Le Roi des Étudiants

Chapitre 16LE FRÈRE ET LA SŒUR

 

Après maintes accolades et une prodigieusequantité de baisers sonores, le Caboulot s’arrêta enfin pourreprendre haleine.

Il jeta son chapeau sur une chaise et sedirigea vers le guéridon pour y déposer un peu plus soigneusementun cahier de notes qu’il avait à la main.

Ce dernier mouvement lui fit apercevoirl’ouvrage de broderie oublié par sa sœur. Il s’en empara, etl’examinant avec une attention comique :

— Ah ! ça, ma grande sœur,s’écria-t-il, aurais tu, par hasard, l’intention de temarier ?

— Pourquoi cette question ? fitLouise, en s’efforçant de sourire.

— Parce que, tonnerre d’une pipe, voiciun jupon qui sent le matrimonium à plein nez.

— Oh ! le vilain garçon qui fouilledans les ouvrages de femmes !

— C’est que, hum !… mademoiselle masœur, vous m’avez toujours soutenu que vous ne travailliez pas pourles autres, et qu’à moins de prévisions matrimoniales très… trèsprudentes…

— Eh ! bien ?…

— Cette robe de baptême ne vous est pasdestinée.

— Curieux, va ! Es-tu bien sûr, aumoins, que ce soit une robe de baptême ?

— Dame ! ça m’en a tout l’air… Aureste, c’est peut-être une jaquette pour ta poupée, petitesœur.

— Tu sais bien que je ne catineplus.

— Alors, c’est une robe de baptême,puisque ça ne peut être que ceci ou cela. Sors-moi un peu de cedilemme-là.

— Je n’ai pas fait ma rhétorique, etj’aime mieux rester entre les pattes de ton terrible dilemme, qued’en sortir pour me faire quereller.

— Ah ! ah ! voilà enfin unaveu… Ainsi, il est établi, irréfutablement établi que Mlle Gabourys’est fait couturière pour entretenir à l’Université son flandrinde frère…

— Mais, pas du tout : j’ai desmoments de loisir, des heures d’ennui… je les utilise, jem’amuse.

— Oui, oui… va-t-en voir s’ilsviennent… Ce n’est pas à moi que l’on fait avaler de pareillescouleuvres.

— Quand je te dis…

— Ne dis rien, ne dis rien : tut’enferrerais davantage. Je sais à quoi m’en tenir. Mon père ettoi, vous suez le sang pour amarrer les deux bouts, et c’est moiqui en suis la cause : voilà l’affaire tirée au net.

— Mais, mon cher enfant…

— Louise, ma grande sœur, ce n’est pasbien, ça !… Je ne veux pas t’en dire plus long aujourd’hui…Et, tiens—comme je n’ai pas de rancune, moi—je vais te punirimmédiatement en t’annonçant une nouvelle qui va probablement tecauser une certaine émotion.

— Ah ! oui… ce grand secret que tutiens en réserve depuis ce matin ?…

— Précisément. Te doutes-tu un peu dequoi il s’agit ?

— Mais, non… à moins que tu n’aies eu desnouvelles de… lui.

Et Louise, toute tremblante, regardaanxieusement son frère.

— J’en ai, ma sœur, répondit gravement leCaboulot.

— Tu as des nouvelles de Gustave ?…tu sais où il est ? demanda vivement la jeune fille, quidevint pâle.

— Mieux que cela : je l’ai vu.

— Ici, à Québec ?

— À l’Université, où il est étudiant enmédecine, comme moi.

— Ah ! mon Dieu !

Et Louise, étourdie par cette nouvelleimprévue, se laissa tomber sur un siège.

Depuis six ans que Gustave Lenoir—il portaitson vrai nom à cette époque—était allé subir, au pénitencier deKingston, la condamnation que lui avait valu son duel avecLapierre, aucune nouvelle de lui n’était parvenue au Canada.

On s’était répété vaguement que le malheureuxjeune homme, après s’être sorti de prison, avait traversé lafrontière et s’était lancé tête baissée dans le formidabletourbillon de la guerre américaine. Mais, à part ce maigrerenseignement, on ignorait absolument ce qu’il était devenu. Et lepère de Gustave lui-même, questionné à ce sujet, déclarait ne riensavoir sur le compte de son fils.

De sorte que toutes les connaissances du jeuneLenoir avaient fini par le croire mort, tué sans doute—comme tantde ses compatriotes—dans une de ces épouvantables boucheries de laguerre de sécession.

— Louise seule, ou à peu près, persistaità espérer… Son cœur, revenu tout entier aux chastes élans dupremier amour, se refusait à accepter l’idée d’une séparationéternelle… Quelque chose lui disait qu’elle reverrait Gustave etque, régénérée par l’expiation, elle pourrait arracher de l’âmeendolorie du jeune homme le dard que sa trahison y avaitplanté.

Pourtant, jusqu’à ce jour, rien n’était venudonner raison à cette voix intérieure, et, si tenace que fûtl’espérance, de la pauvre fille, elle subsistait malgré elle lafroide influence de la désillusion.

Et voilà que tout à coup, sans préparation,elle apprenait, que, non-seulement Gustave était vivant, maisencore qu’il était à Québec et que son frère l’avait vu !…

On conçoit donc l’émotion indescriptible quis’empara d’elle.

Après une minute d’un silence anxieux, que leCaboulot respecta, Louise reprit, d’une voix tremblante :

— Ainsi, tu l’as vu ?

— Comme je te vois.

— Et tu lui as parlé ?

— Il y a deux mois que je lui parle tousles jours sans le connaître.

— Il est donc bien changé ?

— Ah ! pour ça, c’est plus que je nepuis dire : j’étais si jeune quand il venait chez nous,là-bas, que je n’ai guère fait attention à ses traits. Tout ce queje sais, c’est qu’il a beaucoup vieilli et que je ne l’auraiscertes pas reconnu, sans l’histoire qu’il nous a contée.

— Quelle histoire ?

Le Caboulot hésitait.

— Dis, insista Louise.

— Je veux tout savoir.

— Ce serait rouvrir inutilement une plaiemaintenant fermée.

La jeune fille s’approcha de son frère, puislui prenant les mains :

— Mon cher enfant, dit-elle gravement, tute trompes : la blessure dont tu parles saigne toujours.

Le Caboulot la regarda avec surprise etdouleur.

— Quoi ! fit-il, tu aimerais encore,cet homme ?

— Eh bien ! oui, je l’aime !répondit Louise avec explosion.

— Même après ce qu’il a fait ?

— Surtout après ce qu’il a fait, repartitavec force la jeune fille. S’il n’eût pas souffert à cause de moi,peut-être l’aurais-je oublié à jamais !…

Le Caboulot paraissait ahuri.

Il regardait sa sœur avec des yeuxhagards.

Tout à coup, un souvenir lui traversa la tête,et il lui fut impossible de se contenir plus longtemps.

— Eh bien ! ma sœur, s’écria-t-il,aime-le si tu veux, mais ce n’en est pas moins un fiermisérable.

— Un misérable ?

— Oui, oui, un misérable, un gredin, ungibier de potence, tout ce que tu voudras ! glapit le Caboulotexaspéré.

Et, comme Louise paraissait altérée, l’enfantreprit doucement :

— Vois-tu, ma chère sœur, je lui auraispeut-être pardonné le mal qu’il t’a fait, s’il eût montré durepentir… mais, loin de là, le brigand cherche à faire d’autresvictimes, et, pas plus tard que la nuit dernière. Gustave nousracontait…

— Gustave ? interrompit Louise avecstupeur.

— Oui, Gustave.

— Gustave Lenoir ?

— Eh ! tonnerre d’une pipe, quelautre Gustave veux-tu que ce soit ?…

Et le Caboulot regarda sa sœur avec des yeuxtout écarquillés.

Louise respira.

— Quel est donc celui que tu appellesmisérable et qui cherche encore à faire des victimes ?demanda-t-elle, la gorge serrée.

— Eh ! je te le dis depuis uneheure, gronda le Caboulot : cette bête féroce, qui mord etdéchire ceux qui lui font du bien, c’est Lapierre !

— Lapierre ! exclama la jeune fille,serait-il donc à Québec, lui aussi ?

— Il n’y est que trop, le brigand… Plûtau ciel qu’il fût encore à canailler aux États-Unis, puisque mapauvre sœur a la coupable faiblesse d’aimer un monstresemblable !

— Mais ce n’est pas lui que j’aime !se récria vivement Louise.

— Vrai ?… Ah !… Mais qui doncaimes-tu, alors ?… Dis vite, petite sœur…, Oh ! sic’était !…

— Oui, c’est lui… c’est Gustave ! Tuaurais dû le comprendre de suite.

Le Caboulot ne répondit pas. Il sauta au coude sa sœur et la couvrit de baisers.

Il avait la pensée tellement occupée deLapierre, depuis le matin, qu’il avait cru que Louise voulait faireallusion à ce dernier, en parlant de blessure encore saignante.

De là le quiproquo et l’indignation en pureperte de notre bouillant ami le Caboulot.

Rassuré tout à fait, le petit étudiant devintcalme et reprit :

— Ah ! Louise, tu m’as fait unefière peur, et la bile m’en a frémi dans sa vésicule !

— Mon cher Georges, il n’y a rien àcraindre de ce côté-là, répondit la jeune fille. Je méprise ceLapierre depuis le jour où j’ai appris sa lâche conduite dans laterrible nuit du duel.

— Il n’en fallait, pas plus, assurément…Mais combien tu le mépriserais davantage, su tu avais entenduDesprés… pardon, Gustave…

— Pourquoi dis-tu Després ?

— C’est le nom que porte Gustave depuis…depuis qu’il a été au pénitencier.

— C’est juste, murmura Louise… Il ne veutplus porter un nom qui lui rappelle tant d’amers souvenirs.

— En effet, ma sœur… Je disais donc quesi tu avais entendu Gustave, la nuit dernière, nous raconter toutesles infamies de ce brigand de Lapierre, tant au Canada qu’auxÉtats-Unis, ce ne serait plus du mépris que tu éprouverais pourlui, mais de l’indignation et du dégoût.

— Qu’a-t-il donc fait, mon Dieu ?s’écria Louise… Voyons, mon cher Georges, raconte-moi tout celaminutieusement et n’oublie rien, surtout, de ce qui concerne cepauvre Gustave… J’ai été bien coupable envers lui, et s’il était enmon pouvoir d’adoucir un peu l’amertume de ses souvenirs, je leferais au prix des plus grands sacrifices.

— Tu sauras tout, Louise. Je ne tecacherai pas un mot, car, moi aussi, je veux t’aider à ramenerl’espérance et le pardon dans le cœur de mon pauvre amiGustave.

Et le Caboulot fit à sa sœur le récit détailléde tout ce qu’avaient révélé, la nuit précédente, Champfort etDesprés. Il n’omit pas l’engagement solennel pris par le Roi desÉtudiants de démasquer Lapierre et de venger d’un seul coup toutesles dupes de ce chenapan.

Puis, lorsqu’il eut terminé :

— Ma, sœur, dit-il, nous avons notre coupd’épaule à donner dans cette œuvre solennelle de justicerétributive… J’ai compté sur toi : me suis-jetrompé ?

— Mon frère, répondit gravement Louise,Dieu défend la vengeance, mais il ordonne la charité. Or, c’est dela charité que d’empêcher une malheureuse jeune fille d’êtresacrifiée à un monstre pareil.

— Je ferai mon devoir : je vousaiderai !

— Merci, ma sœur, répondit leCaboulot : à cette condition, Gustave pardonnerapeut-être !

— Que Dieu le veuille ! soupira lajeune fille.

Le Caboulot se leva.

Sa figure rayonnait.

— À l’œuvre, maintenant ! dit-il. Lecitoyen Lapierre n’a qu’à bien se tenir.

Le frère et la sœur se séparèrent.

Six heures sonnaient à l’horloge de la cuisineet le père Gaboury rentrait.

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