Le Roi des Étudiants

Chapitre 9LA FOLIE-PRIVAT ET SES HABITANTS

 

Le promeneur qui laisse Québec par la barrièredu pont Dorchester et se dirige vers les luxuriantes campagnes dela côte de Beaupré, ne peut manquer, s’il a l’esprit bien fait,d’admirer le magnifique paysage qui se déroule aux environs decette partie de la capitale.

Ce ne sont, de chaque côté de la routepoudreuse, que chalets et cottages, maisons de plaisance et villasminuscules, coquettement assis sur la croupe des collines ouaccrochés aux flancs des vallons.

Tout cela est largement pourvu d’arbres aufeuillage abondant, et respire une fraîcheur qui repose l’âme… Cepetit coin de l’Eden, où tout est verdure et calme, semble avoirété jeté à dessein en cet endroit pour faire contraste à l’aride etbrûlant promontoire de Québec, qui, droit en face, étage au soleilles toits étincelants de ses milliers de maisons.

Cette patrie des heureux de la fortunes’appelle la Canardière.

C’est là que les bourgeois aisés de la villevont se reposer, pendant la belle saison, de la fatigue desaffaires, et retremper, sous les ombrages de leurs parcs, leursforces morales épuisées.

Naturellement, dès son arrivée à Québec, laveuve du colonel Privat s’était empressée de s’acheter à grandrenfort d’argent, une résidence d’été dans cet endroit deprédilection. Elle l’avait baptisée du nom deFolie-Privat…

Mais quelle délicieuse Folie !…

Perdue à demi sous bois, comme un bijou dansun écrin, la façade seule on était visible du chemin. On y arrivaitpar une large avenue sablée qui tranchait comme un ruban grisâtresur une verte pelouse, plantée confusément de sapins, de peupliers,de lilas, et de quelques arbres à fruit. Tout autour, et àplusieurs arpents en arrière, s’étendait le parc—une vraie petiteforêt, avec ses pittoresques accidents, ses rochers moussus, sestroncs morts, envahis par le lierre, ses cascades jaillissantes ouses ruisseaux babillant sous les herbes. Ce mystérieux domaineétait sillonné en sens de routes et de sentiers, tantôt au cordeaucomme les allées classiques des jardins anglais, tantôt étroits ettortueux, selon que le caprice de la nature ou les goûtsromantiques du Le Nôtre canadien l’avaient voulu… Et puis descharmilles des bocages, des bancs rustiques, des pelousesveloutées, des étangs qui semblaient dormir, des vallons ombreux,aux flancs desquels s’incrustaient les myosotis et lesmarguerites !…

Une miniature de l’Eden !

Quand, le front fatigué par le travailincessant de la pensée, ou le cerveau endolori par l’épuisanteobsession de quelque idée fixe, de quelque souvenir amer, onéprouve le besoin d’un peu de répit, d’une minute d’oubli, c’est làqu’il faut l’aller chercher—là, en pleine nature, sous ces ombragespaisibles, près de ces cascatelles babillardes, au bord de cesruisseaux dont la voix est douce et parle au cœur !… La brisey court, fraîche et parfumée, dans vos cheveux ; le feuillagey murmure à vos oreilles ses monotones mais toujours suaves ettoujours mélancoliques plaintes ; les oiseaux y réjouissentl’âme par leurs gaies chansons et leurs joyeux ébats !…

Aussi, à peine les premières fleursétalaient-elles au soleil de mai leurs pétales vierges ; àpeine les champs et les arbres revêtaient-ils cette teinte verdâtrequi repose le regard, que la famille Privat, —ennuyée des fadesplaisirs de la ville—s’installait au cottage de la Canardière, pourne plus le quitter qu’à l’approche de l’hiver.

On y menait joyeuse vie.

Le sable de la grande avenue criait souventsous les roues de lourds carrosses, chargés de citadins et decitadines, attentifs à ne pas laisser s’attiédir leurs relationsavec la riche famille et sensibles aux charmes de la pittoresqueFolie-Privat. Les allées bordées de verdure, les pelousesbrillantes, les parterres tout constellés de fleurs ne manquaientjamais de jolies robes pour les effleurer, de petits pieds pour ysautiller et de mains chinoises pour y commettre des larcinsimpunis.

Bref, la Folie-Privat était devenue lerendez-vous de tout ce qu’il y avait à Québec d’élégant et defashionable.

Rien de surprenant à cela.

Madame Privat, veuve d’un planteur de laNouvelle-Orléans et riche à faire peur, dépensait fort largement,dans la vieille capitale canadienne, ses immenses revenues.D’habitude, la richesse suffit à tout et allonge démesurément laqueue de ses connaissances. Mais soyons juste dans le cas présent,le vil métal n’était pas la seule raison de l’engouementgénéral ; Madame Privat, bien que mariée en Louisiane, était,originaire de Québec, où sa famille avait des relations fortétendues, ce qui explique bien un peu pourquoi un si grand nombred’amis suivaient avec empressement son char doré.

C’était une femme d’environ quarante ans,portant d’une façon très-évidente les vestiges d’une opulentebeauté. Blonde, blanche, rondelette, elle pouvait encore tirerl’œil à plus d’un célibataire ; quand elle n’eût pas eu, pourexciter les convoitises matrimoniales, l’appât de ses superbesrentes. Son séjour à la Nouvelle-Orléans, sous le brûlant soleil dugolfe mexicain, avait donné à sa peau fine et satinée cette teintedemi-dorée qui empourpre le firmament, à certains couchers dusoleil. Cela ajoutait du piquant à sa mobile physionomie, en lavoilant imperceptiblement, comme le fait une gaze quasi-impalpablerecouvrant une figurine de cire. Petite de taille, alerte, vive,toujours parlant, toujours riant, altérée de mouvement, de bruit,de plaisir… c’était bien la femme créée et mise au monde pourgaspiller royalement une fortune comme la sienne.

Madame Privat n’avait que deux enfants :Edmond et Laure.

Edmond avait environ vingt-deux ans. Depuisl’arrivée de la famille à Québec, il étudiait le droit àl’Université Laval. C’était un grand jeune homme à la mineéveillée, au teint blond et aux yeux bleus, le portrait vivant desa mère, dont il reproduisait, du reste, le type au moral. C’étaitbien, avec cela, le plus joyeux garçon d’Amérique et le meilleurcœur qu’il fût possible de souhaiter. Sa mère en raffolait et toutle monde l’aimait.

Laure, plus jeune de deux ans, était biendifférente au physique et au moral. Elle reproduisait dans toute sasplendeur le type créole de son père, dont les exagérationstropicales étaient mitigées par le sang des climats du nord,qu’elle tenait de sa mère.

De taille moyenne, mais d’une cambrureadmirable, elle avait de ces mouvements félins et moelleux, quisont d’une grâce irrésistible, quand ils sont naturels. Les cheveuxd’un noir chatoyant se relevaient d’eux-mêmes sur le front et lestempes, pour s’épanouir en un fouillis de coquettes volutes, quin’auraient certainement pu imiter le plus habiles des coiffeurs.Sous ce gracieux chapiteau de cheveux bouclés s’arrondissaitdoucement un front lisse comme une lame d’ivoire, au bas duquels’estompaient en vigueur de grands sourcils noirs du dessin le plushabile. Les yeux étaient grands, largement fendus, d’un brunvelouté, comme les longs cils qui les surmontaient, et susceptiblesd’exprimer tour à tour les sentiments de l’âme les plusopposés : douceur, colère, molle langueur, brûlante énergie.Une petite bouche, aux lèvres rouges comme certains coraux, sedessinait gracieusement sur des dents courtes et d’une blancheuréclatante…

Ajoutez à tous ces charmes un nez grec, auxnarines mobiles ; couvrez le tout d’une peau d’un blanc mat,animée sur les joues par une imperceptible carnation… et dites avecnous que cette tête de jeune fille était tout simplementravissante.

En effet, Laure passait à Québec pour unprodige de beauté, et tout le monde était d’accord sur ce point.Tout au plus, les envieuses pouvaient-elles hasarder que cettebeauté avait quelque chose de hautain qui paralysaitl’admiration.

C’était un peu vrai.

Laure tenait de son père cette expressionsévère de physionomie qui la faisait paraître dédaigneuse et—disonsle mot—infatuée d’elle-même. Mais hâtons-nous d’ajouter que, sil’enveloppe était froide et le visage de marbre, le cœur n’avaitque de nobles passions et demeurait ouvert à tous les grandssentiments.

Une particularité de son caractère avaittoujours étonné, non-seulement la mère de Laure, mais encore sesamies : c’était la brusque transition de la gaieté la plusexpansive à une morne et inconcevable mélancolie qui durait desjournées entières.

Cette bizarrerie ne s’était fait remarquer quedepuis le retour à Québec de la famille Privat, et avait toujoursété s’accentuant, surtout dans les derniers temps. Personne n’ypouvait rien, et les apprêts même de son futur mariage avec un beaujeune homme du nom de Lapierre, n’avaient pas le privilège dechanger son humeur.

Qu’y avait-il ?… quel ver rongeur mordaitle cœur de cette jeune fille à qui Dieu avait fait la vie si belle,et dont l’avenir paraissait si riche de promessesriantes ?

On se perdait en conjectures. Il était àprésumer que ce n’était pas l’approche de son mariage avec Lapierrequi la préoccupait à ce point, puisque rien ne l’y forçait et que,d’ailleurs, au dire de toutes les demoiselles de sa société, lejeune prétendant était fort bien de sa personne, extrêmementaimable et jouissait d’une enviable réputation d’honorabilité.

Quoi donc, alors ?

Ceux-là seuls qui auraient pu sonder lesreplis de l’âme si fortement cuirassée de la belle créole eussentété en mesure de répondre.

En attendant, faute de mieux, on mettait lachose sur le compte des nerfs, Ces femmes des pays inter-tropicauxles ont si impressionnables ! Quoi qu’il en soit, nous nousbornons pour le moment à constater le fait, nous réservant del’expliquer plus tard à la plus grande satisfaction du lecteur.

Et, maintenant que nous connaissons à peu prèstous nos principaux personnages, reprenons notre récit, car lesévénements vont bientôt se précipiter.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer