Le cousin Henry

Chapitre 24CONCLUSION

Isabel passa une agréable semaine à Herefordavec son fiancé, et fut appelée ensuite dans le comté deCarmarthen. Sur l’invitation de M. Brodrick, M. Apjohnvint à Hereford et insista pour emmener Isabel à Llanfeare.

« Il y a mille choses à faire, »dit-il, « et plus tôt vous vous mettrez à l’œuvre, mieux cesera. Naturellement, vous vivrez dans la maison de votre oncle, etil sera bon que vous y habitiez quelque temps avant ce nouveauchangement de condition. » Par ces mots, il entendait lemariage prochain, que l’on avait appris à l’homme d’affaires.

Puis, d’autres questions furent soulevées. Sonpère irait-il avec elle, ou serait-ce son prétendu ? Il futenfin décidé qu’elle partirait sans aucun des siens, mais avecM. Apjohn. C’était elle que l’on avait connue à Llanfeare,c’était elle que l’on devait y revoir, comme représentant sononcle.

« Vous vous appellerez miss Jones, »dit l’homme d’affaires, « miss Indefer Jones. Il y aura uneformalité à remplir, pour laquelle nous aurons des droits à payer,je le crains ; mais il vaut mieux prendre le nom tout desuite. Votre signature aura successivement des formes différentes.Vous deviendrez d’abord miss Isabel Brodrick Indefer Jones, puisMrs. William Owen, puis, après le règlement de toutes lesaffaires de succession, Mrs. William Owen Indefer Jones.J’espère que sous ce nom on vous connaîtra un jour comme la plusancienne habitante du comté. »

M. Apjohn la conduisit à Carmarthen, puisà Llanfeare. À la gare, beaucoup de personnes étaient venues à sarencontre, et son triomphe, quand elle monta dans la voiture, luifut presque pénible. Quand elle entendit sonner les cloches deséglises voisines, elle eut peine à se persuader que ce joyeuxcarillon fêtait son retour. On lui fit faire un détour par Coed,afin qu’elle entendît bien distinctement le tintement des clochesde sa propre paroisse. Si son retour dans la propriété semblait auxautres un événement si important qu’ils le célébrassent par cesdémonstrations, quel sentiment profond ne devait-elle pas avoir deses devoirs ! La voiture s’arrêta à la porte de la ferme deCoed, et le vieux fermier sortit pour lui adresser quelquesmots.

« Dieu vous bénisse, miss Isabel !C’est un bonheur pour moi de vous revoir.

– Vous êtes bien bon,M. Griffiths.

– Nous avons passé de mauvais moments,miss Isabel – non que je veuille blâmer votre cher oncle, ou quenous ayons le droit de mal parler du pauvre garçon qui estparti ; – mais c’était vous que nous attendions, et nous avonsvu avec dépit nos espérances déçues. C’est vous que nousconsidérerons toujours comme notre véritable maîtresse ; mais,en même temps, je vous souhaite tout le bonheur possible avec lenouveau maître que vous allez nous donner. Il fallait bien s’yattendre ; mais au moins, vous ne nous quitterez plus. »Isabel, dont le visage était baigné de larmes, ne put que presseren partant la main du vieillard.

« Ma chère demoiselle, » ditM. Apjohn, « il n’a fait que vous exprimer nos sentimentsà tous. Naturellement, ils sont encore plus vifs chez vos fermierset vos domestiques. Mais tout le pays pense comme eux. Quand unemaison appartient personnellement à un homme, il peut en faire cequ’il en veut, comme de l’argent qu’il a dans sa poche ; maiss’il s’agit de terres, il faut compter avec les sentiments de ceuxqui les occupent. Dans un sens, Llanfeare appartenait à votreoncle, et il pouvait en faire ce qu’il voulait ; mais, dans unautre sens, il ne faisait que le partager avec ses fermiers ;aussi quand, d’après une théorie qu’il ne comprenait pas très bienlui-même, il a fait venir le cousin Henry au milieu d’eux, il les ablessés dans leurs plus légitimes sentiments.

– Il croyait accomplir un devoir,M. Apjohn.

– Certainement, mais il s’en est fait uneidée fausse. Il ne comprenait pas cette idée de la transmission àl’héritier mâle. Le but en a été, dans le principe, de maintenirtoujours, autour d’une ancienne famille, les mêmes fermiers etdépendants, et les mêmes terres. L’Angleterre doit beaucoup à cettecoutume. Mais, dans ce cas, votre oncle, se tenant à la lettre,aurait violé l’esprit, et il aurait été justement contre lapratique qu’il voulait continuer. Voici un sermon auquel, je crois,vous ne comprenez pas un mot.

– Je le comprends jusqu’à la dernièresyllabe, M. Apjohn. »

Ils arrivèrent bientôt à la maison, où ilstrouvèrent non seulement Mrs. Griffith et la vieillecuisinière, qui étaient toujours restées, mais aussi le vieuxsommelier, qui était parti, par aversion pour le cousin Henry, etqui était revenu, comme si son service n’eût pas été interrompu.Ils la reçurent avec des cris de joie et de bienvenue. L’arrivée ducousin Henry, la mort de leur vieux maître, le départ de leur jeunemaîtresse avaient été pour eux comme la fin du monde. Être auservice était leur seule ambition – mais ils voulaient que ceservice leur donnât un bien-être honorable. Servir le cousin Henry,c’était le comble de l’humiliation. Leur vieux maître avait fait unacte, qu’ils savaient bien n’avoir été qu’une erreur, mais qui neleur en avait pas moins été une cruelle déception. S’entendre diretout d’un coup qu’ils devaient être les serviteurs d’un homme commele cousin Henry, sans contrat ni consentement de leur part, êtrelivrés, comme des articles de mobilier, à un clerc de Londres, deréputation médiocre, que, dans leur esprit, ils regardaient commeinférieur à eux-mêmes ! Eux aussi, comme M. Griffiths etles autres fermiers, s’étaient habitués à considérer comme chosenaturelle le règne futur de la reine Isabel. Dans ce cas, c’eût étécomme si on les avait consultés, et qu’ils eussent accepté ladestination qu’on leur donnait dans l’avenir. Mais un cousinHenry ! Maintenant, le tort qu’on leur avait fait à eux-mêmeset à tous ceux qui dépendaient de Llanfeare était réparé ;justice était faite. Ils avaient été fortement convaincus que leurmaître avait laissé en mourant un autre testament. Le sommelierétait certain que l’acte avait été détruit par le cousin Henry, etil avait juré qu’il ne se tiendrait pas derrière la chaise d’uncriminel. Le jardinier avait été aussi violent, et avait refusé decouper un seul chou pour l’usage du cousin Henry. Les femmes enétaient restées aux soupçons. Elles croyaient fermement qu’un actecoupable avait été commis, mais elles hésitaient entre plusieursexplications. Maintenant, tous les droits avaient reçusatisfaction ; l’héritier légitime était arrivé ; plusd’ennuis pour eux ; Llanfeare redevenait un séjourheureux.

« Oh, miss Isabel ! » ditMrs. Griffith, sanglotant aux pieds de sa jeune maîtresse,dans la chambre à coucher : « Je disais bien que cela nepourrait aller ainsi. Le Tout-Puissant ne pouvait le permettre. Iln’était pas possible que M. Henry Jones demeurât pour toujoursle maître de Llanfeare. »

Quand Isabel descendit et s’assit, par hasard,dans le vieux fauteuil qui avait été celui de son oncle,M. Apjohn lui prêcha un autre sermon, ou plutôt lui chanta unchant de victoire, avec une joie qu’il ne pouvait réprimer.

« Maintenant, ma chère demoiselle, ilfaut que je vous laisse – heureusement dans votre propre maison.Vous pouvez à peine vous imaginer quel bonheur j’éprouve.

– Je sais combien je vous dois.

– Dès qu’il m’annonça son intention dechanger ses dernières dispositions, j’en fus si malheureux que j’enperdis presque le repos. Je savais que, dans les objections que jelui faisais, j’allais au-delà de la liberté que peut prendre unhomme d’affaires, et il le supporta avec bonté.

– Il était toujours bon.

– Cependant, je ne pus modifier sesidées. Je lui dis ce que je vous ai dit tout à l’heure sur laroute, mais sans effet. Je n’avais donc plus qu’à obéir à sesordres : je le fis de mauvaise grâce. J’en avais le cœurbrisé, non pas seulement à cause de vous, ma chère demoiselle, maisà cause de la propriété, et de ce que j’avais entendu dire de votrecousin. Puis, le bruit se répandit qu’il avait fait un nouveautestament. Il a dû l’écrire aussitôt après votre départ deLlanfeare.

– Il ne m’avait pas dit qu’il eût cetteintention.

– Il ne l’a dit à personne, c’estcertain ; mais cela prouve combien son esprit travaillait.Peut-être mes remontrances ont-elles fait enfin quelque impressionsur lui. C’est alors que les Ganter m’apprirent qu’ils avaient étéappelés à signer un testament. Je n’ai pas besoin de vous dire ceque j’éprouvai à ce moment. Il aurait mieux valu pour lui qu’il mefît venir.

– Oh oui !

– Cela eût mieux valu aussi pour cepauvre, garçon. » Le pauvre garçon était naturellement lecousin Henry. « Mais je ne pouvais intervenir. Je ne pouvaisqu’entendre ce que l’on m’apprenait – et attendre. Puis votre onclemourut.

– Je savais alors qu’il avait fait cetestament.

– Vous saviez qu’il avait pensé l’avoirfait ; mais peut-on croire avec quelque certitude les parolesd’un mourant, dont l’intelligence est affaiblie, et dont lespensées sont fugitives ? Quand nous avons cherché cetestament, et lu l’autre, j’étais assuré que les Cantor avaient étéappelés comme témoins et avaient réellement signé l’acte. Commenten douter ? Mais votre oncle, qui avait fait secrètement letestament, pouvait l’avoir détruit secrètement, aussi.Insensiblement la conviction se fit chez moi qu’il ne l’avait pasdétruit, qu’il existait encore – ou que votre cousin l’avaitdétruit. Mais ceci, je ne l’ai jamais cru fermement. Il n’était pashomme à le faire – il n’était ni assez courageux, ni assezméchant.

– Je crois qu’il n’était pas assezméchant.

– Pour quelque cause que ce fût, il enétait incapable. Pourtant, il était clair comme le jour que saconscience était troublée. Il se renferma dans sa misère, sanscomprendre que son air malheureux parlait contre lui. Pourquoi nese réjouissait-il pas de sa position inespérée ? C’est alorsque je me dis à moi-même qu’il sentait combien cette position étaitpeu sûre.

– Il doit avoir été bien malheureux.

– Oui, sans doute. Je le plaignais detout mon cœur. La façon injurieuse dont il était traité par tout lemonde me faisait souffrir, quoique je fusse convaincu qu’ilagissait mal. Je savais qu’il était coupable – mais de quoi ?Ce pouvait être de tenir caché le testament, ou de savoir qu’ilétait caché. Quoique fripon, il n’était pas habile. La moindre rusele mettait en défaut. Quand je lui demandai s’il savait où letestament était caché, il répondit faiblement que non, mais sesyeux disaient ouvertement qu’il mentait. Il était comme une petitefille qui hésite, rougit, et a déjà avoué toute la vérité avantd’avoir à demi murmuré le conte qu’elle invente pour sa défense.Comment se fâcher sérieusement contre l’enfant qui ment en quelquesorte malgré elle ? Je dus être sévère avec lui, jusqu’à ceque tout devînt clair pour moi ; mais je le plaignais etj’avais pitié de lui.

– Vous avez été bon pour tout lemonde.

– Enfin, je ne doutai plus que votreoncle n’eût mis lui-même l’acte quelque part. Je me rappelai parhasard qu’il avait l’habitude de lire des sermons, et peu à peu jetrouvai quelle devait être la cachette. Quand, le dernier jour, lecousin Henry nous engagea à faire une recherche dans la chambre àcoucher de son oncle, mais nous défendit de toucher à quoi que cefût dans la bibliothèque, je fus convaincu. Je n’eus qu’à parcourirdes yeux les rayons jusqu’à ce que je découvrisse la série, et jecompris que nous avions remporté la victoire. Votre père vous a ditcomment il sauta sur moi, quand je voulus mettre la main sur leslivres. L’angoisse lui donna un moment de courage. C’est alors quevotre père fit tomber le papier des feuilles de l’un desvolumes.

– Ce dut être un moment de triomphe pourvous.

– Oui. J’étais assez fier de mon succès.Et je suis fier de vous voir assise ici, et je sens que justice aété faite.

– Par vos mains.

– Que justice a été faite, et que chacunest remis à sa place. Je conviens que les hommes de loi aiment lesluttes et les batailles. Mais une cause à la justice de laquelle jene crois pas est un tourment pour moi. Vaincre l’injustice et lafouler aux pieds, voilà le triomphe que je désire. Il n’arrive passouvent à un homme de loi d’avoir une si heureuse chance, etpersonne n’en aurait joui plus que moi. » Enfin, après unelongue conversation, il lui dit adieu. « Dieu vous bénisse etvous donne ici le bonheur, ainsi qu’à votre époux ! Si vousvoulez suivre mon conseil, vous substituerez la propriété. Vousaurez sans doute des enfants, et vous la transmettrez à l’aîné devos garçons. C’est une sage mesure. Vous voyez au contraire quelsterribles inconvénients il y a à laisser ignorer à ceux quiviennent après vous ce qu’ils peuvent attendre. »

Isabel resta seule à Llanfeare pendantquelques semaines ; pendant ce temps, tous les fermiersvinrent lui faire visite, ainsi qu’une grande partie de la noblessedes environs.

« Je le savais bien, » dit le jeuneCantor, en se frappant presque du poing. « J’en étais sûr, etj’avais peine à me contenir. Mais penser qu’il l’avait laissé dansun livre de sermons ! »

Quand Isabel fut demeurée assez longtemps àLlanfeare pour donner ses ordres, signer des actes, et bienconnaître la propriété dont elle devenait maîtresse, son père vintla chercher pour la ramener à Hereford. Elle dut alors accomplircet autre devoir de se donner, elle, et sa fortune, à celui quil’aimait. Comme ce sont plutôt les incidents relatifs à la fortunede notre héroïne, que son amour, qui donnent à cette histoire lepeu d’intérêt qu’elle peut avoir – comme ce n’est pas une histoired’amour que nous avons racontée – le lecteur ne demande pas àsuivre l’heureux couple jusqu’au pied de l’autel. Mais nous pouvonsdire, en anticipant sur l’avenir, que plusieurs fils leurnaquirent ; que la propriété fut transmise à l’aîné et, aprèslui, à sa descendance masculine ; et qu’à son baptême il futinscrit avec cette suite majestueuse de noms : William ApjohnOwen Indefer Jones.

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