Le Roi des Étudiants

Chapitre 3COUSIN ET COUSINE

 

Il fallait, en effet, qu’une bien terribletempête eût passé sur le cœur de ce fier jeune homme pour enrefroidir ainsi les puissantes aspirations et en arrêterl’indomptable essor.

Y avait-il réellement un drame dans la vie deDesprés, ou devait-on mettre sur le compte de l’organisationfortement nerveuse du roi des étudiants cette misanthropiedédaigneuse et ces boutades douloureusement excentriques dont il nepouvait se défendre, à de certaines heures ?

On se perdait là-dessus en conjectures.

Il y avait bien, dans l’histoire de Després,une lacune que personne ne pouvait combler. Mais, comme la moindreallusion adressée jusqu’alors au jeune homme sur ce sujet avaitparu l’affecter péniblement, on s’était fait un devoir de ne jamaisplus le questionner sur ce passé mystérieux.

Pourtant, ce soir-là, Champfort ne puts’empêcher de lui dire :

— En vérité, mon cher Després, on dirait,à t’entendre, que des malheurs inouïs ont plané sur tajeunesse.

— Peut-être ! murmura Després… Mais,reprit-il avec vivacité, il ne s’agit pas de moi pour le quartd’heure.

— Cependant…

— Il s’agit d’empêcher que tu sois lavictime d’une coquette, ou qu’une délicatesse outrée fasse laisserle champ libre à un indigne rival.

— Qui te parle de rival ?… En ai-jeun, seulement ?

— Tu en as plusieurs, mais tu n’enredoutes qu’un.

— Comment sais-tu cela ?

— Je sais tout ce qui concerne cethomme, répondit Després d’une voix sombre.

— Ah ! fit Champfort intrigué, et tule hais ?

— Je le hais ?

Ces trois mots furent dits d’un ton si glacialet si profond, que les étudiants se regardèrent tout étonnés.

Champfort réfléchissait. Un coin du rideau quicouvrait la jeunesse de Després venait d’être soulevé par le Roides Étudiants lui-même, et une étrange idée se développait dans latête de Champfort : c’est que son rival avait dû être pourbeaucoup dans les malheurs de Després.

— Et, reprit-il, tu connais assezl’individu pour affirmer qu’il est indigne de ma cousine ?

— Cet homme est un misérable, et MllePrivat ne devrait pas même se laisser souiller par son regard deserpent.

— Très bien. Mais qui sera assez généreuxpour désillusionner la pauvre enfant ? qui sera assezpersuasif pour ouvrir les yeux de sa mère et lui faire repousser unprétendant qu’elle regarde déjà comme son gendre ?

— Ce sera moi, Champfort, moi qui, depuisdes années, suis pas à pas les mouvements tortueux de cetraître ; moi qui connais tous ses agissements honteux ;moi, enfin, qui me venge du lâche séducteur de la seule femme quej’aie aimée !

— Enfin ! s’écria Champfort, levoilà le secret de ta vie, n’est-il pas vrai ?

— Oui, Paul, c’est vrai. Celui qui adétruit à jamais mes illusions de jeune homme et mes espérances debonheur, est le même misérable qui cherche aujourd’hui à te ravirla jeune fille que tu aimes.

— Quelle coïncidence ! Une sorte defatalité place donc cet homme sur notre chemin ?

— Oui, c’est une fatalité… mais unefatalité que j’appelle providence, moi. Cette providence qui m’arendu témoin de toutes les trahisons de ce larron d’honneur, quim’a constamment entraîné sur ses pas, le jette encore aujourd’huien travers de ma route… Malheur à lui ! La mesure estpleine ; le dossier est complet ; je vais frapper ungrand coup et arrêter dans son vol ce vautour pillard.

— Que comptes-tu faire ?

— Oh ! fort peu de chose d’ici à lasignature du contrat.

— Hélas ! pauvre ami, c’est danshuit jours.

— Je le sais. Mais quand ce devrait êtredemain, j’aurais encore le temps nécessaire à mes petitspréparatifs.

— Dieu veuille, mon cher Després, que turéussisses à empêcher un mariage aussi malheureux ! Mais…

— Mais quoi ?

— En serais-je plus avancé, et Laure m’enaimera-t-elle davantage ?

— Qui te prouve qu’elle ne t’aime pasdéjà assez ?

— Tout le prouve : sa manière d’agiravec moi, sa froideur hautaine, ses airs protecteurs, et jusqu’àcette réserve cérémonieuse qui a remplacé la douce intimité et lesnaïfs épanchements d’autrefois.

— Hum ! il faut quelquefois prendreles femmes à rebours, et leurs grands airs dédaigneux masquentsouvent un dépit qu’elles dissimulent avec peine.

— Je ne crois pas que ce soit le cas pourLaure ; son cœur est trop haut placé pour recourir à cespetits moyens.

— Qu’en sais-tu ? Personne necomprend les femmes, et les amoureux moins que tous les autres.Écoute-moi, Champfort : la femme est un être pétri decontradictions, qu’il ne faut croire qu’à la dernière extrémité.J’en sais quelque chose.

— Tu es sévère. Després, et tes malheurspassés te rendent injuste.

— Je ne crois pas. Il est possible, aprèstout, que Mlle Privat soit une exception à la règle générale. C’estce que nous verrons. Quoi qu’il en soit, pour me former une opinionsolide sur ton cas, fais-moi l’historique de tes relations avec tacousine.

— À quoi bon ?

— Il le faut.

— Allons, je me résigne et ne vouscacherai rien.

Les chaises se rapprochèrent, et Champfortcommença :

— J’ai connu ma cousine, il y a environsix ans. J’avais alors seize ans et elle entrait dans saquatorzième année. Mon père était mort depuis longtemps, et ma mèrevenait à son tour de payer son tribut à la nature. Resté orphelinet sans ressources, j’envisageais l’avenir avec frayeur, lorsqu’unjour, un étranger entra dans mon petit logement et m’annonça qu’ilvenait de la part de ma tante Privat, la sœur de ma mère, et qu’ilavait instruction de m’emmener à la Nouvelle-Orléans. Il me donnaune lettre de ma bonne tante et l’argent nécessaire pour réglertoutes mes petites affaires.

« Rien ne me retenait plus à Québec.Aussi, mes préparatifs ne furent-ils pas longs, et quinze joursplus tard, j’étais à la Nouvelle-Orléans, ou plutôt, à quelquesmilles de là, dans une charmante habitation que possédait mon onclesur sa plantation, près du lac Pontchartrain.

« Je passai là les deux belles années dema jeunesse, vivant comme un frère avec les deux charmants enfantsde mon oncle : Edmond et Laure.

Edmond avait à peu près mon âge, et Laure,deux années de moins.

« Que de gaies promenades nous avonsfaites ensemble dans les champs de canne à sucre ou sur les bordsdu lac ! que de douces causeries nous avons échangées sous lalarge véranda de l’habitation !

« La guerre civile, qui se déchaînaitalors avec fureur dans plusieurs États de l’Union, ne se traduisaitencore en Louisiane que par des mouvements de troupes et uneagitation formidable. Mais, tout en enflammant nos jeunes cœursd’un noble amour pour la cause du Sud, elle ne troublait pasautrement notre paisible existence.

« Sur ces entrefaites, mon oncle, quiétait colonel, partit avec son régiment pour rejoindre l’armée. Cefut notre premier chagrin. Mais, comme il nous déclara qu’ilpourrait venir de temps en temps à l’habitation, nous nousconsolâmes assez vite de ce contretemps.

« Ainsi qu’il l’avait dit, mon onclerevint un mois après son départ. Il était accompagné d’un jeunehomme du nom de Lapierre…

— Hein ! Lapierre ? interrompitle Caboulot.

— Oui, Lapierre. Ce nom est-ilconnu ?

— Peut-être… Mais il y a tant depersonnes qui s’appellent ainsi. Continue.

— Je disais donc que le colonel étaitaccompagné d’un jeune homme du nom de Lapierre, qui se disait deQuébec et dont ma tante avait, en effet, connu la famille,lorsqu’elle-même y demeurait. Mon oncle s’était pris d’unevéritable amitié pour ce Lapierre, et il en avait fait soncompagnon inséparable.

Comment cet étranger était-il parvenu às’insinuer ainsi dans les bonnes grâces du colonel ? quelsservices lui avait-il rendus ?… je l’ignore encore.

— Moi, je le sais ! interrompitDesprés. Lapierre courait alors d’une armée à l’autre pour spéculersur les navires. Un jour, il guida le régiment du colonel Privatdans une marche nocturne qui amena la capture d’un convoiennemi.

Telle est l’origine de sa faveur auprès de lafamille Privat.

— D’où tiens-tu ce renseignement ?demanda Champfort, surpris.

— De moi-même, mon cher. J’étais à cetteépoque dans le Kentucky, où, je servais comme volontaire dansl’armée qui faisait face au général Beauregard, dont faisait partiele régiment du colonel Privat.

— Ah ! fit Champfort, voilà quiexplique bien des choses !

— Continue, mon cher Paul, tu enapprendras encore.

L’étudiant reprit :

« Mon oncle et Lapierre passèrent unedizaine de jours à l’habitation, pendant lesquels ma tante et macousine se multiplièrent pour héberger dignement leur hôte. Laure,selon le désir de son père, s’était constituée le cicéronedu jeune étranger et ne le quittait guère. Ils faisaient ensemble,en compagnie du colonel et de ma tante, de longues promenades àtravers la plantation ou sur les bords du lac ; et, de retourà l’habitation, c’était au piano ou sous la véranda que secontinuait le tête-à-tête.

« Pendant tout le temps que dura leséjour de mon oncle, je pus à peine trouver l’occasion de parler àma cousine. Elle semblait n’avoir d’yeux et d’oreilles que pourLapierre, et paraissait même se croire obligée de ne plus causerqu’avec lui.

Ce changement de conduite ne fit d’abord quem’étonner ; mais bientôt, à cet étonnement bien naturel sejoignit une sensation étrange, une sorte de souffrance, quelquechose comme une douleur sourde, mal définie, qu’il m’étaitimpossible de surmonter.

« La vue de ma cousine, constamment aubras de ce beau jeune homme qui lui souriait et lui parlait avecchaleur, me causait une impression tellement pénible, que je fuyaissa société et me tenais presque toujours à l’écart. J’errais seulde longues heures dans la campagne, et ce n’était, qu’avec uninexprimable serrement de cœur que je rentrais à l’habitation.

« Hélas ! je venais enfin deconnaître le mal mystérieux qui me torturait : j’aimais macousine !

« Cette découverte m’effraya et ne fitqu’augmenter ma sauvagerie. Je me considérai comme indigne desbontés de mon oncle et de ma tante, du moment que mon cœur merévéla son audace, et, je pris la résolution d’étouffer dans monsein le coupable sentiment qui y germait.

« Aussi, lorsque le colonel repartit pourl’armée, emmenant avec lui le jeune Lapierre, j’avais fait monsacrifice et ce fut sans récriminations, sinon sans amertume, queje repris avec ma cousine le genre de vie accoutumé.

« Mais, depuis cette visitemalencontreuse, il se mêla toujours à nos relations une certainegêne et, une teinte de froideur, que ni elle ni moi nous nepouvions contrôler et qui ne fit qu’augmenter dans la suite.

« Telle était la situation, lorsqu’unévénement aussi douloureux qu’inattendu vint nous plonger tous dansla désolation. Lapierre arriva un soir à l’habitation porteur de latriste nouvelle que le colonel était mort, quelques joursauparavant, d’une blessure reçue dans un combat d’avant-postes. Lejeune homme, qui paraissait accablé de chagrin, remit à ma tanteune lettre de son mari mourant, dans laquelle le blessé faisait lesplus grands éloges de la conduite de son ami Lapierre, qui l’avaitrecueilli sur le champ de bataille et soigné comme un fils.

— L’infâme ! le traître !s’écria Després. Veux-tu savoir, Champfort, ce qu’avait faitLapierre avant de ramasser sur le champ de bataille le colonelPrivat mourant ?

— Qu’avait-il fait ?

— Il avait, pour une forte sommed’argent, livré au général ennemi le secret des mouvements deBeauregard et fait tomber le colonel Privat dans une embuscade oùson régiment fut écharpé et lui-même blessé mortellement.

— Le misérable ! mais cette lettrede mon oncle ?

— Oh ! j’aurai beaucoup, à dire surcette lettre quand le temps sera venu. Pour le moment, qu’il mesuffise d’affirmer que le colonel était à cent lieues de croire queLapierre fût un espion au service du plus offrant. Aussi, touchédes soins que lui prodiguait l’hypocrite, le chargea-t-ild’annoncer sa mort à sa femme et lui écrivit-il la lettre dont tuparles.

— Mais, c’est affreux, cela ! firentles étudiants.

— Oui, messieurs, c’est affreux—d’autantplus affreux que le colonel avait comblé ce misérable de faveurs etqu’il reposait en lui une confiance illimitée…

— Confiance que ne lui a pas retirée,malheureusement, la famille Privat, fit observer Champfort.

— Oui, mais cette sympathie qu’il a sucapter fera place à la haine et au mépris, quand je l’auraidémasqué, répondit Després.

— Le pourras-tu ?… Il te fera passerpour un imposteur et te demandera des preuves… En as-tu ?

— J’en ai plus qu’il ne m’en faut pour lefaire rentrer sous terre et mourir de confusion, s’il lui en resteun atome d’honneur. Laissez venir le grand jour de la rétribution,mes amis, et vous verrez comment se venge le Roi des Étudiants.Toi, Champfort, achève ton histoire.

— Je n’ai plus qu’un mot à dire. Matante, frappée dans ses plus chères affections, se montra héroïque.Elle se dirigea immédiatement vers le théâtre de la guerre et, àforce d’argent, se fit remettre le corps de son mari, qu’elleramena en Louisiane, où les derniers honneurs lui furentrendus.

« Puis, n’étant plus retenue auxÉtats-Unis par aucun intérêt majeur, elle vendit ses immensespropriétés et nous ramena tous à Québec, en passant par laFrance.

« Quant à Lapierre, il avait rejointl’armée, après l’enterrement du colonel. Je ne l’ai revu qu’il y aenviron trois mois, chez ma tante. Il arrivait des États-Unis.Depuis lors, il est le commensal assidu de la maison et fait lacour à ma cousine, qu’il doit épouser dans huit jours.

« Vous en savez, aussi long que moi,maintenant, messieurs. »

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