Le Roi des Étudiants

Chapitre 19L’ENTREVUE

 

Comme il avait été convenu, Edmond Privat fitdescendre Després à l’entrée du parc et continua son chemin, pourarriver, au grand trot de ses deux mustangs, par la grandeavenue.

Quant au Roi des Étudiants, habitué à tous lesexercices du corps, il enjamba prestement la haie vive qui fermaitle parc, et s’engagea dans un étroit sentier dont le mince ruban sedéroulait, en serpentant, vers le nord. Suivant les indications dujeune Privat, Gustave devait déboucher, après une dizaine deminutes de marche, sûr un vaste rond-point au centre du parc, etattendre là que la jeune créole et son frère vinssent lerejoindre.

Il cheminait donc tranquillement dans la senteà peine tracée, écartant de ses deux mains les rameaux entrelacésqui barraient le passage, et songeant à ce qu’il lui faudrait direpour convaincre la malheureuse fiancée de Lapierre, lorsquesoudain, à un coude du sentier, près d’un petit pont de bois jetésur un ruisseau, un bruit de branches froissées se fit entendre,suivi de piétinements semblables à ceux produits par un animal quis’enfuit précipitamment.

Després s’arrêta.

— Est-ce qu’il y aurait des animaux dansce parc ? se demanda-t-il.

Et il écarta les branches pour faire quelquespas dans la direction d’où était venu le bruit suspect. Mais toutétait rentré dans le silence, et aucune trace n’était visible surle lit de feuilles sèches qui tapissaient le sol.

— Allons ! se dit-il, je n’ai pas detemps à perdre à la constatation d’une semblable bagatelle… C’estun animal quelconque, ou quelque gamin qui cherche des nidsd’oiseaux… Laissons-les à leurs amusements.

Et, pour réparer le temps perdu, Desprésallongea le pas, refoulant les blanches feuillues qui luifroissaient la poitrine, brisant avec fracas, les rameauxentrelacés, de telle façon qu’une douzaine de fauves auraient pus’abattre autour de lui sans qu’il les entendit.

Il arriva bientôt en vue de la clairière.

C’était, comme nous l’avons dit, un vasterond-point où venaient aboutir—semblables aux rayons d’une immenseroue—toutes les allées principales du parc.

Tout autour, des bancs à dossier, peints en latraditionnelle couleur verte, étaient disposés entre les arbres—lesuns orgueilleusement assis sur la croupe de quelque petit mamelon,les autres à moitié ensevelis sous le feuillage luxuriant.

Gustave se dirigea vers un de ces derniers ets’y installa.

Puis il se prit à réfléchir profondément.

La partie qu’il allait engager étaitextrêmement sérieuse. Non-seulement il allait avoir à lutter contreun homme d’une habileté supérieure et rompue à toutes lesintrigues, mais encore il lui faudrait porter la conviction dans lecœur d’une jeune fille entièrement fascinée par ce démon, marchantstoïquement à ce qu’elle croyait être la réhabilitation de lamémoire de son père, avec le fatalisme des victimes antiques.

Després n’attendit pas longtemps.

En effet, cinq minutes ne s’étaient pasécoulées, qu’une jeune fille, vêtue de noir et pâle comme unemadone d’albâtre, émergea à un coude de la grande allée conduisantau cottage, et s’avança lentement dans la direction durond-point.

Elle donnait le bras à un jeune homme, queGustave reconnut sur-le-champ pour être Edmond Privat.

Le Roi des Étudiants ne put se défendre d’uneprofonde émotion à la vue de cette femme malheureuse et forte, decette belle créole dont le type opulent et la pâleur dorée avaientfait place à une blancheur de cire et à un affaissementprécoce.

— Comme elle est belle ! se dit-il…et comme elle souffre !… Ah ! non, une aussi admirablefemme ne peut aimer cette brute de Lapierre !… Je la sauverai,dussé-je le faire malgré elle !

Cependant, le couple approchait…

Després, le chapeau à la main, s’avança audevant de Mlle Privat, et s’inclinant avec cette courtoisiefrançaise qui le distinguait :

— Mademoiselle, dit-il, je rends grâce àDieu et à votre bon ange de me procurer aujourd’hui le bonheur devous rencontrer…

— Ma sœur, interrompit Edmond, j’ai leplaisir de te présenter mon excellent ami, Gustave Després, notreroi… le Roi des Étudiants.

Mlle Privat s’inclina sans répondre. Elleexaminait, à la dérobée, la mâle et franche figure de celui quis’annonçait comme devant être son sauveur.

Després reprit :

— Mademoiselle, pardonnez-moi si j’ai dû,sans être connu de madame votre mère, solliciter de vous uneentrevue dans ce lieu écarté. Les motifs qui me font agir sonttellement en dehors des raisons ordinaires, et les circonstances del’affaire où je suis engagé tellement impérieuses, que je n’avaisréellement pas le choix des moyens.

— Monsieur, répondit Laure avec dignité,vous avez mentionné dans votre lettre le nom de mon père, et ce nomseul était suffisant pour me déterminer à accepter votreproposition, si étrange qu’elle me paraisse.

Després s’inclina à son tour ; puis,après quelques secondes de réflexion, il reprit :

— Mademoiselle, j’ai en effet à vousparler de votre père, mais j’ai surtout un immense devoir à remplirà l’égard d’une personne qui se sert du nom sans tache du colonelPrivat pour arriver à ses vues criminelles.

Laure était tout oreilles, mais elle feignitde ne pas comprendre et garda le silence.

Ce que voyant, le Roi des Étudiants se décidaà entrer de suite dans le vif de la question. Il poursuivit donc,en regardant Edmond :

— Mademoiselle, les instants sontprécieux, à vous comme à moi… Il se peut que cette entrevue quej’ai eu le bonheur d’obtenir soit la dernière… Souffrez donc quej’aborde immédiatement le sujet pour lequel je suis venu, et que jeprie monsieur votre frère de nous laisser un moment seuls.

Edmond, qui s’attendait à cette invitationsalua et dit :

— Je vous quitte, et, toi, ma pauvresœur, je te supplie de te laisser convaincre et de ne pas être leforgeron de ta chaîne.

— Laure fit une inclinaison de tête ets’assit, sans prononcer une parole.

Després resta, debout en face d’elle.

Une minute se passa dans un silence pleind’anxiété.

Enfin, le Roi des Étudiants parut prendre unerésolution soudaine :

— Mademoiselle Privat, dit-ilbrusquement, aimiez-vous votre père ?

— Monsieur ! fit Laure, dont lestempes, rougirent.

— Je vous demande pardon, mademoiselle,repartit Després, mais je vous supplie à genoux de ne pas vousétonner, de mes questions et de me répondre sansarrière-pensée.

Laure hésita une seconde, regarda profondémentDesprés, puis répliqua avec explosion :

— Mon pauvre père, je ne l’aimais pas, jel’idolâtrais.

— Je le savais, mademoiselle, repartitsimplement Després, et si je ne l’eusse pas su, j’aurais abandonnél’idée que je poursuis…

— Maintenant, continua-t-il, voulez-vousavoir assez de confiance en moi pour me dire si, en cas de malheurfinancier arrivé à ce pauvre père que vous regrettez tant, vousseriez fille à sacrifier la fortune qui vous revient pour comblerle déficit ?…

— Sans hésiter une seconde, réponditLaure avec fermeté.

— Et même à sacrifier le bonheur de toutevotre vie ?… poursuivit Després.

— Mon bonheur à moi ne peut être mis encomparaison avec la mémoire honorée de mon père, répondit Laured’une voix émue.

Després s’inclina.

— Mademoiselle, dit-il, je savais votreâme grande et noble ; mais, maintenant, je la sais bonne etchevaleresque… Ma tâche en sera plus facile…J’ai des chosesinfiniment délicates à traiter avec vous ; j’ai des souvenirsbien amers à réveiller… j’ai même des plaies cuisantes à rouvrir.Mais votre courage et la confiance que vous semblez avoir en moi mesoutiennent… Vous venez au-devant du salut : l’œuvre derédemption me sera plus légère.

Laure était émue et ses grands yeux noirsdemeuraient constamment fixés sur la sympathique figure du Roi desÉtudiants.

Després continua :

— Vous ignorez probablement,mademoiselle, quel but je poursuis en venant ainsi m’immiscer dansles affaires qui, au premier abord, semblent ne pas me concerner lemoins du monde.

— Je vous avoue que je ne sauraisdeviner…

— Deux raisons me font agir et mepoussent irrésistiblement sur votre chemin… La première et la plussacrée, c’est que des circonstances tout à fait exceptionnelles, etque je vous expliquerai bientôt, m’ont mis sur la piste d’un grandcrime ; la seconde…

— Quelle est-elle ?

— La seconde, acheva Després avec unesombre énergie, c’est que j’ai une œuvre impérieuse de vengeance àaccomplir.

Laure regarda le Roi des Étudiants.

Il était debout en face d’elle, l’œil chargéd’éclairs et le bras étendu dans un geste de suprême menace.

Elle comprit que ce fier Jeune homme, vieilliavant le temps, n’agissait pas pour assouvir une mesquine passion,et que de puissants motifs l’envoyaient à son secours.

La confiance pénétra dans son cœur.

Monsieur, dit-elle, quelles que soient lesraisons qui vous dirigent, je les respecte et ne désire pas vousforcer à les divulguer… Mais vous avez parlé d’un grand crime surla piste duquel vous êtes tombé, et, comme je suppose que mafamille est pour quelque chose dans cette ténébreuse affaire, jevous prierai de me dire de quoi il s’agit.

— Mademoiselle, répondit Després, vousserez satisfaite, car je ne suis pas venu pour autre chose.

— Je vous écoute, monsieur.

— Aucune oreille indiscrète n’entendra ceque j’ai à vous dire ? demanda Després, en regardant toutautour de lui.

— Il n’y a que mon frère dans le parc,répondit Laure, et vous voyez qu’il ne songe guère à vousécouter.

En effet, Edmond paraissait se trouver trop àson aise, étendu sur la pelouse à une centaine de pieds de là etabsorbé dans la lecture d’un roman, pour s’occuper de ce qui sepassait entre sa sœur et Gustave.

Després prit donc place à côté de Laure, et laregardant avec une sympathie presque paternelle :

— Mademoiselle, dit-il brusquement, vousallez vous marier mardi prochain, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répondit la jeune filleen baissant les yeux.

— Votre décision est bienprise ?

— Mais, monsieur !…

— Il le faut, mademoiselle. Répondez-moien toute confiance, je vous en supplie.

— Eh bien ! sans doute, ma décisionest arrêtée.

— Irrévocablement ?

— Pourquoi pas ?… Est-ce que, parhasard, quelqu’un aurait le droit de me forcer la main ?

— Non, mademoiselle, personne n’a cedroit, répondit gravement Després ; mais il n’en est pas moinsvrai qu’un homme s’est trouvé qui a cru pouvoir le prendre, cedroit ; il n’en est pas moins vrai que, vous qui êtes jeune,belle et riche, vous vous mariez contre votre gré.

Laure pâlit, et regardant son interlocuteur enface :

— Monsieur ! dit-elle, vousabusez…

— Laissez faire, mademoiselle… reprittranquillement Després. Je n’avance rien que je ne sois en mesurede prouver. Tout-à-l’heure, vous me rendrez justice.

Puis continuant :

— Donc, vous vous mariez contre votre gréet vous n’aimez pas celui qui sera bientôt votre époux.

— Je vous laisse dire, puisqu’il lefaut.

— Bien plus, pauvre jeune fille, vousavez au cœur un autre amour, une de ces passions suaves et doucesqui sont l’histoire de toute une vie et ne s’éteignent jamais.

Une rougeur brûlante envahit le front de lajeune fille, mais elle haussa bravement les épaules et feignit derire.

— Beau chevalier redresseur de torts,dit-elle, vous savez beaucoup de choses, mais je doute fort quevous puissiez lire à découvert dans le cœur d’une femme—surtoutd’une femme que vous voyez pour la première fois.

— Mademoiselle, reprit Després d’une voixgrave, je ne suis pas devin, mais j’ai beaucoup ; souffert, etle chagrin, en forçant certaines facultés à se replier surelles-mêmes, à se concentrer, double la puissance de ces facultés,donne une sorte de seconde vue.

Laure jeta un sympathique regard sur le jeunehomme et répliqua d’un accent ému :

— C’est vrai, monsieur : ceux quiont souffert voient mieux et plus loin que les heureux de ce monde…Mais, ajouta-t-elle, pour pouvoir pénétrer jusqu’au sanctuaire leplus intime de la pensée humaine, jusque dans le cœur d’une femme,il faut autre chose que l’expérience, autre chose que leraisonnement…

— Que faut-il donc ?

— Mais, mon Dieu… tout au moins laconnaissance intime du caractère, des goûts, des sympathies innéesde cette femme.

— En ce cas, mademoiselle, s’empressa derépliquer Després, je possède toutes les connaissances nécessairespour affirmer solennellement que vous n’avez pas d’amour pour votrefiancé, et qu’au contraire…

— Achevez.

— Vous aimez le noble jeune homme qui,depuis de longues années, souffre en silence à cause de vous.

Laure essaya de rire.

— Voilà une conclusion pour le moinsétrange, dit-elle.

— Elle est très logique, mademoiselle.Suivez bien mon raisonnement.

Allez…

— Vous avez un caractère chevaleresque,porté aux grands dévouements, épris des nobles actions et auquelrépugne souverainement tout ce qui paraît louche ou déloyal.

— Vous me flattez.

— Non pas : je vous analyse. Ehbien ! mademoiselle, ne voyez-vous pas que toutes lestendances sympathiques de votre caractère vous poussentinévitablement vers le loyal jeune homme qui vous aime, tandis quevos antipathies innées vous empêchent d’éprouver autre chose que leplus profond mépris pour votre fiancée ?

— Qui vous dit que monsieur Lapierre nesoit pas digne de mon amour ?

— Lapierre est un lâche et misérableassassin ! s’écria Després d’une voix concentré.

Laure, stupéfaite, regarda l’étudiant avec degrands yeux et ne répondit pas sur-le-champ.

Dans le même moment, un bruit singulier se fitdans le feuillage, à quelque distance en arrière du banc où étaientassis les deux jeunes gens. Une oreille exercée aurait pu yreconnaître le froissement produit par une personne qui se faufileau milieu des branches… Mais Laure et Gustave étaient trop absorbéspar leurs pensées pour faire attention à ce frôlementsignificatif.

Après quelques secondes de silence, la jeunecréole répliqua :

— Monsieur Després, voilà des parolesbien sévères, et à moins, de preuves très positives…

— Je vous demande pardon, mademoiselle,de m’être quelque peu laissé emporter en votre présence, réponditpoliment le Roi des Étudiants… Cela ne m’arrivera plus. Quant àprouver ce que j’affirme, à savoir que Joseph Lapierre est un lâcheassassin, je vais le faire sans plus tarder.

Et Després, prenant l’ex-fournisseur au momentde son arrivée à Saint-Monat, se mit à le disséquer de main demaître. Tout y passa, depuis les complaisances du Roi des Étudiantspour son nouvel ami et le sauvetage des deux enfants Gaboury,jusqu’à la sombre affaire du duel et ses sinistresconséquences.

Le narrateur, mis en verve par cette évocationdouloureuse de ses malheurs passés, n’oublia pas l’ignoble conduitede Lapierre à l’égard de Louise, après la condamnation de sonrival, et les basses calomnies qu’il répandit partout sur le comptede la malheureuse jeune fille.

Son récit fut un véritable et foudroyantréquisitoire.

Laure écoutait, émue et palpitante, cedramatique exposé, et une irrésistible impression de terreurl’envahissait, lorsqu’elle reportait son esprit sur sa, propresituation vis-à-vis du machiavélique auteur de tous cesméfaits.

Quand le Roi des Étudiants en fut arrivé, aupoint culminant de l’histoire de Lapierre, c’est-à-dire à ce quiconcernait la mort du colonel Privat, il s’arrêta un moment, puisreprit ainsi :

— Mademoiselle, je vous disais, aucommencement de cet entretien, qu’une raison mystérieuse vousforçait à épouser l’homme dont je viens de vous faire labiographie.

— En effet, monsieur, vous prétendiezcela, murmura Laure.

— Eh bien ! cette raison, je vaisvous la donner… Vous ne consentez à épouser Joseph Lapierre queparce qu’il se dit dépositaire d’un secret, dont la divulgationdéshonorerait la mémoire de votre père.

— Qui vous a dit ?… balbutia Laure,stupéfaite.

— Est-ce que je me trompe ?

— Oh ! mon Dieu !… Mais je suisperdue… nous sommes perdus, ruinés de réputation, puisque cettemalheureuse… faiblesse de mon père est connue.

— Au contraire, vous êtes sauvée,mademoiselle, car ce soupçon sur l’honneur du colonel Privat estune horrible calomnie, un mensonge ignoble qui ne pouvait écloreque dans le cerveau de l’homme qui convoite votre dot.

— Quoi ! mon père serait… ?

— L’honneur même. Jamais le colonelPrivat n’a failli à son devoir. Bien plus, c’était sans contreditl’un des meilleurs officiers de l’armée du successeur deBeauregard, le général Bragg… et quiconque en douterait n’a qu’às’adresser au général Kirby Smith, commandant alors la divisiondans laquelle servait votre père en qualité de colonel decavalerie.

— En effet, ces noms me sont connus,murmura Laure… Vous êtes bien renseigné.

— Jusqu’à la bataille de Rogersville,j’ai servi dans l’armée de Buell, division Manson, qui guerroyapendant tout l’été de 1862 contre les généraux confédérés Bragg etKirby Smith, dans le Kentucky et le Tennessee, se contenta derépondre le Roi des Étudiants.

— Et vous avez connu mon père.

— Que trop, mademoiselle, réponditDesprés en souriant. Le colonel Privat, avec son fameux escadron decavalerie, nous a fait plus de mal à lui seul que toute unedivision d’infanterie. Il venait fourrager jusqu’à nos avant-posteset ne s’en retournait jamais sans nous avoir sabré une cinquantained’homme.

— Mon brave père !

— Vous pouvez le dire, mademoiselle. Sonaudace était telle, qu’on ne l’appelait plus que le Murâtde l’armée du Sud.

Laure garda un instant le silence.

Son front rayonnait d’un singulierenthousiasme et son œil humide s’allumait d’étranges lueurs.

Tout à coup, elle demandabrusquement :

— Quelle est la vérité sur la mort de monpère ?

— Je vais vous la dire, mademoiselle,répondit Gustave, qui s’attendait à cette question.

— Le brigadier-général Manson, consternéde voir ses grand’gardes et ses avant-postes décimés parl’insaisissable cavalerie de Kirby Smith, promit une forte sommed’argent à quiconque en amènerait la destruction, ou, du moins,ferait tomber son chef—le colonel Privat—entre les mains desUnionistes.

— Cette honteuse prime fut offerte le 25juillet 1862.

— Le 1er août, vers dix heures du soir,un de nos espions se présenta à la tente de Manson, s’engageant àfaire tomber, le lendemain même, le colonel Privat et ses cavaliersdans une embuscade infaillible. L’endroit choisi était ce fameuxdéfilé des montagnes du Cumberland, appelé Big Creek Gapou Cumberland Gap.

— C’est le seul chemin par où une troupearmée puisse pénétrer du Tennessee dans le Kentucky. Et encore, cetunique passage n’est-il qu’une gorge profonde, étroite, sinueuse,où les cavaliers ne peuvent souvent cheminer qu’un à un, en fileindienne.

— Les montagnes du Cumberland séparantles deux armées, il fallait donc absolument que les cavalierssusdits s’engageassent dans ce défilé pour faire leurs expéditionschez nous.

— L’espion s’entretint fort avant dans lanuit avec le général Manson, et, lorsqu’il sortit de la tente, lamort du colonel Privat était résolue.

— Vous savez ce qui se passa.

— Deux régiments d’élite furentéchelonnés sur les contreforts, de chaque côté du CumberlandGap ; et lorsque le terrible escadron, trompé par notrehabile espion et croyant marcher à la facile capture d’un convoi,s’engagea dans le défilé, les contreforts s’illuminèrent soudain etune multitude de feux plongeants assaillirent les bravescavaliers.

— Ce fut un affreux massacre. À peine unedizaine d’hommes en réchappèrent-ils.

— Le colonel lui-même tomba, mortellementblessé, et fut transporté en lieu sûr par l’espion qui venait de lefaire écharper.

— C’est horrible et infâme ! murmurala créole, les yeux étincelants.

— Ce n’est pas tout, mademoiselle,continua Després. L’espion, en homme plein de ressources, voulutfaire d’une pierre deux coups. Il soigna sa victime comme aurait pule faire une sœur de charité ; puis, quand le pauvre officiern’eut plus que le souffle, il lui persuada d’écrire à sa femme lalettre que vous savez, et il attendit tranquillement la fin.

— Ce ne fut pas long.

— Le colonel mourut le lendemain.

— Alors, le garde-malade se transforma envoleur de cadavre. Il fouilla le mort et s’empara de tous lespapiers qu’il y trouva.

— La même chose fut faite pour la malledu colonel.

— Après quoi, et muni d’une fouled’originaux, notre habile chevalier d’industrie s’installatranquillement à une table et se mit en devoir d’essayer un autrepetit talent qu’il possédait—le talent d’imiter l’écritured’autrui…

Ici, Laure, qui avait écouté tout ce récitavec une stupéfaction croissante, joignit les mains ets’écria :

— Oh ! mon Dieu, tant d’infamieest-il possible ?

— Mademoiselle, j’ai vu tout cela de mesyeux, répondit simplement Després.

Puis il reprit :

— Après plusieurs essais, l’espion, levoleur, le faussaire parut satisfait, et il écrivit à la fille ducolonel—une riche héritière sur laquelle il avait des vues—unelettre touchante, signée : Ton père mourant, que vousdevez connaître, mademoiselle.

— Hélas ! hélas ! gémit lajeune fille…, C’était donc lui !

— Oui, mademoiselle, répondit Després ense levant. L’assassin du colonel Privat, le voleur de papiers, lefaussaire que vous venez de voir à l’œuvre se nommait…

Il ne put achever. Edmond arrivait comme unebombe.

— Alerte ! cria-t-il ;séparez-vous. Voici ma mère.

Laure se leva vivement.

— Des preuves de tout cela ?…demanda-t-elle, en regardant Després.

— Je vous les apporterai le soir du bal,avant la signature du contrat de mariage, répondit le Roi desÉtudiants, qui s’était vivement rejeté en arrière et disparaissaitdans le feuillage.

Laure eut le temps de lui crier :

— Je vous croirai, monsieur. En attendantmerci, oh ! merci !

Au même moment, un homme à la figure livide etcontractée, cachée jusque là derrière un arbre, à peu de distancede l’endroit où s’était passée la scène précédente, remit dans sapoche un revolver qu’il tenait à la main, et disparut, en courant,sous l’épaisse feuillée du parc.

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