moment de l’interrogatoire. M. Balsam estun excellent homme.

– C’est par moi qu’il estemployé ?

– Oui, il est de notre côté. Peu imported’ailleurs quel avocat on a pour soi, mais c’est l’autre, celui parqui on est empoigné…

– Quel est l’avocat de monadversaire ? » demanda le cousin Henry.

– Vous ne le savez pas ? » Leton avec lequel il dit ces paroles frappa de terreur le malheureux.Il exprimait une sorte d’effroi et de pitié ; c’était comme unavis de préparer son âme à une catastrophe inévitable. « Ilsont M. Cheekey ! » Et la voix devint plus lugubreencore. « J’ai bien pensé qu’ils le prendraient quand j’aiconnu l’affaire. Ils ont M. Cheekey ! On voit bien qu’ilsne craignent pas de dépenser de l’argent. J’ai connu bien desavocats redoutables, je n’en ai pas vu un aussi terrible queM. Cheekey.

– Il ne me mangera pas, » dit lecousin Henry, essayant de faire bonne contenance.

– Non, il ne vous mangera pas ; cen’est pas ainsi qu’il procède. J’en ai connu qui avaient l’air devouloir manger leur homme. Lui, il semble vouloir vous écorcher,pour laisser ensuite votre carcasse aux oiseaux. Mais, au premierabord, c’est un homme aimable que M. Cheekey.

– Qu’est-ce que tout cela me fait ?dit le cousin Henry.

– Rien, évidemment, monsieur. Quand onn’a, comme vous, rien à cacher, tout cela importe peu. Mais quandun témoin a quelque chose à dissimuler – et c’est quelquefois lecas –, c’est alors que se montre M. Cheekey. Ses yeux vousentrent dans le corps et voient s’il y a quelque chose. S’il y aquelque chose, il vous retourne et vous arrache votre secret. C’estce que j’appelle écorcher un témoin. J’ai vu une fois un pauvrediable si terriblement malmené par lui qu’on dut l’emporter sansparole du banc des témoins. »

Cette peinture saisissante, le cousin Henry sel’était déjà faite à lui-même. Et c’était de sa propre volontéqu’il s’était soumis à l’épreuve de ce procès ! S’il avaitfermement refusé de poursuivre le journaliste, M. Cheekey nepouvait rien contre lui. Et voici qu’il lui fallait aller àCarmarthen pour y souffrir comme des angoisses préparatoires à latorture qu’on se proposait d’exercer sur lui.

« Je ne vois pas du tout pourquoi j’iraisà Carmarthen, » dit-il, après quelques moments de silence,pendant lesquels il repassa dans son esprit ce qu’il venaitd’entendre.

– Ne pas venir à Carmarthen ! Mais,monsieur, il faut que vous complétiez les instructions.

– Je n’en vois pas du tout lanécessité.

– Alors, vous voulez vous retirer tout àfait, monsieur Jones ? Je ne voudrais pas montrer que j’ai sipeur de M. Cheekey ! »

Le cousin Henry pensa alors que s’il voulaitsi retirer de l’affaire, il lui serait aisé de le faire plus tard,tant qu’on n’aurait pas le droit de le traîner par la force devantle tribunal redouté. Et comme c’était actuellement son intentiond’éviter le jugement en livrant le testament, qu’il prétendraitavoir trouvé au moment même, il ruinerait son propre projet – commeil l’avait fait plusieurs fois déjà – s’il refusait sottement de serendre à l’appel de l’homme d’affaires. Cheekey ne serait pas dansle bureau de M. Apjohn, et il n’y aurait ni juge, ni jury, nipublic pour lui faire perdre contenance par leurs regards.

« Je n’ai nullement l’intention de meretirer, dit-il, et je vous trouve impertinent de me parlerainsi.

– Je ne voulais pas l’être, monsieurJones, mais il est nécessaire que vous veniez chezM. Apjohn.

– Très bien ; j’y serai demain àtrois heures.

– Que faut-il faire pour la voiture,monsieur Jones ?

– J’irai dans la mienne.

– Naturellement ; c’est ce qu’avaitdit M. Apjohn. Mais oserais-je vous dire, monsieur Jones, quetout le monde, à Carmarthen, reconnaîtra la voiture deM. Indefer Jones ? »

Autre tourment pour le malheureux. Oui, tousles habitants de Carmarthen reconnaîtraient la voiture de sononcle, et croyant, d’après les articles du journal, qu’il avaitvolé la propriété, ils monteraient jusque sur les roues pour ledévisager. Le clerc avait raison.

« Je ne veux pas me mêler de ce qui ne meregarde pas, monsieur Jones ; mais ne vaudrait-il pas mieuxaller et revenir tranquillement dans l’une des voitures de louagede M. Powell ?

– Très bien, dit le cousin Henry ;faites venir une voiture.

– Je pensais bien que cela valaitmieux, » dit le clerc, enhardi par l’avantage facile qu’ilvenait de remporter sur un adversaire abattu. « Est-il besoind’aller dans sa propre voiture, dans une circonstance commecelle-ci ? Ils sont si curieux à Carmarthen ! Tandis ques’ils voient l’une des voitures de l’hôtel du Buisson, ils sesoucieront peu de savoir qui est dedans. » Les choses furentainsi réglées. La voiture serait à Llanfeare le lendemain à deuxheures.

Oh ! s’il pouvait mourir ! Si lamaison pouvait tomber sur lui et l’écraser ! Ce serpent declerc n’avait pas dit un mot qu’il n’eût compris ; il ne luiavait pas lancé une flèche qui ne l’eût percé jusqu’à lamoelle ! « Oh ! cela ne fait rien à un homme commevous. » Le clerc, en prononçant ces mots, lui avait faitcomprendre par son regard qu’il voulait le menacer et qu’il savaitl’effrayer. Ils se préparent à vous bien recevoir, vous qui avezvolé à votre cousine sa fortune ! C’est pour vous que vientM. Cheekey ! Voilà ce que lui avait dit ce clercinsolent. Et, bien qu’il eût cru sage de se rendre à l’avis qu’onlui donnait par rapport à la voiture, combien il était humiliantd’avoir à avouer qu’il craignait de se montrer à Carmarthen dansson propre équipage !

Il irait donc à Carmarthen, pour s’y trouverune seconde fois face à face avec M. Apjohn. C’était bienclair. Il ne pouvait y envoyer le testament à sa place. Pourquoin’avait-il pas eu la présence d’esprit de dire au clerc qu’ilfallait arrêter toutes démarches ? Il n’y a plus rien à faire.J’ai trouvé le testament. Le voici ; je l’ai trouvé ce matinmême dans les livres. Portez-le à M. Apjohn, et dites-lui quej’en ai fini avec Llanfeare. Combien l’occasion étaitfavorable ! Il ne lui aurait pas été difficile de jouer sonrôle, en présence du clerc, confondu par l’importance de larévélation qu’on lui faisait. Mais il avait laissé échapper cetteoccasion, et il lui fallait aller à Carmarthen !

Le lendemain, à deux heures et demie passées,il monta dans la voiture de louage. Le matin, il avait tiré letestament du livre, bien décidé à le porter à Carmarthen, dans sapoche. Mais au moment où il essaya de l’introduire dans uneenveloppe, il changea d’idée et le remit dans le livre. Si odieuseque lui fût devenue la propriété et tout ce qui s’y rapportait, iln’eut pas plus tôt commencé à préparer l’acte par lequel il allaitla perdre, qu’il en eut regret. La propriété reprenait tous sescharmes, et il songeait que, une fois le testament livré, toutétait perdu pour lui sans retour.

« Je suis heureux de vous voir, monsieurJones, » dit l’avoué, quand il vit son client entrer dans soncabinet. « Nous devons convenir de certaines choses avant lejour du procès, et il n’y a pas de temps à perdre. Asseyez-vous,monsieur Ricketts, écrivez les demandes et les réponses.M. Jones n’aura qu’à les parafer. »

M. Ricketts était le clerc qui avait étéenvoyé à Llanfeare. Le cousin Henry resta assis en silence, tandisque M. Ricketts pliait une double marge à sa longue feuille depapier. Encore une nouvelle cause de terreur ! La vue de cespréparatifs le décida presque à ne donner aucune signature.

Les instructions qui devaient êtrecommuniquées à M. Balsam étaient très simples ; il n’estpas besoin de les énumérer ici. Son oncle l’avait fait venir àLlanfeare, lui avait dit qu’il serait son héritier, et l’avaitinformé qu’il avait fait un nouveau testament en sa faveur. Aprèsla mort et les funérailles de son oncle, il avait assisté à lalecture d’un testament d’après lequel il était entré en possessionde la propriété. Dans sa pensée et à sa connaissance, ce testamentétait bien l’expression des dernières volontés de son oncle. Tellesétaient les communications qui, d’après l’avis de M. Apjohn,devaient être faites à M. Balsam ; voilà ce queM. Balsam devait déclarer au jury en faveur de son client.

Puis, le cousin Henry, se rappelant sadernière conversation avec le fermier Griffiths, et aussi lesaffirmations contraires à sa cause que pourraient faire les Cantor,ajouta quelques détails qui étaient à sa connaissancepersonnelle.

« J’ai vu le vieillard écrire dans sachambre, dit-il, copier quelque chose que j’ai compris être untestament. J’étais convaincu qu’il prenait de nouvellesdispositions et me déshéritait. – Non ; je ne lui ai pas faitde questions. Je trouvais sa conduite cruelle, mais il ne m’auraitservi à rien de parler. – Non, il ne me dit pas ce qu’ilfaisait ; mais je savais bien qu’il écrivait un autretestament. Je n’ai pas voulu m’abaisser à faire des questions.Quand les Cantor ont dit qu’ils avaient signé un testament commetémoins, je n’ai jamais douté que ce ne fût vrai. Quand vous êtesvenu à Llanfeare lire le testament, je croyais qu’on trouveraitl’autre. Il doit y être encore, et sans doute on le trouverait, sil’on faisait une recherche attentive. Voilà tout ce que je puisdire à M. Balsam, si cela peut l’intéresser.

– Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit àmoi auparavant ? » demanda M. Apjohn.

– Je ne pouvais rien assurer. Ce n’étaitqu’une opinion chez moi. Si, après les affirmations des Cantor, etavec votre croyance à tous à l’existence d’un autre testament, vousne l’avez pas trouvé, ce n’était pas ce que j’avais à dire quipouvait vous aider. Ce ne sont, après tout, que de puressuppositions. »

Ces paroles déconcertèrent M. Apjohn etle firent retomber dans ses incertitudes. N’était-il pas possible,après tout, que la conduite et l’attitude qui avaient tant nui aumalheureux, dans l’esprit de tout le monde, eussent été simplementla conséquence des ennuis qu’il avait éprouvés ? Le vieillardpouvait bien avoir détruit lui-même l’acte qu’il avait eu latentation de faire ; et alors on aurait été cruellementinjuste pour le pauvre garçon. M. Apjohn ajouta ces nouveauxdétails aux instructions qui devaient être données àM. Balsam, et le cousin Henry les signa.

La conversation roula ensuite surM. Cheekey. M. Apjohn ne savait pas officiellementquelles questions M. Cheekey poserait au cousin Henry ;c’était avec l’avoué de la partie adverse que M. Cheekey avaitdû en convenir. Il avait pourtant eu la pensée d’entretenir chezson client la terreur que son clerc avait fait naître ; ilcroyait que l’on servirait la cause de la vérité en agissant sur lepauvre être par l’intimidation. Mais cette nouvelle histoirechangea ses dispositions. Si le cousin Henry était innocent – ilétait, après tout, possible qu’il fût innocent – n’était-il pas deson devoir de le protéger contre les procédés impitoyables deCheekey ? Sans doute, on ne pouvait le soustraire àl’interrogatoire du terrible avocat – si du moins il ne faisait pasdéfaut ; – mais il était bon de lui donner une idée de ce quil’attendait.

« C’est M. Cheekey qui vousinterrogera au nom de la partie adverse, » dit-il d’un tonqu’il voulait rendre plaisant. À ce nom terrible, la sueur perlasur le front du cousin Henry. « Vous savez quelle sera satactique ?

– Je ne sais pas du tout.

– Il essayera de prouver qu’un autretestament a été fait.

– Je ne le nie pas. N’ai-je pas dit aucontraire que je croyais qu’un autre testament avait étéfait ?

– Et que, ou bien vous avez connaissancede son existence ; » ici M. Apjohn s’arrêta ;il avait repris cette voix sévère qui frappait si désagréablementles oreilles du cousin Henry, « ou bien que vous l’avezdétruit. »

– Quel droit a-t-il de dire que je l’aidétruit ? Je n’ai rien détruit. »

La façon dont le cousin Henry appuya sur lemot détruire fit revivre chez M. Apjohn sa croyance àla culpabilité de son client. « Il s’efforcera de démontrer aujury, soit par les paroles qu’il tirera de vous, soit par votresilence, que vous avez détruit l’acte, ou que vous l’avezcaché. »

Le cousin Henry se demanda un moment s’ilavait caché ou non le testament. Non ! ce n’était pas lui quil’avait mis dans le livre. L’homme qui cache une chose est celuiqui la dérobe aux yeux, et non celui qui ne dit pas qu’il l’atrouvée.

– Ou caché, » répéta M. Apjohnde sa voix la plus dure.

– Je ne l’ai pas caché, dit lavictime.

– Ni eu connaissance de l’endroit où ilétait caché ? » Le malheureux devint, par degrés, livide,pâle comme un mort, presque bleu. Quoiqu’il fût absolument décidé àlivrer le testament, il ne pouvait céder à la pression qu’onexerçait sur lui en ce moment. Il ne pouvait non plus y résister.Cette question le mettait à la torture, bien qu’il eût fait lesacrifice de la propriété. Reconnaître qu’il avait su de tout tempsoù se trouvait caché le testament, c’était avouer sa culpabilité etse livrer lui-même à ses bourreaux.

« Ni eu connaissance de l’endroit où ilétait caché ? » répéta M. Apjohn à voix basse.« Sortez, Ricketts, dit-il. Ni eu connaissance de l’endroit oùil était caché ? » demanda-t-il pour la troisième fois,quand le clerc eut fermé la porte derrière lui.

« Je ne sais rien là-dessus, balbutia lemalheureux.

– Vous n’avez rien de plus à medire ?

– Rien.

– Vous aimez mieux que ce soitM. Cheekey qui s’en charge ? Si vous avez autre chose àdire, je serai moins dur que lui avec vous.

– Rien.

– Ici, dans cette chambre, où il n’y apas de public qui vous dévisage.

– Rien, balbutia-t-il de nouveau.

– Très bien. Je désire qu’il en soitainsi. Ricketts, voyez, si la voiture de M. Jones estlà. »

Quelques minutes après, son clerc de confianceétait seul avec lui.

« Je n’ai pas perdu mon temps, Ricketts,dit-il. Le testament existe encore, j’en suis certain, et il nel’ignore pas non plus. Avant Noël, nous aurons ici missBrodrick. »

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