Le Roi des Étudiants

Chapitre 15LOUISE

 

Pendant que s’accomplissaient les diversévénements que nous venons de rapporter, une scène d’un tout autregenre se passait à Québec, dans une modeste mansarde deSaint-Roch.

Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’intérêts etde passions contraires aux prises, et les acteurs sont bien autresqu’un fiancé forçant impitoyablement la main à sa future…

Nous y voyons, au contraire, une belle etdouce jeune fille de vingt à vingt-deux ans, un peu pâle, un peutriste, travaillant avec ardeur à un ouvrage de broderie, prèsd’une fenêtre que protège contre l’aveuglante lumière du soleil unblanc rideau de mousseline…

C’est, nous l’avons dit, dans une modestemansarde de Saint-Roch, quelque part dans la rue Saint-Valier—commel’indique le pittoresque amoncellement de rochers, couronnés devieux remparts percés d’embrasures, qui ferme l’horizon du sud, enface de la fenêtre.

Ici, point de luxe et rien de ce qui annoncela riche héritière.

La pièce est petite, basse et maléclairée ; l’ameublement, qui semble avoir connu des joursmeilleurs, porte les traces évidentes d’un long usage et deplusieurs pérégrinations…

Mais, comme tout y est à sa place !…comme tout est propre, luisant, soigné !… qu’elle est doncblanche la couverture qui orne le petit lit virginal, dressé toutau fond de l’appartement, et combien semble moelleux le tapis d’unchelin qui cache tout entier le parquet !

C’est que nous sommes ici dans la chambreparticulière, dans le sanctus sanctum de cette jolie jeunefille qui manie si prestement son aiguille, près de la fenêtre.

Et la chambre d’une jeune fille, y a-t-il nidde fauvette ou d’hirondelle plus chaud, plus douillet, pluscharmant que cela ?

Au moment où pénètre notre regard profane dansce coquet pigeonnier, il est environ quatre heures del’après-midi.

C’est le jour même de notre excursion à laCanardière et le lendemain de la fameuse réunion d’étudiants.

La maîtresse du petit logis, debout avecl’aube et fatiguée par un travail incessant et monotone, lève detemps en temps sa tête blonde, jette un regard distrait par lafenêtre, puis laisse tomber son menton dans sa main et rêve…

L’aiguille reprend bientôt sa course hâtée surles dessins de la toile ; mais elle s’arrête de nouveau aubout de quelques minutes… la tête blonde se relève ; le regarddistrait traverse encore la mousseline transparente pour aller seperdre sur les sombres remparts…

Et puis, l’infatigable aiguille se remet àl’œuvre.

Évidemment, la jeune fille est lasse etvoudrait bien interrompre tout-à-fait son travail ; mais, detoute évidence aussi, quelque raison puissante l’en empêche etl’aiguillonne.

La lutte reprend donc, avec des alternativesdiverses de triomphe et de défaillance, jusqu’à ce qu’un bruitcadencé de pas sur le trottoir d’en face arrête enfin net laterrible aiguille.

L’ouvrage est brusquement déposé sur un petitguéridon, et la jeune brodeuse, se haussant sur ses mignons pieds,regarde avec anxiété dans la rue.

Apparemment qu’elle voit ce qu’elle désiraitvoir, car aussitôt, frappant joyeusement ses mains l’une contrel’autre, elle abandonne vivement la fenêtre et court à la porte desa chambre.

Un instant après, un bruit de clef jouant dansune serrure se fait entendre, puis l’escalier est ébranlé par despieds agiles qui l’escaladent quatre à quatre, et, finalement, unjeune homme tout essoufflé arrive comme une bombe dans la chambre,pour être reçu entre les bras de notre jolie travailleuse.

Disons de suite, pour empêcher le moindresoupçon d’effleurer l’esprit, que ce mortel privilégié n’étaitautre que notre vieille connaissance d’hier, le petitCaboulot, et la belle jeune fille de la mansarde, sa sœurLouise, l’ex-fiancée du Roi des Étudiants !

Là, Caboulot, en quittant sa sœur le matin,lui avait annoncé qu’il possédait un grand secret la concernant,mais qu’il ne lui en ferait part qu’après son cours, à quatreheures, alors, que leur père serait absent.

Or, quatre heures étaient sonnées depuisquelque temps, et voilà pourquoi nous avons vu Louise oublier sabroderie pour regarder par la fenêtre ou se demander quel pouvaitbien être ce grand secret, de monsieur son frère.

Maintenant, par quelle succession d’événementssinguliers et quelles vicissitudes du sort avaient-ils passé, pourque nous les retrouvions dans un modeste logement de la rueSaint-Valier, à Québec, après les avoir laissés là-bas, sur leRichelieu, dans une situation plus qu’aisée ?

C’est ce que nous allons raconter en quelquesmots.

On voit déjà que Lapierre, après avoir obtenula déportation à Kingston de son rival Després, voulut se conduireen conquérant et obtenir des parents de Louise la main de leurfille.

Ceux-ci refusèrent net.

Ils avaient bien considéré auparavant ce jeunehomme comme un aimable compagnon et un gai convive ; mais,outre que depuis il avait tenté d’enlever leur fille de force, deuxautres raisons leur faisaient un devoir de résister à sademande.

C’était d’abord l’engagement pris avec lesauveur de leur fille. Després—engagement d’honneur dont ils ne secroyaient pas déliés par le malheur arrivé à leur pauvre ami.Ensuite, et surtout, la conduite ignoble de Lapierre dans toutecette affaire de duel et de procès avait soulevé contre luil’indignation de ces braves gens, et ils ne voulaient pour gendred’un homme ayant sur la conscience d’aussi lâches agissements.

Voilà pourquoi ils se retranchèrent derrièreleur détermination bien arrêtée.

Lapierre eut beau supplier et menacer :tout fut inutile.

Alors, transporté de colère, le misérable necraignit pas de recourir, pour se venger, à un moyenrévoltant : il calomnia publiquement Louise et répandit surson compte les bruits les plus compromettants.

Puis, content de son œuvre, il détala au plusvite et se réfugia aux États-Unis.

Mais il laissait derrière lui la semencemaudite qu’il avait jetée parmi les populations cancanières despetites paroisses environnantes, et cette semence germa avec uneeffrayante rapidité.

La position ne tarda pas à devenir intolérablepour la famille Gaboury—on a vu ailleurs que c’était son nom—etelle dut vendre ses propriétés, puis s’en aller bien loin de cesbords aimés du Richelieu, où chacun de ses membres était né.

Louise elle-même, guérie depuis longtemps desa folle passion par la lâcheté de son ravisseur, avait lapremière, demandé ce déplacement.

Ce fut à Québec que l’on décida de serendre—autant pour mettre le plus de distance possible entre lanouvelle et l’ancienne résidence, que pour permettre au petitGeorges de continuer plus facilement ses études.

Le temps, qui sèche bien des larmes, venait àpeine de tarir la source de celles versées par cette familleéprouvée, qu’une nouvelle calamité s’abattit sur elle et que lespleurs reparurent.

Madame Gaboury, minée par le chagrin et lamaladie, succomba six mois après avoir quitté s’a place natale.

Ce fut un grand deuil.

Louise, surtout, pensa ne s’en consolerjamais. La malheureuse jeune fille s’imagina, non sans uneapparence de raison, qu’elle était pour beaucoup dans ce fatalévénement, et cette funeste conviction s’enracina tellement dansson esprit, qu’elle y étendit un sombre voile de mélancolie, que lamain bienfaisante du temps ne put jamais déchirer complètement.

Puis vinrent les difficultés pécuniaires,inséparables de toute situation de ce genre, Georges entra àl’Université, et les revenus se trouvèrent insuffisants pour un telsurcroît de dépense…

Le père Gaboury, encore alerte pour son âge,paya bravement de sa personne, en se faisant petit employé d’unemaison de commerce.

Quant à Louise, heureuse en quelque sorte deréparer ses torts involontaires envers sa famille, elle se mitrésolument à l’œuvre et devint une ouvrière en broderie des pluscourues.

L’aube la trouvait debout, et la nuit lasurprenait courbée sur son travail.

Grâce à ces deux énergies et à ces deuxdévouements, Georges put continuer, insoucieux, ses étudesmédicales.

On masqua si bien de prétextes ingénieux cessacrifices nécessaires, que l’enfant ne fit que soupçonner lavérité, sans jamais la découvrir toute entière.

Ce gamin-là eût été homme à refuserénergiquement d’apprendre l’art de guérir, aux prix des fatigues deson vieux père et des sueurs de sa pauvre sœur.

Voilà où en étaient les choses au moment oùnous renouons connaissance avec cette estimable famille.

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