Le Roi des Étudiants

Chapitre 28OÙ TOUT LE MONDE SE RETROUVE

 

Comme nous venons de le dire, Bill etPasse-Partout s’étaient donc arrêtés net sur le seuil de la porte,en apercevant les trois buveurs installés autour de la table.

Ces derniers, de leur côté, avaient relevé latête et attendaient…

Ce que voyant la mère Friponne :

— M. Cardon, M. Lafleur,dit-elle, je vous amène du renfort : ce sont deuxgentlemen de mes amis qui s’en vont explorer le pays enarrière de Charlesbourg, et à qui je veux donner une petiterégalade, avant de partir.

Les deux étudiants s’inclinèrent légèrement,politesse qui fut imitée, sur une plus grande échelle, par lesexplorateurs ; puis Cardon prenant la parole :

— Ces messieurs sont les bienvenus,répondit-il, et pourvu qu’ils ne boudent pas avec le whisky, nousleur promettons une nuit agréable.

Passe-Partout, l’orateur de la compagnied’exploration, fit deux pas vers la table, et ployant de nouveau samince échine :

— Vous êtes trop honnêtes, mes bonsmessieurs, dit-il, et nous allons tâcher de vous prouver que lewhisky, ça nous connaît.

— Et ça nous aime !… grommela Bill,on venant prendre place à côté de son supérieur.

— À la bonne heure ! fitCardon ; je vous avouerai que je n’ai aucune confiance dansles personnes qui ne boivent que de l’eau. L’esprit de grain ou depatate entretient la belle humeur, tandis que l’eau simple—aquasimplex—alourdit le sang et y mêle de la bile… voilà monopinion !

— J’allais vous dire la même chose, maisen termes bien moins savants, n’ayant pas terminé mes études,répliqua gracieusement Passe-Partout, en prenant un escabeau ets’asseyant en face d’une bouteille pleine.

— En vérité, on ne peut être plusaimable, s’écria Cardon, feignant l’enthousiasme ; donnez-moila main, jeune homme : de ce moment, je vous adopte pour monami, et je veux que nous scellions un pacte si touchant par unplein verre de whisky.

— Ah ! monsieur, quellegracieuseté !… murmura le jeune coquin, feignant lui aussil’émotion et se précipitant sur la main de Cardon.

— C’est entendu, n’est-ce-pas ? fitce dernier.

— À la vie, à la mort ! mon généreuxami, répliqua Passe-Partout, tout en essuyant de sa main gauche unelarme imaginaire et, de sa droite, se versant un énorme verre dewhisky.

Chacun fit de même, et cette première rasadefut bue au milieu du plus grand enthousiasme.

Puis les pipes s’allumèrent, et Lafleur—quin’avait pas encore ouvert la bouche, s’étant contenté d’observeravec attention les deux prétendus explorateurs—Lafleur,disons-nous, s’approcha de Bill et lui frappant surl’épaule :

— Et nous, l’ami, fit-il, est-ce que nousallons rester comme ça à nous regarder, sans lier plus ampleconnaissance ?

— Hein ?… gronda le géant, absorbédans l’importante opération de faire fonctionner sonbrûle-gueule.

— Je vous demande si nous n’allons pasnous associer, nous emmatelotter, comme viennent de lefaire nos compagnons ?

— Comme vous voudrez, répondittranquillement Bill, en jetant un coup d’œil sur une nouvellebouteille, apportée par Simon.

— Alors, votre main, mon ami !

— La voilà, jeune homme.

— Vous vous appelez ?

— Bill.

— Eh bien ! maître Bill, je vousfais mon ami de bouteille, et je m’engage à vous faire passergaiement les heures trop courtes pendant lesquelles nous seronsensemble.

Le gros homme sourit largement.

— Oh ! pour ça, dit-il, vous n’avezqu’une chose à faire.

— Laquelle ?

— Veiller à ce qu’on ne manque pas dewhisky.

— Quand il n’y en a plus, il y en aencore, répliqua flegmatiquement Lafleur.

Puis, se tournant vers le troisième buveur,qui n’avait pas encore desserré les dents pour autre chose que pouringurgiter d’énormes rasades :

— Simon ! appela-t-il.

Celui-ci accourut, en trébuchant.

— Holà ! illustre ivrogne,incomparable sommelier, pourvoyeur de Sa Majesté Satanas, ouvre tesoreilles.

Simon se prit les oreilles à pleines mains etles tint écartées de sa tignasse fauve : mais il ne dit mot,jugeant sans doute que sa pantomime valait bien unacquiescement.

Lafleur poursuivit :

— Je te charge de veiller à ce que, surla table, le whisky succède au whisky. En attendant, va nous enchercher une demi-douzaine de bouteilles. As-tu compris ?

Pour toute réponse, Simon essaya de battre unentrechat, perdit l’équilibre, mesura le plancher, se relevapéniblement, puis disparut dans le cabinet noir du fond, aprèsavoir reçu une taloche de sa tendre mère.

Il remit bientôt, les trois charges debouteilles, qu’il pressait amoureusement sur son cœur.

Quand tout ce butin fut rangé en bataille surla table, Lafleur s’écria :

— Mes amis, à présent, que nous nousconnaissons pour des gaillards solides qui savent prendre la viecomme il faut et la mener joyeusement, je propose de fairerondement les choses. Et, d’abord, buvons à l’éternelle amitié quenous venons de contracter, le gros Bill et moi.

— Oui, oui ! cria-t-on de toutesparts : que les colombes se dévorent entre elles, plutôt qu’unnuage n’obscurcisse une si belle amitié !

— À pleins verres, messieurs ! tonnaLafleur, tout en cachant négligemment le sien, qui était aux troisquarts rempli d’eau.

Cette recommandation était inutile pour lesdeux nouveaux arrivants, car ils avaient une soif de fiévreux et nedemandaient qu’à s’humecter largement le gosier.

La santé des nouveaux amis fut donc bue avecentraînement ; puis vint celle de Simon, celle de la mèreFriponne, puis celle du grand chien fauve, puis celle du chat noir,puis… on ne sut plus à qui boire.

À cette phase de l’orgie, tout le monde étaitaux quatre-cinquièmes ivre. Bill avait la figure vermillonné etturgescente ; Passe-Partout demeurait pâle et anguleux, maisses petits yeux noirs lançaient des regards en vrilles tout tordusd’éclairs joyeux ; Simon avait roulé sous la table et ronflaitcomme un cachalot ; la mère Friponne, le nez sur ses genoux,cuvait son whisky en face de la cheminée.

Quant à nos deux intimes, Lafleur et Cardon,ils semblaient plus ivres encore que les autres. Le premier avait,sans cérémonie, escaladé la table, et, là, dominant les pochardsahuris, il hurlait sa chanson favorite : le Grand-pèreNoé, à laquelle répondait, d’une voix de girouette rouillée,l’illustre Cardon.

Le tintamarre diabolique dura jusqu’à plus dequatre heures du matin, où Passe-Partout se déclara tout-à-faitincapable de boire une seule goutte de plus et manifesta le désirde garder l’atome de lucidité qui lui restait.

Bill se récria :

— Mais il y a encore une bouteillepleine ! disait-il d’un ton lamentable.

— Il est temps de songer à nos affaires,répondit Passe-Partout.

— Au diable les affaires !…reprenait le géant.

— Au diable !… hum ! et lepatron, l’envoies-tu au diable, lui aussi ?

— Quel patron ?… Ah ! cegrippe-sou de Lapierre…

— Chut !

Cette dernière recommandation fut accompagnéed’un si formidable coup de pied que Lafleur et Cardon quiparaissaient sommeiller tressautèrent sur leurs escabeaux.

Ils échangèrent un rapide regard et selevèrent négligemment.

Chose singulière, malgré l’énorme quantité dewhisky qu’ils avaient bu, les deux jeunes gens semblaientparfaitement solide sur leurs jambes et toute trace d’ivresse avaitdisparu.

Pendant que Passe-Partout, avec une pointed’inquiétude dans le regard, cherche à se rendre compte de cetétrange phénomène, expliquons-le à nos lecteurs.

On se rappelle qu’aussitôt la voiture arrivée,Passe-Partout sauta à terre et courut à la masure de la mèreFriponne ; on se souvient aussi qu’il revint vers Bill et luiannonça qu’il y avait du monde, et qu’il faudrait tourner lamaison, pour entrer par derrière. Ce qui fut fait.

Mais toutes ces allées et venues ne s’étaientpas exécutées sans éveiller l’attention des hôtes de la mèreFriponne. Or, comme ces hôtes n’étaient rien moins que Lafleur etCardon, c’est-à-dire des amis de Gustave Després et du Caboulot,disparus si étrangement depuis quelques jours, on conçoit que toutce qui sentait le mystère dût leur mettre la puce à l’oreille.

Ils profitèrent donc de l’absence de lavieille pour regarder par la fenêtre et assister au singuliertransbordement que nous avons décrit. Malheureusement, la lune,comme si elle l’eût fait exprès, se cacha derrière un nuage aumoment où le lugubre cortège passa près de la maison, et ils nepurent distinguer les traits de l’homme garrotté et bâillonné quel’on était en train de mettre à l’ombre.

Toutefois, ce qu’ils en virent leur donnal’éveil et fit naître dans leur esprit une étrange émotion, mêléed’une espérance vague… Si c’était Gustave ou le Caboulot que l’onfaisait ainsi disparaître !… Ce Lapierre de malheur en étaitbien capable, après tout !

— Veillons au grain, ami Gardon, avaitmurmuré Lafleur à l’oreille de son camarade ; quelque chose medit que nous ne serons pas venus ici ce soir pour rien.

— Tu crois donc que ça pourraitêtre… ? avait répliqué Cardon.

— Cela me le dit… J’ai un pressentiment,mais, chut ! voilà nos bandits qui remontent de la cave.Tâchons de les griser et de ne pas perdre la boule, nous. Une autrefois, nous leur revaudrons ça…

L’arrivée de la mère Friponne, suivie des deuxprétendus explorateurs—une petite qualité inventée par l’ingénieusevieille—mit fin au colloque, et l’on s’apprêta à bien recevoir desgentlemen aussi considérables.

Nous avons vu avec quelles démonstrationschaleureuses furent accueillis les honorables explorateurs du payssitué en arrière de Charlesbourg ; nous avons entendu lesserments d’éternelles amitié échangés entre les quatre nouveauxamis et scellés de formidables libations—réelles pour Passe-Partoutet Bill, mais simulées pour les deux étudiants ; il nous amême été donné de suivre les progrès de l’ivresse chez l’insatiablegéant et—ô néant de la vertu humaine !—chez l’incorruptiblelieutenant de Lapierre.

Le programme tracé par Lafleur avait donc étéexécuté sans encombre quant à ce qui concernait l’ivresse ;mais par malheur, jusqu’à près de cinq heures du matin, toutetentative pour faire jouer les deux apôtres avaitéchoué.

De guerre lasse, Lafleur et Cardon essayèrentd’un nouveau stratagème ; ils feignirent de dormir.

C’est à ce moment même que Passe-Partoutdéclara en avoir assez et refusa de boire la dernière bouteilleavec son vorace compagnon.

La partie semblait donc fort compromise et lesétudiants se disposaient à dresser de nouvelles batteries, lorsquele nom de Lapierre, imprudemment échappé à Bill, éclata comme unebombe à leurs oreilles.

L’effet fut instantané.

Plus de doute : l’homme garrotté que lesdeux chenapans avaient transporté dans les caves de la masure nepouvait être autre que Després ou le Caboulot !… Et le mariagede Lapierre qui allait se célébrer le matin même !…

Lafleur et Cardon se levèrent donctranquillement de leurs sièges ; puis, avec la mêmeinsouciance, ils se dirigèrent chacun vers leur ami de fraîchedate…

Voyant cette manœuvre, Passe-Partout se dressasur ses jambes et mit une main dans sa poche, d’où il tirarapidement un revolver. Mais le pauvre garçon n’eut pas le temps des’en servir : Cardon bondit sur lui, empoigna l’arme etl’arracha des mains de Passe-Partout ; puis, de la maingauche, il entoura le maigre cou du petit homme, qu’il allaproprement coller à la muraille.

De son côté, Lafleur s’était disposé àattaquer Bill ; mais voyant ce dernier dans l’impossibilitéabsolue de se lever, il se contenta de le fouiller et de lui ôterson poignard.

— Des cordes cria Cardon. Va prendrecelles qui lient Després.

Lafleur partit en courant. Mais unépouvantable fracas l’arrêta sur le seuil du cabinet noir, et unhomme bondit comme un léopard en face de lui.

— À moi, Lafleur ! à moiCardon ! cria cet homme d’une voix terrible.

— Gustave ! Gustave ! hurlèrentles étudiants.

C’était, en effet, Gustave Després.

Comment s’était-il échappé ? par queltrou de souris avait-il passé ?

Nous allons le dire.

La porte ne se fut pas plutôt fermée sur lestalons du dernier de ses geôliers, que Gustave sortit de sonimpassibilité et chercha à se débarrasser de ses liens.

La chose n’était pas facile et, pendant unebonne heure, le prisonnier s’épuisa en effort, infructueux. Lescordes étaient solides et le ficelage exécuté de main demaître. Pas la moindre possibilité de desserrer les tenaces nœudscoulants qui retenaient les poignets derrière le dos.

Després, ruisselant de sueurs et accablé defatigue, se laissa retomber sur le sol, dans un état de prestationcomplète.

Mais le corps se reposait, la tête continua dutravailler.

Au bout d’un quart d’heure de réflexion, lejeune homme tressaillit sur sa couche raboteuse. Une idée venait delui traverser la tête : « Si je pouvais prendre moncouteau ! »

Hum ! ce n’était pas une minceaffaire ! Le couteau en question se trouvait dans la poche dedroite du pantalon… et comment l’atteindre ?…

N’importe ! Després se mit aussitôt àl’œuvre. Il se tourna, se retourna, se tordit, réussit à introduirele bout de ses doigts dans la bienheureuse poche, à saisir lecouteau, le sortit à moitié, le perdit, le rattrapa, et finalementpoussa un cri de triomphe…

Le couteau sauveur, échappé de sa retraite,gisait sur le sol !

Le prendre, l’ouvrir, couper, scier un peupartout fut l’affaire de cinq minutes.

Quand Gustave cessa de travailler, ses liensgisaient par terre ; il était libre… dans sa prison !

Comme on peut le supposer naturellement, lebâillon sous lequel étouffait le prisonnier subit le même sort queles liens, et le Roi des Étudiants put enfin étirer ses pauvresmembres tout courbaturés.

Cela fait. Després se mit en devoird’inspecter sa prison. Un rayon de lune qui filtrait par legrillage d’un petit soupirail lui ayant paru insuffisant pour bienétudier les lieux, le jeune homme alluma une allumette, puis deux,puis six, puis d’autres encore.

Après cette série d’illuminations fastueusesGustave savait ce qu’il voulait savoir ; il était fixé surl’unique chance qu’il avait de se tirer d’affaire.

On n’a pas oublié que la cave où avait ététransporté notre ami se trouvait du côté du nord, séparée de ladistillerie par un mur mitoyen et ayant au-dessus d’elle lesappartements inoccupés de la masure, dont un servait de prison à lamalheureuse sœur du Caboulot.

Or, le plancher supérieur de cette cave étaitdans un état complet de délabrement. Les madriers qui lacomposaient étaient aux trois-quarts pourris et ne tenaient auxsolives que par un miracle des lois de la pesanteur.

Gustave n’hésita pas. Il comprit que son fortcouteau aurait bientôt fait justice de ce bois vermoulu et se mit àl’attaquer avec énergie et précaution, de peur, d’attirerl’attention de ses ravisseurs.

Au bout d’une demi-heure de travail, deux desmadriers du premier plancher étaient coupés et leurs débrisgisaient par terre, laissant béante une ouverture de deux pieds sursix, à peu près, à l’encoignure nord de la cave.

Restait le deuxième plancher—celui qui formaitle parquet de la pièce au-dessus. Després se reposa cinq minutes etrecommença à jouer du couteau.

Ce fut plus long, car le plancher supérieur setrouvait être en meilleur état que l’autre ; mais enfin, aprèsun travail opiniâtre de plus d’une heure, une coupure transversaleen avait séparé les madriers et il ne restait plus qu’à les fairebasculer sur la solive qui touchait à la muraille.

Després avait un crochet à son bienheureuxcouteau ; il l’introduisit dans la rainure, tira à lui etfaillite pousser un cri de joie, en voyant le jour lui arriver àflots par l’ouverture que laissaient les madriers en tombant.

Mais une autre émotion, plus forte et plusinattendue, lui était réservée.

En passant sa tête par le trou pour se hisserà l’étage supérieur, Gustave aperçut une jeune fille assise sur unméchant grabat, dans le coin d’une chambre triste et nue. Lamalheureuse avait la tête dans ses mains et lui tournait le dos.Elle était, sans doute, sous le coup d’une immense préoccupation,car elle n’entendit pas le bruit que faisait Després en prenantpied dans son réduit.

Le Roi des Étudiants fit un pas enavant ; la jeune fille se retourna, effrayée, et deux crisétouffés partirent simultanément :

— Gustave !

— Louise !

Puis un court silence suivit, pendant lequelles deux anciens amants des bords du Richelieu sentirent leur cœurenvahi par un flot de souvenirs douloureux. Louise était trop émuepour parler, et Gustave, brusquement placé en face de cette jeunefille qu’il avait tant aimée, croyait entendre gronder en lui-même,comme un tonnerre lointain, les dernières rumeurs de sa passionexpirante.

Ce fut lui qui, dominant son trouble, rompitle premier ce silence plein d’angoisses.

— Louise, dit-il avec mélancolie, nousnous revoyons dans de tristes circonstances.

— Hélas ! Gustave, répondit la jeunefille, en relevant sa tête blonde et son visage pâle, que vousest-il donc arrivé et comment se fait-il que je vous retrouve ici,après vous avoir laissé là-bas, tout sanglant et évanoui ?

C’est toute une histoire. J’ai été transportéchez vous par Georges et je n’en suis parti qu’hier soir, après queles soins assidus de votre excellent père et d’un habile médecinm’eussent remis sur pied.

— Ah !… mais cela ne me dit paspourquoi vous m’apparaissez comme dans les contes de fées,surgissant des entrailles de la terre.

— Oh ! ceci est le fait d’unmonsieur qui m’en veut beaucoup et ne me l’a que trop prouvé,répondit Gustave, avec un, sourire amer.

— Que voulez-vous dire ? fit Louise,étonnée !

— Je veux dire que tel que vous me voyez,je suis prisonnier de monsieur Lapierre.

— Vraiment ?… le misérable ne s’estpas contenté… ?

— De m’envoyer au pénitencier ?… dem’assassiner dans un endroit écarté ?… non,mademoiselle ; il lui restait à me séquestrer : c’est cequ’il vient de faire.

— Oh ! mon Dieu ! monDieu ! gémit la jeune fille ; mais c’est donc un monstreque cet homme ?

— Comme vous dites, mademoiselle,répondit Després, en s’inclinant froidement.

Puis, au bout de quelques secondes, ilreprit :

— Et, vous, depuis combien de tempsêtes-vous ici ?

— Depuis cette soirée où je vous trouvaidans le parc de Mme. Privat, baignant dans votre sang.

— Comment vous trouviez-vous là ?demanda le jeune homme, avec une certaine anxiété.

Louise hésita un instant, puis répondit d’unevoix douce :

— J’étais allé chez vous avec mon frèreet, apprenant votre départ, nous allions à votre rencontre.

— À ma rencontre !… Etpourquoi ?

Louise tomba à genoux, prit les mains deDesprés et murmura en sanglotant :

— J’avais assez souffert… je voulais êtrepardonnée !

Gustave pâlit… Le fantôme de la trahison de safiancée se dressa un moment devant ses yeux, escorté du spectresévère de la vengeance… Mais il avait souffert, lui aussi, et chezles âmes vraiment fortes, la souffrance élève le sentiment et metau cœur la sainte compassion…

Gustave chassa donc, d’un froncement desourcil, les deux sinistres apparitions. Il releva Louise, la baisaau front et lui dit simplement :

— Louise, de ce jour, le passé n’existeplus : Je te pardonne !

La douce jeune fille sentant qu’elle méritaitce pardon, ne répondit qu’un mot :

— Merci !

Puis elle ajouta aussitôt :

— Et, maintenant, mon bon Gustave, coursoù le devoir t’appelle. Il y a là-bas une malheureuse enfant quit’attend comme un sauveur. Laisse-moi et vole à la Canardière.

— Tu as raison, Louise, mais nous ironstous deux. Ton témoignage ne sera pas inutile.

— Je suis prête à tout.

En ce moment, une voix puissante se fitentendre au loin, dans la maison, chantant ce refrainconnu :

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne,

Que l’bon Dieu nous a conservé,

Pour planter la vigne.

— Lafleur, ici ! s’écria Gustave.Nous sommes sauvés. Vite à l’œuvre !

Et, bondissant vers la porte, le vigoureuxjeune homme la frappa si violemment de son pied, qu’elle vola enéclat.

C’était ce fracas qu’avait entenduLafleur.

Cinq minutes plus tard, Bill et Passe-Partoutétaient garrottés à leur tour, et Gustave Després, sur le point departir, disait :

— Mes amis, il est cinq heures et je n’aipas un instant à perdre. Je vais donc prendre les devants. Quant àvous, abandonnez ces deux coquins à leur sort et conduisez cettejeune fille là où elle vous dira d’aller.

C’est compris, n’est-ce pas ?

— Oui, oui ! et elle n’aura pas à seplaindre de nous, répliquèrent les étudiants.

— À tantôt, alors !

— À tantôt ! Vive le Roi desÉtudiants !

Gustave prit sa course et descendit la routede Charlesbourg ; mais, au moment d’en tourner l’angle, il seheurta presque à un jeune homme qui la remontait.

Il ne put retenir une exclamation :

— Le Caboulot !

— Gustave ! répondit l’enfant, toutessoufflé.

— D’où sors-tu ?

— De chez Lapierre.

— Je m’en doutais. Tu t’es doncévadé ?

— Oui. Tout le monde est en campagnedepuis hier soir. On m’a donné pour gardienne une femme à qui ilrestait un morceau de cœur : je l’ai attendrie, et je courschez une certaine « mère Friponne » que j’ai entendunommer de ma prison.

Ma sœur doit y être.

— Elle y est, et sous bonne garde,encore. Hâte-toi et ramène-la… elle te dira où.

— J’y vole… Et, toi ?

— Je suis pressé… Je te conterai celaplus tard. Au revoir !

Et Gustave poursuivit son chemin, au pas decourse.

Nous avons vu que, lorsqu’il arriva, iln’était que temps.

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