Le cousin Henry

Chapitre 5AVANT LES FUNÉRAILLES

Restée seule, Isabel sentit quel terriblefardeau le devoir faisait peser sur elle. Si elle avait pu selivrer à sa douleur bien légitime, elle aurait éprouvé quelquesoulagement à pleurer son bon oncle. Mais on lui expliqua que,jusqu’après les funérailles et après la lecture du testament, elledevait tout ordonner à Llanfeare. Cette nécessité d’agir lui étaitpénible dans un moment surtout où la douleur ne lui laissait voirque confusément ce qu’elle avait à faire.

Le docteur fut bienveillant pour elle et luidonna quelques avis avant de la quitter. « Dois-je donner lesclefs à mon cousin ? lui demanda-t-elle. Mais tout en faisantcette question, elle se demandait ce que signifiaient les derniersmots prononcés par son oncle. Quoique sa peine fût vive et que sadouleur fût sincère, elle ne pouvait s’empêcher de penser à cesparoles. Ce n’était pas qu’elle désirât posséder la propriété. Non,elle ne pensait pas à elle. Mais l’intention qu’elle attribuait àson oncle ne lui imposait-elle pas un devoir ? Devait-elle, ounon, faire connaître ces paroles ? Devait-elle leur prêter unesignification ? Si elles en avaient une, ne fallait-il pas lescomprendre par rapport au testament ?

« Je crois que vous devez garder lesclefs jusqu’après la lecture du testament, dit le docteur.

– Même s’il les demandait ?

– Même s’il les demandait. Il n’insisterapas, si vous lui dites que c’est mon avis. Si vous rencontrezquelque difficulté, envoyez chercher M. Apjohn. »

M. Apjohn était l’homme d’affaires ;mais tout récemment il y avait eu un désaccord entre lui et l’oncleIndefer ; aussi le conseil du docteur ne plaisait-il pas àIsabel.

« D’ailleurs, continua-t-il, vous nerencontrerez aucune difficulté de ce genre. Il serait bon que lesfunérailles eussent lieu lundi ; le testament sera luimmédiatement après. M. Apjohn viendra pour cet objet. Toutcela ne peut soulever aucune objection ; je connais lessentiments de M. Apjohn : il vous est tout dévoué, commeil l’était à votre oncle. »

M. Apjohn avait pris sur lui de« gronder » le vieillard à cause du changement,désavantageux pour Isabel, qu’il avait fait dans son testament. Levieillard l’avait dit à Isabel. « Si je crois bien agir, queldroit a-t-il de me gronder ? » La « gronderie »n’avait été sans doute qu’un de ces avis qu’un homme d’affaires secroit souvent appelé par son métier à donner à ses clients.

Isabel pensa que le mieux était de tenir cesparoles secrètes, au moins pour le moment. Elle prit même larésolution de ne jamais les rapporter, à moins que d’autres faitsne permissent d’en interpréter le sens avec certitude. Elle nevoulait pas laisser croire que ces mots l’eussent amenée à espérerla propriété. Elle était pourtant convaincue que le vieillardpensait à sa propriété en parlant ainsi : « Tout estbien, c’est fait. » Quand son oncle avait, en rassemblant toutce qui lui restait de forces, prononcé ces mots, il avait voulufaire entendre que sa dernière décision avait été« bonne » pour Isabel. Elle en était convaincue. Mais, enmême temps, elle se rappelait l’intelligence affaiblie du vieillardet ses pensées fugitives, qui s’efforçaient sans doute de se fixersur elle et sur la propriété, en associant l’une avec l’autre.Combien il était probable qu’il songeait à quelque chose qu’ilaurait été bien heureux de faire, et qu’il se figurait avoirfait ! Elle savait aussi que les paroles n’avaient aucunevaleur légale, même proférées devant une douzaine de témoins. S’ily avait un testament ultérieur, ce testament parlerait assez parlui-même. Sinon, les paroles n’étaient que du vent.

Par-dessus tout, elle ne voulait pas qu’on pûtlui attribuer le désir d’hériter, qu’on pût la croire piquée de nepas hériter. Elle n’avait ni ce désir, ni cette susceptibilité.L’affaire en question était si grave, elle avait pesé si lourdementsur l’esprit de son oncle, qu’elle ne pouvait pas n’en pas sentirelle-même l’importance ; mais quant à ses désirs, ils seréduisaient à celui que le testament de son oncle, quel qu’il pûtêtre, fût entièrement exécuté. N’avoir pas Llanfeare, n’avoir pasmême un centime de la fortune de son oncle, ne la laisserait pasindifférente ; elle n’en serait pas blessée. Mais savoir qued’autres pouvaient la croire déçue dans son espoir, voilà ce quilui était odieux et insupportable ! Aussi parla-t-elle audocteur Powell, et même à son cousin, comme si la propriétéappartenait maintenant sans aucun doute à ce dernier.

Henry Jones, à ce moment, pendant les joursqui suivirent immédiatement la mort de son oncle, considéra sanouvelle position avec une sorte de crainte respectueuse qui lerendait incapable d’action. Il obéissait presque servilement à sacousine Isabel. Avec hésitation et en baissant la voix, il émitl’idée que les clefs pourraient lui être données à lui-même ;c’était, disait-il, pour éviter tout ennui à sa cousine. Mais quandelle lui eut répondu qu’il était de son devoir de les garderjusqu’après les funérailles, et de faire acte de maîtresse dans lamaison jusqu’après la cérémonie, il se soumit docilement.

« Tout se fera comme vous le jugerez bon,Isabel. Je ne vous contrarierai en rien. »

Quelque temps après, le lendemain, il l’assuraque, quelles que fussent les dispositions du testament, elle devaitse regarder à Llanfeare comme chez elle, aussi longtemps qu’ellevoudrait y demeurer.

« Je ne tarderai pas à retourner chez monpère, lui avait-elle répondu. Je partirai aussitôt mes mallesfaites. Je l’ai déjà écrit à mon père.

– Ce sera comme vous voudrez,répliqua-t-il ; mais veuillez bien croire que tout ce que jepourrai pour votre commodité, je le ferai. »

Elle fit à ces paroles une réponse banale,polie, mais sans doute peu gracieuse. Elle ne croyait pas à lasincérité de ce langage obséquieux ; elle ne pensait pas qu’aufond du cœur il lui voulût du bien, et elle ne pouvait secontraindre jusqu’à prendre une attitude qui mentît à sessentiments. Après ce dialogue, pendant les jours qui s’écoulèrentavant les funérailles, ils échangèrent peu de paroles. L’aversiond’Isabel pour son cousin devint plus vive, quoiqu’elle ne pût s’enexpliquer la cause à elle-même. Elle savait que son oncle avait étéréellement aussi peu porté qu’elle à aimer le jeune homme, et cettepensée la justifiait à ses yeux. Les dernières paroles du vieillardle lui avaient clairement montré ; et, quoique sûre de sapropre conscience, quoique certaine de ne pas convoiter lapossession du domaine, elle était malheureuse à la pensée de levoir passer aux mains d’un homme qu’elle méprisait. Quand ce n’eûtété que pour les fermiers, les serviteurs, pour la vieille maisonelle-même, c’était une pitié ! Et alors dans son esprits’affermissait la conviction que son oncle, dans la dernièreexpression de ses volontés, n’avait pas voulu que son neveu fût sonhéritier.

Pendant ces jours, elle reçut des rapports quisemblaient confirmer sa croyance. Elle n’avait pas l’habitude deparler familièrement aux servantes, quoiqu’il n’y eût pas àLlanfeare d’autres femmes avec qui elle pût avoir quelque intimité.Elle avait un sentiment de sa dignité qui lui rendait déplaisantetoute familiarité chez les domestiques et l’amenait à la réprimer.Mais à ce moment la femme de charge vint lui faire un récit auquelIsabel ne put s’empêcher de prêter l’oreille. On racontait dans lesenvirons que le vieillard avait certainement fait un autretestament, depuis qu’Isabel avait quitté Llanfeare pour aller àHereford.

« Si cela est, dit sévèrement Isabel, onle trouvera quand M. Apjohn viendra dépouiller les papiers demon oncle. »

Mais ces paroles ne semblèrent pas satisfairela femme de charge. Elle croyait que son maître avait écrit unacte, et pourtant on n’avait pas envoyé chercher M. Apjohn,comme auparavant, dans les autres circonstances semblables. Toutesles fois que le vieillard avait fait un testament, nul ne l’avaitignoré à Llanfeare. On avait mandé M. Apjohn, qui était revenuun ou deux jours après avec deux clercs. On comprenait bien que lesclercs devaient être les témoins. Le vieux sommelier, qui apportaitle xérès et les biscuits après que l’acte était dressé, était bienau courant de ce qui se passait dans ces occasions. Cette fois,rien de semblable. Le vieux Joseph Cantor, l’un des fermiers de lafamille depuis trente ans, et son fils Joseph, avaient étéappelés ; et l’on supposait qu’ils avaient servi de témoins.La femme de charge semblait croire que, quand on les avaitinterrogés, ils avaient refusé de donner aucun renseignement sur cesujet. Elle ne les avait pas vus elle-même, mais elle avait vud’autres fermiers, et la croyance générale à Llanfeare était,disait-elle, que le vieillard avait fait un autre testament aprèsle départ de sa nièce.

En réponse à tous ces propos, Isabel disaitque si un testament nouveau, qui serait alors seul valable, avaitété fait, on le trouverait parmi les papiers de son oncle. Ellesavait que les testaments précédents étaient liés en un paquet etdéposés dans l’un des tiroirs du bureau de son oncle. Celui-cil’avait invitée à les lire ; de mille manières, il lui avaitmontré qu’il ne voulait pas avoir de secrets pour elle. La clef dece tiroir même était en ce moment dans les mains d’Isabel. Rien nepouvait l’empêcher de faire des recherches, si elle l’avaitvoulu ; mais elle ne toucha jamais au tiroir. Elle en renfermala clef dans une enveloppe qu’elle mit encore sous clef. Tout enécoutant les récits de la vieille servante, elle la grondait.« Il ne faut point parler de ces choses-là, disait-elle ;mon oncle a eu l’intention d’instituer son neveu héritier deLlanfeare ; je crois qu’il l’a fait en réalité. Il vaut mieuxque l’on n’en cause pas jusqu’après la lecture dutestament. »

Pendant ces jours, elle ne sortit pas dujardin et évita soigneusement de rencontrer les fermiers, mêmequand ils venaient à la maison. Elle ne vit pas M. Apjohn, etne revit pas le docteur avant les funérailles. L’homme d’affaireslui avait écrit plusieurs fois et lui avait expliqué comment ilavait l’intention de procéder. Il arriverait, avec le docteurPowell, à la maison, à onze heures. Les funérailles seraientterminées à midi et demi ; on ferait une collation à uneheure, et, aussitôt après, on chercherait le testamentpour le lire. Les mots « on chercherait » étaientsoulignés dans la lettre, sans que rien n’expliquât pourquoi ilsétaient soulignés. Il continuait en disant que les fermierssuivraient naturellement le convoi, et qu’il avait pris sur luid’inviter ceux d’entre eux qui avaient connu leur maître le plusintimement à assister à la lecture du testament. Il donnait leursnoms ; parmi eux étaient les deux Joseph Cantor, le père et lefils. Isabel remarqua aussitôt que le fils n’était pas lui-mêmel’un des fermiers, et que, pourtant, la liste ne contenait que desnoms de fermiers. Elle en conclut que M. Apjohn connaissaitaussi l’histoire que la femme de charge lui avait racontée. Pendantces quelques jours, Isabel n’eut que très peu de rapports avec soncousin. Ils ne se rencontraient qu’au dîner et ne se parlaientpresque pas. Ce que Henry faisait pendant la journée, elle ne lesavait même pas. Il y avait, entre le salon et la salle à manger,une pièce qu’on appelait la chambre aux livres ; c’est làqu’étaient rangées les quelques centaines de volumes quicomposaient la bibliothèque de Llanfeare. L’oncle Indefer nel’avait guère fréquentée ; de temps en temps, il y entraitpour prendre sur les rayons un volume de sermons. Depuis longtempsil avait l’habitude de se tenir dans la pièce où il faisait sesrepas, et détestait d’aller dans le salon. Isabel avait un salon àelle, au premier étage ; elle ne s’était jamais tenue dans lachambre aux livres. C’était la que s’était installé le cousinHenry ; il y restait toute la journée, et l’on ne croyaitpourtant pas qu’il y lût beaucoup. Pour le déjeuner et le souper,il allait seul à la salle à manger. Au dîner, Isabel descendait.Mais, pendant les longues heures du jour, il demeurait au milieudes livres, et ne quitta jamais la maison, jusqu’au moment où ildut recevoir M. Apjohn et le docteur Powell, avant lacérémonie des funérailles. La femme de charge se demandait ce qu’ilpouvait faire dans la bibliothèque et manifestait quelquefois sonétonnement. Mais Isabel n’accordait en apparence aucune attention àses paroles et faisait remarquer simplement qu’il était naturelque, dans de si tristes moments, le jeune homme restât enfermé.

« Mais il devient si pâle, mademoiselle,disait la femme de charge. Il n’était pas blanc comme cela lapremière fois qu’il est venu à Llanfeare. » Isabel nerépondait pas ; mais elle avait remarqué, elle aussi, lapâleur et l’abattement de son cousin.

Le lundi matin, tandis que les hommes chargésde l’ensevelissement accomplissaient leur lugubre tâche, avantl’arrivée du docteur et de l’homme d’affaires, elle descendit letrouver pour lui dire quelques mots du programme des cérémonies dela journée. Jusque-là, on s’était borné à avertir Henry que, lematin de ce jour, on devait enterrer le corps au pied des murs dela vieille église, et, qu’après les funérailles, lecture seraitfaite du testament. Entrant dans la pièce d’une façon un peusoudaine, elle le trouva assis, inoccupé ; il y avait bien unlivre ouvert sur une table près de lui ; mais, d’après laposition qu’avait le livre, elle vit que son cousin ne le lisaitpas. Il était là ; ses yeux paraissaient fixés sur lesrayons ; et, quand elle entra dans la chambre, il bondit, pouraller la recevoir, avec une expression manifeste de surprise.

« M. Apjohn et le docteur Powellseront ici à onze heures, dit-elle.

– Ah ! oui, répondit-il.

– J’ai cru devoir vous le dire, pour quevous soyez prêt.

– Oui ; c’est bien aimable à vous.Mais je suis prêt. Les hommes viennent d’arriver ; ils ont misle crêpe à mon chapeau et ont posé ici mes gants. Vous ne viendrezpas, naturellement ?

– Si, je suivrai le corps. Je ne vois paspourquoi je ne le ferais pas comme vous. Une femme peut avoir assezd’énergie pour rendre ce devoir. Ensuite on reviendra faire unecollation.

– Oh ! vraiment ? Je ne savaispas qu’il dût y avoir une collation.

– Si, le docteur Powell dit que c’estconvenable. Je n’y assisterai pas, mais vous, naturellement, vousdevrez occuper la place d’honneur.

– Si vous le désirez.

– Oui, sans doute, ce sera convenable. Ilfaut qu’il y ait quelqu’un qui semble les recevoir. Après lacollation, M. Apjohn trouvera et lira le testament. Richardservira la collation ici, pour que vous puissiez ensuite passersans retard dans la salle à manger, où le testament sera lu. On m’adit que je devais assister à cette lecture. Je le ferai, mais avecune profonde tristesse. Le docteur Powell sera là avec quelques-unsdes fermiers. M. Apjohn a pensé qu’il était bien de lesinviter ; j’ai cru devoir vous en prévenir. Ceux qui serontprésents sont : John Griffiths, de Coed ; WilliamGriffiths, qui occupe la ferme même de la maison ;M. Mortimer Green, de Kidwelly ; Samuel Jones, deLlanfeare Grange, et les deux Joseph Cantor, le père et le fils. Jene sais si vous les connaissez.

– Oui, dit-il, je les connais. » Ilavait, en parlant ainsi, l’air d’un spectre ; en le regardant,elle vit ses lèvres trembler légèrement, tandis qu’elle prononçaitplus distinctement encore que les autres les deux derniers noms dela liste.

« J’ai pensé qu’il valait mieux vousprévenir de tout cela, ajouta-t-elle. Si cela m’est possible, jeserai à Hereford mercredi. J’ai déjà fait, en grande partie, mespréparatifs de départ. Peut-être quelque circonstance meretiendra-t-elle ; mais, autant que possible, je m’en iraimercredi. »

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