Chapitre 7LA COMPAGNIE MARAT
La maison dont Carrier avait fait choix pour ytransporter ses dieux lares et qu’il avait fait arranger pour sonusage personnel était située dans cette partie de la ville que l’onnomme Richebourg. C’était une habitation d’assez belle apparence,qui semblait tenir à la fois d’une résidence de ministre et d’uncorps de garde de sans-culottes.
Un poste était établi au rez-de-chaussée. Deuxsentinelles gardaient l’entrée de la maison. D’autres soldats, sice n’est pas déshonorer ce nom que de le donner à de pareils êtres,fumaient, buvaient ou chantaient : les uns assis sur desbancs, les autres couchés sur les lits de camp du poste. Ces hommesfaisaient partie de la compagnie Marat, dont le chef était Carrier,et le lieutenant, Pinard.
Fondée par Carrier et organisée par Pinard,Grandmaison, Goullin, Bachelier et Chaux, cette compagnie étaitdigne de son chef suprême et de ses principaux officiers. AinsiChaux, ancien négociant, connu par cinq ou six banqueroutes, avaitfait incarcérer tous ses créanciers sous prétexte de royalisme etde modérantisme ; Bachelier, notaire infidèle que laRévolution avait seule sauvé des galères ; Goullin, dont lemoindre des crimes avait été de faire mourir en prison lebienfaiteur qui l’avait recueilli tout enfant, et lui avait servide père ; Grandmaison, accusé jadis de deux assassinats, etqui n’avait dû la vie qu’à des lettres de grâce sollicitées près duroi par quelques nobles qu’il avait su attendrir, et qu’il fitguillotiner plus tard.
La mission de la compagnie Marat était,suivant l’expression consacrée par ses membres, defouiller les gros négociants. Le jour où Carrier l’avaitorganisée, il avait adressé l’allocution suivante à la réunionVincent la Montagne :
« Vous, mes bons sans-culottes, qui êtesdans l’indigence, tandis que d’autres sont dans l’abondance, nesavez-vous pas que ce que possèdent les gros négociants vousappartient ? Il est temps que vous jouissiez à votre tour.Faites-moi des dénonciations. Le témoignage de deux bonssans-culottes me suffira pour faire rouler les têtes ; car laparole d’un vrai patriote vaut mieux que la vie de centaristocrates ! »
Puis, le même jour, le proconsul décrétait« l’arrestation de tous les gens riches et de tous lesgens d’esprit ». Décret d’une absurdité telle,qu’aujourd’hui l’on a peine à y ajouter foi, mais qui existe intactdans les archives de Nantes.
C’était comme on voit, d’une part un moyenaussi nouveau qu’ingénieux de rélargir le cercle des accusations,et de l’autre, une facilité grande pour les excellents patriotes dela noble compagnie de plumer les bourgeois sans s’inquiéter deleurs cris. Aussi les sans-culottes ne s’en firent pas faute. Ilsemplissaient à la fois les prisons et leurs poches, quitte à fairevider les premières par les cabaretiers et les fillesprostituées.
En agissant ainsi, Carrier n’avait eu d’autrebut que de se concilier les bonnes grâces des sans-culottes et dese les rendre dévoués, but qu’il atteignit promptement.
La compagnie Marat montait seule la garde dansla maison du proconsul, à la porte de laquelle nous venons deconduire le lecteur. De nombreuses sentinelles veillaient nuit etjour à ce poste d’honneur. Ces sentinelles et les autressans-culottes portaient le costume peu élégant de l’époque :le pantalon rayé, blanc et bleu, la carmagnole brune, la ceinturerouge à laquelle pendait un briquet d’infanterie, et le bonnetphrygien orné de la cocarde tricolore. À la place de cette cocarde,quelques-uns portaient, attachées à leur coiffure, des oreilles defemmes fraîchement détachées, et d’où tombaient encore desgouttelettes sanglantes.
Au moment où nous arrivons devant le corps degarde de la compagnie Marat, un homme, débouchant d’une ruevoisine, se dirigeait rapidement vers la maison du proconsul. Lenouveau venu était un personnage de quarante à quarante-cinq ans,haut de taille et fort maigre. Son front bas, ses yeux gris, sonnez crochu, ses lèvres minces et presque imperceptibles,dénotaient, s’il faut en croire le système de Lavater, un caractèrefaux, des instincts rapaces, et une lâcheté méchante ; tandisque ses dents de devant, croisées les unes sur les autres, étaient,toujours suivant le même système, un indice terrible et effrayantde férocité. Il portait à peu près le même costume que lessatellites de la compagnie Marat. Ses mains étaient étrangementmutilées. Par suite probablement d’un accident, ses deux poucesétaient rongés, et la peau de la partie intérieure s’appuyait surl’os dénudé et dénué de la moindre épaisseur de chair. Cet hommeétait le fameux Pinard, l’ami de Carrier, le lieutenant de lacompagnie Marat.
– Salut et fraternité, citoyen ! luicria une sorte d’Hercule à face patibulaire en lui tendantcordialement la main.
– Bonjour, Brutus ! réponditPinard.
– D’où viens-tu ?
– De l’entrepôt.
– Les brigands y foisonnent toujours,n’est-ce pas ?
– Dame ! on manque de temps pour lesexpédier, et cet aristocrate de Gonchon, le président de lacommission militaire, veut se donner des airs de les entendre tousavant de les condamner ! Comme si ces brigands-là n’étaientpas tous coupables. Aussi je viens de l’avertir qu’il y passeraitbientôt lui-même, s’il ne se dépêchait un peu plus.
– Ça ne va pas ! interrompit unsans-culotte ; on n’en a guillotiné que vingt-trois cematin.
– Aussi j’ai une idée, mes Romains,répondit Pinard ; une idée toute neuve, et qui vous ira un peuproprement, j’imagine.
– Laquelle ? demanda-t-on de toutesparts en entourant l’ami de Carrier.
– Je vais vous conter cela.
Pinard se recueillit quelques instants.
– Tu disais, Cincinnatus, reprit-il ens’adressant à l’un de ses auditeurs, que l’on n’avait guillotinéque vingt-trois aristocrates ce matin ?…
– Oui, répondit le sans-culotte.
– Eh bien ! Gonchon prétend qu’en sedépêchant il ne peut en juger que trente-cinq par jour.
– Gonchon est un modéré ! s’écriaune voix.
– Un suspect ! dit un autre.
– C’est mon avis, continua Pinard,attendu que cinq minutes suffisent pour condamner. Or, à cinqminutes par aristocrate, ça en ferait douze par heure, et à jugerseulement cinq heures par jour, ça en ferait déjà soixante.
– C’est évident ! dit Brutus.
– Soixante par jour, ça n’en feraitjamais que dix-huit cents par mois, fit observer Cincinnatus.
– Et nous en avons déjà trois mille dansles prisons, sans compter ceux que l’on amène tous les jours,répondit Pinard.
– Alors, faut trouver un moyen.
– Sans cela nous serions pourrisd’aristocrates.
– Faut les brûler en masse !
– Faites sauter les prisons aveceux !
– Faites marcher le rasoir national jouret nuit !
– Très bien, mes Romains, interrompitPinard ; vous avez tous d’assez bonnes idées, mais je crois enavoir trouvé une meilleure.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Parle vite !
– Raconte-nous cela !
– La parole est à Pinard.
Et les sans-culottes, se pressant davantage,contraignirent le lieutenant de Carrier à monter sur un banc pourêtre à même d’être mieux entendu de tous. Pinard jeta autour de luiun regard de complaisance et commença :
– Mes braves sans-culottes, vous allez mecomprendre en deux mots. Vous connaissez tous la place dudépartement, qui est située à l’autre extrémité de laville ?
– Oui ! cria-t-on de toutesparts.
– Eh bien ! je propose que l’on yconduise tous les soirs quelques centaines d’aristocrates ;qu’on les range en ligne : que l’on établisse une batteried’artillerie en face d’eux, et que, pour s’entretenir la main, lesvrais patriotes tirent dessus à mitraille. Ça vousva-t-il ?
– Bravo ! s’écrièrent lessans-culottes.
– A-t-il des idées, ce Pinard !disait l’un.
– En voilà un vrai républicain !ajoutait un autre.
– Un pur patriote !
– Dame ! il était à Paris enseptembre.
– Vive Pinard ! hurla labande.
– Mais, fit observer unevoix, Gonchon n’aura pas le temps de les juger !
– On ne jugera pas ! réponditPinard.
– C’est vrai, ajouta Brutus ; çanous épargnera du temps.
– Alors, c’est bien convenu, bienentendu ? demanda encore Pinard.
– Oui ! oui ! oui !
– Eh bien ! qui est-ce qui veutvenir avec moi porter la motion au citoyen Carrier ?
– Moi ! moi ! moi !crièrent vingt bouches différentes.
– Vous êtes trop pressés, mes Romains. Ilne m’en faut que deux, et je désigne Brutus et Chaux.
Les deux sans-culottes désignés étaient ceuxqui portaient à leurs bonnets des oreilles sanglantes. Pinard sautaà bas de son banc, et, au milieu d’un concert louangeuxd’énergiques félicitations, il se dirigea vers la porte donnantaccès dans l’intérieur de la maison. Chaux et Brutus lesuivirent.
La demeure de Carrier était gardéesoigneusement de toutes parts. On n’y pénétrait jamais, même lesfamiliers les plus connus, sans un mot de passe, changé chaquejour. L’exemple de Marat, assassiné le 14 juillet précédent, étaittoujours devant les yeux du proconsul. Il redoutait les vengeancesparticulières qu’auraient pu exercer sur lui les parents de sesvictimes. Aussi se faisait-il garder à vue. Néanmoins, Pinard etses deux amis pénétrèrent facilement dans la maison, car tous troisavaient le mot d’ordre. Arrivés au premier étage, un factionnaireles empêcha de passer.
– Est-ce que le citoyen n’est pas dansson cabinet ? demanda Pinard.
– Si fait.
– Alors je vais lui parler.
– Pas maintenant. Il est en conférence,et il m’a donné l’ordre d’empêcher d’entrer.
– Alors nous allons attendre dans lesalon.
– Tu en as le droit, d’autant que ça nesera pas long.
Pinard, Chaux et Brutus poussèrent une porte àdeux battants et entrèrent dans une vaste pièce parfaitementmeublée et garnie de sièges en bois doré, recouverts d’étoffes desoie. Ils allumèrent leurs pipes au brasier qui brûlait dans lacheminée, et, s’enfonçant chacun dans un moelleux fauteuil, ils semirent en devoir de passer en causant le temps de l’attente. Lecontraste qu’offraient ces hommes aux costumes hideux, tout maculésde taches de sang, et ce mobilier superbe, était quelque chosed’impossible à décrire. De temps en temps on entendait à traversl’épaisseur de la muraille un bruit de voix confus arriver jusqu’ausalon. Ce bruit de voix partait du cabinet du proconsul.
– Le citoyen a l’air de se fâcher, ditBrutus en lâchant une énorme bouffée de fumée.
– Peut-être bien qu’il se dispute avec safemme, répondit Pinard.
– Ou qu’il s’amuse avec la citoyenneAngélique Carron, ajouta Chaux en riant.
– Et comment Angélique vit-elle avec sanouvelle compagne ? demanda Pinard.
– Laquelle ?
– Ah ! c’est vrai, ce Carrier estpire qu’un Turc. Il en change tous les jours.
– Dame ! il a les prisons à sadisposition. Il fouille là dedans et prend ce qui lui plaît.
– Avec ça que vous vous en privez, vousautres de la compagnie Marat !
– Tiens ! est-ce que les femmesd’aristocrates ne sont pas bien faites pour nous amuser ?
– Et sont-elles assez bêtes ! ditBrutus en riant d’un gros rire ; on leur promet la liberté, oucelle de leur frère, de leur père ; elles croient cela, etelles sont douces comme des agneaux !
– Et les religieuses de la Miséricordequ’on nous a amenées dernièrement ! Il y en avait deux quiétaient jolies comme des amours.
– Oui ; elles plaisaient assez àGrandmaison.
– C’est donc cela qu’il les a fait sortirdes prisons pendant deux jours ?
– Tiens ! il a eu un peu raison.
– Ça devait être ennuyeux ! ellesétaient devenues folles toutes les deux[3] !
– Imbécile ! qu’est-ce que celafait ?
– À propos, Pinard ! fit Chaux en setournant vers le sans-culotte ; j’ai visité les registres, etj’ai vu le nom d’un ci-devant domestique d’aristocrate que j’aiconnu autrefois, et qui est incarcéré depuis plus de deux mois.
– Eh bien ?
– On lui fait donc des passe-droits à cegaillard-là ? Il devrait être expédié depuis longtemps.
– Comment le nommes-tu ?
– Jocelyn.
– Ah ! oui, l’ancien valet duci-devant marquis de Loc-Ronan.
– Tu le connais aussi ?
– Je l’ai vu en Bretagne autrefois.
– C’est un aristocrate comme sonci-devant maître.
– Je le sais bien. Mais Carrier m’a donnél’ordre positif de ne pas le faire passer avec les autres, ainsique son compagnon, un autre aristocrate aussi !
– Tu les as vus ?
– Non ! je sais qu’ils sontincarcérés, voilà tout.
– J’ai été visiter les prisonsavant-hier, dit Brutus, et je me suis trouvé avec les gens dontvous parlez. Eh bien ! je parierais que ce compagnon du valetest un ancien maître, un ci-devant, un chien d’aristocrate qui secache sous un faux nom.
– Tu crois ?
– J’en réponds.
– J’irai voir cela, répondit Pinard.
– Mais pourquoi Carrier veut-il qu’ongarde ces deux brigands-là ?
– Je n’en sais rien ; c’est un ordrepositif, voilà tout : mais j’éclaircirai la chose. Enattendant, que Carrier adopte mon projet, et nous serons libres defaire filer dans la masse qui bon nous semblera.
– Ça me va un peu ! s’écria Chaux ense frottant les mains, tous mes aristocrates de créanciers ypasseront.
– Et tu seras libéré ?…
– Sans que ça me coûte rien, aucontraire !