Le cousin Henry

Chapitre 20Hésitations

« Je n’en sais rien, » avaitbalbutié le cousin Henry, quand M. Apjohn, après la sortie duclerc Ricketts, lui avait demandé s’il savait où était caché letestament. Après cette déclaration, M. Apjohn l’avait laisséaller.

En revenant dans la voiture de louage àLlanfeare, il faisait bien des réflexions : M. Apjohnsavait qu’il y avait eu un testament, que ce testament existaitencore, qu’il se trouvait être accidentellement caché, et que lui,Henry Jones, connaissait l’endroit où il était caché. Il étaitterrifié de voir que l’avoué avait lu si habilement son secret. Sion l’avait soupçonné d’avoir détruit le testament, ce qui auraitété bien plus naturel, il aurait moins cruellement souffert ;il n’avait rien fait, il n’avait commis aucun crime ; ilconnaissait simplement l’existence d’un papier que les autres, etnon lui, avaient le devoir de trouver ; et voilà que cetavoué, aussi malfaisant que fin, avait tout découvert ! Il nerestait plus qu’à indiquer l’endroit, et l’on allait lâcher sur luiM. Cheekey pour l’y contraindre.

Il lui avait été presque impossible de trouverun mot à répondre à cette question de M. Apjohn :« Vous n’avez pas eu connaissance de l’endroit où il étaitcaché ? » Il avait répondu de façon que M. Apjohn nepouvait plus douter qu’il ne l’ignorât. Il sentait qu’il s’étaitperdu par sa lâcheté : rien, dans la manière d’être deM. Apjohn, ne justifiait l’épouvante dont il avait été saisi.Que serait-ce donc le jour où, pendant de longues heures, lesquestions se succéderaient les unes aux autres, où son bourreauimpitoyable le torturerait en présence de toute la cour ? Maisil serait bien inutile de prolonger ces tourments. Tout ce qu’onvoulait savoir de lui, il l’aurait bientôt dit. Le premier coupfrappé par le bourreau ferait jaillir le secret.

Mais il y avait une chose à laquelle il étaitbien décidé : quand il paraîtrait en présence deM. Cheekey, le testament serait détruit, et le danger seraitainsi beaucoup diminué pour lui. Sans doute il souffriraitcruellement de l’accomplissement d’un si exécrable forfait ;sa conscience serait soumise à la plus épouvantable torture ;mais il pensait que M. Cheekey lui-même ne serait pas capablede lui faire avouer qu’il avait commis un si grand crime.

De la sorte, il demeurerait le possesseur deLlanfeare. Il n’aimait pas la propriété ; mais il éprouvaitune haine si violente pour ceux qui le persécutaient, qu’ilconsidérait presque comme un devoir de les punir en se maintenanten possession malgré eux. S’il pouvait sortir vivant des mains deM. Cheekey, s’il pouvait ne pas succomber aux angoisses de cesheures affreuses, il resterait propriétaire incontesté deLlanfeare. Il serait comme le malade qui supporte une douloureuseopération, soutenu par la certitude qu’il jouira d’une santéparfaite pendant le reste de sa vie.

La destruction du testament était donc saseule chance de salut. Aucun autre moyen ne lui restait, puisqu’iln’avait pas le courage de se détruire lui-même. Tous les artificesqu’il avait imaginés pour se donner le moyen de révéler le secretsans confesser en même temps sa faute n’avaient pu réussir. Ilcomprit qu’il ne pouvait rien espérer de son adresse. Mais aumoins, il pouvait brûler le testament ; il pouvait le tirer dulivre, le fixer au bout de son tisonnier et le tenir dans le feu.Ou bien, comme on ne lui allumait pas de feu pendant ces moisd’été, il pouvait le consumer à la flamme d’une bougie, quand lanuit serait assez avancée pour que toute la maison dormît ;ensuite il avalerait les cendres. Il sentait qu’il aurait assezd’énergie pour faire tout cela, si seulement il pouvait se déciderà l’accomplissement du crime.

Il pensait que dans son crime même ilpuiserait un nouveau courage. Ayant détruit le testament, certainde n’avoir pas été vu, et comprenant que sa sûreté dépendait de sonsilence, il ne doutait pas qu’il ne sût cacher son secret, même enprésence de M. Cheekey.

« Je ne sais rien du testament, »dirait-il, je ne l’ai ni vu, ni caché, ni trouvé, nidétruit. »

Sachant bien que s’il paraissait hésiter, ilétait perdu, il était déterminé à maintenir énergiquement cesquatre dénégations. Il serait alors bien plus ferme et plus ensûreté que dans sa position actuelle d’homme à demi coupable.

Il était si complètement absorbé dans sespensées, si impatient de prendre enfin une résolution décisive,qu’il ne savait plus où il était, quand la voiture s’arrêta devantsa porte. En entrant dans la maison, il avait les regards étonnésd’un homme qui se trouve dans un lieu tout nouveau pour lui ;sans dire un mot, il alla dans la bibliothèque et s’assit sur sonfauteuil. Une servante vint lui demander s’il ne fallait pas donnerde l’argent au cocher.

« Quel cocher ? » dit-il.« Qu’il aille trouver M. Apjohn ; c’est son affaireet non la mienne. » Il se leva et ferma violemment la porte,quand la femme se fut retirée.

Oui, c’était l’affaire deM. Apjohn ; et il pensa qu’il pouvait bien mettre desbâtons dans les roues de cet avoué si fin. Ce n’était pas seulementmaintenant que celui-ci s’acharnait à l’accuser ; il avaitdirigé contre lui des insinuations à un moment où rien encore danssa manière de vivre et dans son attitude n’avait pu y donner lieu.M. Apjohn avait été tout d’abord son ennemi, et c’était cetteinimitié qui avait fait naître chez son oncle l’aversion quecelui-ci avait si peu dissimulée. M. Apjohn était maintenantdécidé à le ruiner ; il était venu à Llanfeare, se donnantcomme son homme d’affaires, son ami, son conseiller, et l’avaitamené à exercer cette poursuite en diffamation, simplement pour lelivrer à M. Cheekey. Il voyait bien tout cela, ou du moins ilcroyait voir tout cela dans la conduite de M. Apjohn.« C’est un habile homme, et il me prend pour un sot. Il apeut-être raison, mais il verra qu’on ne fait pas d’un sot tout ceque l’on veut. »

On lui servit son dîner dans la bibliothèque,et il y passa seul toute la soirée, comme il l’avait fait tous lesjours depuis la mort de son oncle. Mais cette nuit ne luiparaissait pas ressembler aux autres : il se sentaitvivre ; il se faisait dans son esprit un travail inaccoutumé.Il avait un acte à accomplir, et, quoiqu’il ne fût pas déterminé àl’accomplir cette nuit même, il était tout heureux d’avoir pris unparti, de sentir comme exorcisé l’esprit muet qui refusait deparler en lui, d’être sorti de cette affreuse torpeur des joursprécédents. Non, ce ne serait pas encore cette nuit que letestament serait brûlé, mais il le serait. Il n’avait pas vécu tantqu’il avait cherché des moyens de salut sans en pouvoirtrouver ; il n’avait pas vécu tant qu’il avait passé sesjournées dans la pièce même où était le testament. Il avait eu peurde sa femme de charge, du fermier Griffiths, des deux Cantor, deM. Apjohn, de ce tyran de Cheekey, de son ombre même. Maistout cela était fini ; il tenait enfin son moyen de salut, etrien ne referait renoncer.

Il pensa ensuite à l’avenir prospère quis’ouvrait devant lui. Il n’avait pas joui jusqu’alors de sarichesse, et, toujours en proie à de noires pensées, il ne s’étaitpas demandé quelle fortune lui apportait Llanfeare. Naturellement,il n’y vivrait pas ; il n’y avait pas de loi qui lecontraignît à y habiter. Il calcula qu’il pourrait tirer quinzecents livres par an de la propriété ; quinze cents livres paran ! Tout cet argent serait bien à lui ; personne nepourrait y toucher ; quelle vie de plaisir il mènerait avecquinze cents livres par an !

Il alla donc se coucher, bien résolu àdétruire le testament et à dormir le mieux possible. Quand il eutéteint sa bougie, avant de se mettre au lit, et que la chambre futdans l’obscurité, il sentit naître le remords. Mais, comme iln’avait pas encore accompli l’acte, il n’avait pas à écouter lavoix de sa conscience. Il se coucha ; il fit même sa prière,mais il s’efforça de ne pas dire les paroles : ne nousinduisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal.

Il passa de la même façon les journées duvendredi et du samedi. Sa résolution était donc toujours la même,mais toutes les nuits il éprouvait des remords dont il ne sedélivrait qu’en se disant que le testament était encore là. Ilfaisait toujours sa prière matin et soir, en s’appliquant à ne pasprononcer les paroles qui étaient sa condamnation ; mais il nepouvait s’empêcher de les dire comme dans un murmure. Il persistaitdans sa détermination : comment sortir autrement de laposition où il était ? Le cerf aux abois piétine sur leschiens : il piétinerait sur ses adversaires. Llanfeare seraità lui. Il ne retournerait pas à son bureau, pour y être l’objet dumépris de tous, pour y montrer en lui un homme qui, après avoirfrauduleusement tenu caché un testament, l’avait ensuite produit,non pour réparer sa faute, mais parce qu’il avait eu peur deM. Cheekey. Oui, il était bien décidé ; mais il n’étaitpas nécessaire d’agir si tôt. Moins il aurait de nuits à passerdans la maison, après la destruction du testament, mieux celavaudrait.

Le jugement devait avoir lieu le vendredi. Ilne voulait pas attendre le dernier jour, car il était possiblequ’on envoyât des gens pour veiller à ce qu’il ne pûts’échapper ; mais il aimait mieux garder les mains pures leplus longtemps possible. Il détruirait le testament. Et pourtant,qui sait ce qui pouvait arriver ? Jusqu’au moment fatal, lavoie du repentir lui était toujours ouverte ; il pouvaitdemeurer innocent. Après ce moment, adieu l’innocence, plus deretour possible dans la voie de l’honnêteté, plus de repentir.Comment se repentir, quand on tient le prix de son crime, etcomment abandonner le prix du crime sans livrer le criminel auchâtiment de la loi ? Il résolut donc d’agir dans la nuit dumardi.

Il y pensa pendant toute cette journée. Si aumoins il pouvait croire que cette histoire des âmes coupablescondamnées au feu éternel était un conte de bonne femme ! S’ilpouvait le croire, il aurait bientôt étouffé ses remords. Etpourquoi pas ? Les croyances religieuses avaient bien peu,jusqu’alors, troublé son âme. L’Église, le service divin n’avaientpas existé pour lui. Il n’avait eu ni la crainte ni l’amour deDieu. Il le savait, et ne pensait pas qu’il dût suivre dansl’avenir une autre ligne de conduite. Il n’éprouvait aucun désir dedevenir religieux. Mais alors, pourquoi ces remords qui letourmentaient ?

C’était par une habitude d’enfance qu’ildisait sa prière en se couchant ; s’il avait rarement omis dela faire, il se méprisait presque de continuer cette pratique. Augrand jour, ou lorsqu’à la lumière des bougies il était entouré degais compagnons, le blasphème ne l’effrayait pas. Mais maintenant,au milieu de tous ses tourments, il se rappelait qu’il y a unenfer, et il ne pouvait secouer cette pensée. Pour le pécheur nonrepentant s’ouvrait une éternité de tortures ! S’il ne serepentait pas du crime qu’il méditait, il souffrirait une peineéternelle. Il agirait pourtant. Après tout, combien, parmi lessages de la terre, considéraient la damnation et ses horreurs commeune invention des prêtres, à l’usage des enfants et desfemmes !

Vint enfin la nuit du mardi ; les heuress’écoulèrent ; minuit sonna : les femmes étaientcouchées ; il tira le testament de sa cachette. Il moucha labougie et la plaça sur un journal ouvert, afin de pouvoirrecueillir toutes les cendres. Il fit le tour de la chambre, pours’assurer que rien n’était ouvert. Il éteignit sa bougie, pours’assurer qu’aucun rayon de lumière n’entrait dans la pièce ;puis il la ralluma. Le moment était venu.

Il relut le testament d’un bout àl’autre ; – pourquoi ? Il ne le savait pas ; mais,en réalité, il cherchait à gagner du temps. Avec quel soin levieillard en avait formé toutes les lettres ! Il était assiset considérait le dernier écrit de son oncle, se disant qu’un légermouvement de sa main suffirait pour qu’il fût détruit, il moucha denouveau la bougie, tenant toujours le papier. Un acte si simplepouvait-il avoir de si grandes conséquences ? La damnation deson âme ! Serait-ce vraiment se condamner à la peineéternelle ? Dieu savait qu’il n’avait pas désiré voler lapropriété et qu’il ne le désirait pas maintenant encore ! Dieusavait qu’il ne voulait qu’une chose : échapper auxpersécutions de ses ennemis ! Dieu savait avec quelleinjustice le vieillard l’avait traité ! Par moments, il sepersuadait à lui-même que la destruction du testament ne seraitqu’un acte de justice, pour lequel Dieu ne condamneraitcertainement pas un homme au châtiment éternel. Et pourtant, quandil se tournait du côté de la lumière, sa main refusait d’élever lepapier jusqu’à la flamme. Qu’il dût être livré ou non au feuéternel, il aurait toujours l’enfer devant les yeux et vivraittorturé par la crainte. Qu’est-ce que M. Cheekey pouvait luifaire de pire ?

Il ferait aussi bien d’attendre jusqu’aumercredi. Pourquoi ravir à lui-même un jour d’innocence ? Ilallait pouvoir dormir cette nuit encore. Pourrait-il dormir, lecrime une fois commis ? Pécher comme tant d’autres, ce n’étaitrien pour lui ; il ne comptait pas comme faute la violationdes règles ordinaires de conduite que les parents enseignent àleurs enfants et les pasteurs à leur troupeau ; le monde s’ensoucie bien ! Convoiter la fortune d’autrui, médire de sonprochain, courir après la femme de son voisin, si on la trouve sursa route, faire de menus vols, vendre, par exemple, un chevalboiteux, ou regarder dans le jeu de son adversaire, affirmer unmensonge par serment, ridiculiser la mémoire de ses parents,c’étaient peccadilles qui n’avaient jamais pesé sur sa conscience.En ne révélant pas l’existence du testament, il n’avait pas éprouvéde remords ; il avait seulement craint d’être découvert. Maisle brûler et voler quinze cents livres par an à sa cousine !Commettre un acte criminel, pour lequel il pourrait être enfermé àDartmoor toute sa vie, les cheveux coupés, vêtu des habitsmalpropres des prisonniers, mal nourri, condamné à un travailforcé ! Il valait mieux, pensa-t-il, éviter pour un jourencore tant de maux possibles. Il remit le testament dans le livreet alla se coucher.

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