Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 16LES NOYADES

Des prisonniers descendaient les marches del’escalier. Les malheureux ignoraient où on les conduisait.Plusieurs rêvaient la liberté et croyaient à une déportation àl’étranger ; presque tous étaient demi-nus. Ils marchaient parcouple de deux personnes : un homme et une femme, une jeunefille et un jeune garçon, étroitement liés ensemble.

Carrier appelait cela « les mariagesrépublicains. » On entendait des gémissements sourds etdes prières interrompues, des cris d’enfants et des pleurs defemmes. Des torches, agitées au milieu des piques et desbaïonnettes, éclairaient ce désolant spectacle.

– Tiens ! v’là Robin ! ditBrutus en accostant un sans-culotte. Bonsoir, vieux ! commentça va ?

– Ça va bien, et ça va aller mieux,répondit Robin qui était l’un des chefs des noyeurs.

– Tu vas leur faire faire un tour auchâteau d’Aulx, à ces brigands d’aristocrates ?

– Ah ! fameux le calembourg !cria Robin en éclatant de rire. Est-il drôle, ce Brutus !

Pour comprendre ce spirituel jeu de mots, ilfaut savoir que le château d’Aulx est le nom d’une petiteforteresse située près de Nantes. Château d’Aulx (château d’Eau),le calembourg n’eût été réellement pas trop mauvais s’il n’avaitété fait dans des circonstances aussi atroces. À partir de ce jour,le mot de Brutus fit fortune et fut répété aux prisonniers quicroyaient souvent être transférés dans une autre prison lorsqu’ilsmarchaient au supplice.

– Dis donc, Brutus, continua Robin enriant toujours.

– Quoi ?

– On a rendu un décret au Comitéaujourd’hui.

– Bah !

– Et un fameux, encore.

– Qui l’a rendu ?

– Grandmaison.

– Et quoi qui dit, ce décret ?

– Il dit qu’on « incarcérera tousceux qui ont voulu empêcher ou entraver le cours de la justicerévolutionnaire en sollicitant pour leurs parents et amis qui sontà l’entrepôt » (historique).

– Fameux ! fameux ! nous allonsavoir de la besogne !

Pendant ce temps, les prisonniers descendaienttoujours.

On voyait des femmes tenant dans leurs brasdes enfants à la mamelle ; de temps en temps quelques-unes deces malheureuses criaient avec désespoir :

– Une mère !… une mère pour monpauvre enfant.

Quelquefois deux mains charitabless’avançaient entre les baïonnettes, la mère jetait son fils ou safille et continuait sa marche, sans savoir seulement à qui elleavait légué son enfant. Enfin les derniers parurent, et la haie dessoldats se referma sur eux. Marcof, Boishardy et Keinecfrémissaient d’horreur. Brutus et ses amis les entraînèrent à lasuite du cortège qui se dirigeait sur les quais. Chemin faisant,Brutus leur expliqua en détail ce que c’était que les déportationsverticales. Le misérable égayait ses discours de quolibets et dejeux de mots ; il revendiqua même l’honneur d’avoir, avecPinard et Chaux, présenté à Carrier la motion concernant lesexécutions de la place du Département.

– Au reste, dit-il en parlant desnoyades, la Convention a approuvé les idées du citoyenreprésentant ; et la preuve, c’est qu’elle lui a expédié unenvoyé du Comité de salut public.

– Et comment se nomme cet envoyé ?demanda Boishardy.

– Fougueray, répondit Brutus.

– N’est-ce pas un homme de taillemoyenne, un peu gros et pouvant avoir cinquante ans ? fitMarcof d’une voix parfaitement calme.

– Tiens ! tu le connais donc ?répondit le sans-culotte.

– Mais oui, et tu serais bien aimable deme faire trouver avec lui.

– C’est facile.

– Quand cela ?

– Ce soir, si tu veux.

– Je ne demande pas mieux.

– Eh ! après la fête, nous ironschez Nicoud vider une bouteille, et je l’enverrai chercher ;je sais où le trouver.

Marcof serra le bras de Boishardy, et ilséchangèrent tous deux un regard rapide.

– Le ciel est pour nous ! murmura lemarin.

Boishardy affecta de s’occuper de ce qui sepassait.

– Qu’est-ce que ces patriotes-là ?demanda-t-il à Brutus en voyant des hommes porteurs de grandspaniers couverts traverser la place.

– Ce sont les nippes des mariés que l’onemporte, vu qu’ils n’en ont plus besoin, répondit Brutus ; çava chez Carrier.

Le cortège était arrivé sur le quai, et l’onembarquait les prisonniers. Lorsque tous furent entassés à fond decale, on cloua l’entrée de l’escalier, puis le bateau fut poussé aularge et gagna lentement le milieu du fleuve. Des sans-culottes,porteurs de torches, l’accompagnaient dans une embarcation pluspetite. L’obscurité ne permettait pas de distinguer très bien.

Tout à coup des coups de hacheretentirent ; un silence se fit dans la foule ; puis uncri, un immense cri partit du milieu de la Loire, et le bateaus’abîma dans les flots. Les sans-culottes regagnaient le rivage enchantant ! Suivant l’expression de Brutus, la troisièmereprésentation était terminée, et le misérable ajoutagaiement :

– La suite à demain !

Marcof et Keinec se tenaient appuyés dansl’angle d’un mur avoisinant le quai. Leur front était d’une pâleurlivide, leurs dents serrées, leurs yeux rougis, leurs traitscontractés, et de leurs doigts crispés et de leurs mainsfiévreuses, ils labouraient le ciment qui soudait ensemble lespierres du mur auquel ils étaient adossés. Leur respiration étaithaletante, le sang leur montait à la gorge ; ilsétouffaient.

Boishardy, séparé de ses compagnons, toujoursau bras du sans-culotte de la compagnie Marat, sentait son cœurbondir dans sa poitrine devenue trop étroite pour en contenir lesbattements convulsifs. Ses yeux avaient une expression de férocitéqui eût terrifié Brutus, si celui-ci l’eût regardé. De sa maindroite, le royaliste tourmentait la crosse d’un pistolet caché soussa carmagnole. Frémissant de rage, de douleur et d’horreur, ildétournait la tête pour ne pas entendre les propos grossiers, lesparoles féroces de ceux qui l’entouraient.

La foule, avide d’exécutions, s’écoulaitlentement devant eux, regrettant que la fête fût déjà terminée, etne se consolant qu’en pensant que le jour suivant en apporteraitune nouvelle. Les chansons sanguinaires, les appellationstriviales, les interpellations cyniques se croisaient dansl’air.

Un moment Marcof et ses amis se crurenttransportés en dehors du monde réel. Il leur semblait assister à unhorrible cauchemar, à l’un de ces rêves fantastiques oùl’imagination délirante et exaltée par la fièvre se forge à plaisirles monstruosités les plus invraisemblables. Marcof se rappelaitles Calabres, et il se demandait ce qu’étaient ces hommes qu’ilcoudoyait, comparativement à ces brigands repoussés par tous.Enfin, la conscience de la situation présente revint à chacun.

– Et maintenant, dit Brutus, allonsboire !

La petite troupe se remit en route. Marcof etKeinec s’étaient rapprochés l’un de l’autre, ou, pour mieux dire,ne s’étaient pas quittés depuis les noyades.

– Keinec ? dit le marin à voixbasse.

– Que veux-tu ?

– Ils sont sept avec nous, n’est-cepas ?

– Oui.

– J’ai dans l’idée qu’aucun ne verra lejour se lever demain matin ; qu’en penses-tu ?

– Je pense comme toi, Marcof !

– C’est bien ! Je vais prévenirBoishardy, et à mon premier signal, frappe tant que ton bras pourrafrapper.

– C’est dommage qu’ils ne soient quesept.

– Bah ! nous nous rattraperons uneautre fois. Mais le sang m’a grisé ; il faut que je tuequelques-uns de ces monstres cette nuit même.

– Et moi aussi ! réponditKeinec.

Ils arrivaient en ce moment au cabaret désignépar Brutus. C’était une maison de chétive apparence et complètementisolée, située sur les bords de la Loire, en face de l’extrêmepointe de l’île des Chevaliers, dans le faubourg où s’élèveaujourd’hui le quartier Launay.

Construite dans le style Louis XV le pluspur, la petite habitation, devenue un cabaret de troisième ordre,avait autrefois appartenu à l’un des plus riches financiers de laville, qui l’avait fait élever pour lui servir de petite maison. Cefinancier, auquel Nantes doit un quartier tout entier, bâti de 1785à 1790, se nommait Graslin, et était fermier général. Homme de goûtet puissamment riche, Graslin, l’un des meilleurs économistes duXVIIIe siècle, avait voulu mettre ses théories enpratique : il avait fait défricher des forêts, dessécher desmarais, agrandir la ville, et l’avait dotée enfin d’une salle dethéâtre ; mais tout cela n’avait excité que l’envie et lescalomnies de ses concitoyens, et l’ingratitude et l’oubli furentles fruits amers qu’il recueillit de son intelligence et de salibéralité. Il mourut en 1799, à peine regretté, et ses biensfurent vendus lors du décret concernant les émigrés, sa familleayant pris la fuite.

La petite maison du quai de la Loire, qui luiservait de lieu de repos, fut acquise, au prix d’un paquetd’assignats, par un cabaretier voisin, nommé Nicoud. Cet hommes’empressa de faire gratter l’or qui couvrait à profusion leslambris et les portes, afin d’en retirer un bénéfice qui équivalutamplement aux prix même de la maison ; puis il fit couvrird’une couche de blanc les belles peintures qui ornaient lesmurailles, travestit le salon en salle de bal public, les boudoirset les chambres élégantes en cabinets particuliers, mit des rideauxrouges aux fenêtres, des tables en bois partout, un comptoir aurez-de-chaussée, dans l’ancien vestibule, et posa une enseigne làoù Graslin avait fait sculpter à grands frais un médaillonremarquable. Le vin était bon, la maison commode, puisque le jardinqui l’entourait l’isolait entièrement des constructionsvoisines : les sans-culottes en firent un lieu derendez-vous.

Brutus était l’une des meilleures pratiques ducabaret ; aussi, lorsqu’il frappa à la porte d’une façonparticulière, cette porte s’ouvrit-elle aussitôt.

– Que veux-tu, citoyen ? demandamaître Nicoud en paraissant sur le seuil.

– Ton vin numéro un ! du vin desans-culotte, répondit Brutus ; du vin rouge comme du sangd’aristocrate ! Dépêche, ou je te fais incarcérer demainmatin.

Pendant ce temps, Marcof qui s’était glisséprès de Boishardy lui parlait à voix basse. Le chef des royalistesfit un geste énergique, et tous entrèrent dans le cabaret.

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