Le Roi des Étudiants

Chapitre 4SECRET POUR SECRET

 

Un silence de quelques minutes suivit.

Després s’était levé et marchait avecagitation dans la pièce. Le récit de Champfort, auquel le nom deLapierre se trouvait si étrangement mêlé, avait ravivé en lui uneplaie à peine cicatrisée, et fait surgir dans son cœur d’amerssouvenirs. Un pli menaçant, qui ridait de haut en bas son frontsoucieux, annonçait l’effort de sa pensée.

Chose extraordinaire, le Caboulot, le joyeux,le turbulent Caboulot semblait partager cette agitation. Sa figuremobile était devenue grave et il attachait sur Després des regardsprofonds. On eût dit qu’un vague souvenir, trop éloigné pour avoirde la consistance, trottait, dans la tête de l’enfant et qu’ilcherchait à le fixer, à lui donner du relief.

Després ne s’apercevait pas de cette attentiondont il était l’objet et continuait sa promenade fiévreuse.

Ce que voyant Lafleur, qui n’aimait pas lessituations tendues, crut le temps propice pour risquer uneproposition. Le digne étudiant n’était amateur de mélodramequ’autant qu’on y mettait, de temps en temps, un petit entr’actepour prendre la goutte.

Il saisit donc une bouteille et labrandissant :

— Ça ! messieurs, dit-il, voshistoires sont superlativement intéressantes ; mais elles nedoivent pas nous empêcher de faire un doigt de cour à cette bonnebouteille qui s’ennuie.

— En effet, nous ne buvons plus, appuyaCardon.

— C’est tout simplement de l’ingratitude,ajouta le Caboulot, qui évidemment faisait effort pour paraîtrecalme. La bouteille est une bonne et loyale fille qui n’a jamaistrahi personne, elle. Donnons-lui une franche accolade.

Les trois amis se versèrent chacun une rasade,et Lafleur s’écria :

— Holà ! Després, holà !Champfort, approchez. Faites-moi vite disparaître ces minestragiques et venez trinquer, ou sinon je vous chante tout monGrand-père Noé.

Et il commença, en effet :

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne…………

Mais les deux retardataires, en voyant cettemenace du mélomane Lafleur recevoir un commencement d’exécution,s’étaient vite rendus, à l’appel.

On but la rasade exigée. Puis Champfort dit àDesprés :

— Eh bien ! Després, es-tu toujours,d’opinion que je me suis trompé à l’endroit des sentiments de macousine ?

— Plus que jamais, réponditl’étudiant.

— En vérité, tu m’étonnes !

— Ce qu’il y a d’étonnant, mon cher,c’est que tu ne connaisses pas davantage les femmes.

— Je crois pourtant connaîtrecelle-là ; ayant si longtemps vécu en rapports journaliersavec elle.

— Tu la connais moins que toute autre…Mais laissons ce sujet pour ce soir. Je te convaincrai avant peu dela singulière, erreur dans laquelle un excès de délicatesse t’afait tomber. Parlons plutôt de ce mécréant de Lapierre.

— Je t’ai tout dit ce que je sais sur soncompte.

— Alors, ce sera moi qui compléterai labiographie de ce sale personnage. Le temps est arrivé, d’ailleurs,mes amis, où je dois satisfaire la légitime curiosité que vous avezsouvent manifestée à l’endroit de certain épisode de ma jeunesse.J’aurais préféré ne jamais soulever le voile sombre qui, comme unlinceul, recouvre cette malheureuse phase de ma vie. Mais lebonheur de notre ami Champfort étant en péril, je vais parler etrouvrir vaillamment cette vieille blessure.

Champfort serra la main de Després.

— Merci ! dit-il : secret poursecret ; il n’y aura plus désormais aucun obstacle pourempêcher nos cœurs de battre à l’unisson.

Le Roi des Étudiants s’installa en face de sesamis, dont la curiosité, surtout chez le Caboulot, était piqué auvif, et prit la parole en ces termes :

— Il y a de cela sept ans, messieurs, jedemeurais dans une petite paroisse de la rive droite du Richelieu,à peu près à mi-chemin entre Saint-Jean et le lac Champlain…

— Justement ! murmura leCaboulot.

— Quoi ? fit Després.

— Rien.

— N’interromps pas, bavard, grognail’organe rouillé de Cardon.

« J’avais alors dix-huit ans, poursuivitDesprés, et je commençais mes études médicales chez le vieuxmédecin de l’endroit. Je menais là une vie paisible et heureuse,partageant mon temps entre l’étude au bureau de mon patron et lesplaisirs tranquilles de la pêche ou ceux plus fatiguant de lachasse. J’allais aussi tous les jours m’étendre nonchalamment sousles arbres rabougris d’un petit îlot d’alluvion, formé au milieu dufleuve et pouvant avoir deux cents pas de tour.

« Rien de calme et de pittoresque commele paysage qui se déroulait alors sous mes yeux !

« Sur la rive droite du Richelieu, maparoisse natale—que je désignerai sous le pseudonyme deSaint-Monat—déployait sa sombre nappe de verdure, émaillée deblanches maisonnettes et accidentée, ça et là, de rochers moussus,de gorges nombreuses et de caps hardis, dont le courant léchait lespieds verdâtres. En face, sur l’autre rive, quelques maisonsisolées montraient leurs façades au milieu du feuillage, et unepetite rivière descendait en grondant des hauteurs boisées del’arrière-plan, pour venir marier ses eaux à celles du fleuve, àdeux arpents environ en aval de l’îlot.

« Tout cela respirait une tellefraîcheur, était revêtu de tons si harmonieusement diversifiés etplaisait tant à mon esprit rêveur, qu’il m’arrivait souvent dem’oublier en mélancolique contemplation et de ne regagner mademeure que longtemps après le coucher du soleil.

« Un soir de juin, je m’étais attardéainsi, et le soleil allait disparaître derrière les sinuositéschevelues de l’horizon du nord, lorsque je songeai au retour.

« Le firmament était strié de grandesbandes de nuage, dont les franges semblaient se traîner sur laforêt. Une assez forte brise ridait le fleuve de lames courtes etpressées, dont le clapotement incessant contre le rivage de l’îlotavait quelque chose de mélancolique qui berçait mes pensées. Unepetite embarcation, avec une jeune, fille pour passagère et un toutjeune garçon pour pilote, longeait la rive gauche, à quelquesarpents de moi.

« Tout à coup, au moment où je medirigeais vers mon canot, couché dans les ajoncs du rivage, un criperçant se fit entendre dans la direction de l’embarcation, quivenait, de chavirer.

« Je vis la pauvre jeune fille, affoléede terreur, qui se débattait dans le fleuve, pendant que lachaloupe renversée s’éloignait, avec le petit garçon cramponné à saquille.

« Lancer mon canot, pagayervigoureusement vers le lieu de l’accident et saisir la jeune filleau moment où elle allait disparaître sous l’eau, tout cela ne futl’affaire que d’une minute.

« Mais il était temps ! La petiteavait déjà perdu connaissance, et, je dus employer tout mon savoirpour la faire revenir à elle. Quant au gamin, il tenait bon sur sonépave, et j’eus tout le temps de le recueillir sain et sauf.

« Ces jeunes gens étaient le frère et lasœur ; Leur père, un des plus riches cultivateurs de saparoisse, demeurait non loin de là, justement à l’embouchure de lapetite rivière dont je parlais tantôt. De mon poste d’observationsur l’îlot, j’avais souvent remarqué sa grande et belle maison, àmoitié perdue dans le feuillage et bâtie près de la berge de larivière.

« Grâce à ces renseignements que me donnal’enfant—car la jeune fille n’était guère en état de parler—jeramenai dans leur famille les deux naufragés.

« Inutile de vous dire que je fus fêté,choyé, caressé, comme devait l’être le sauveur de deux enfantsuniques. Le père et la mère me firent promettre de les venir voirtous les jours. Désormais, j’aurais mes entrées libres dans lamaison et mon couvert mis à la table de la famille.

« J’eus d’autant moins d’hésitation àprendre cet engagement, que les maîtres de la maison me parurent decharmantes gens, et leur fille Louise la plus délicieuse enfant quej’eusse rêvée. Elle avait seize ans, une taille bien prise, descheveux blonds et des yeux noirs, admirable contraste qui luiseyait à ravir.

« Ce soir-là, je revins chez moi heureuxd’avoir fait une bonne action et le cœur rempli de la blonde imagede Louise.

« Le lendemain, je me jetai dans moncanot et retournai chez mes nouveaux amis, avec qui je passai unepartie de la journée. Louise ne se ressentait plus des émotions dela veille, et une légère pâleur, qui la rendait dix fois plusbelle, rappelait seule la terrible crise.

« Je conversai longtemps avec elle dansune douce intimité. Sa voix avait un charme pénétrant et desaccents, d’aimable naïveté qui m’allaient à l’âme. Je vis avec joiequ’elle possédait une instruction suffisante pour alimenter unebonne causerie, et qu’elle n’en savait pas assez pour êtrepédante.

« Je la quittai à regret vers le soir,après lui avoir promis de revenir le lendemain et les jourssuivants.

« Pendant plus d’un mois, je vécus ainsi,traversant chaque jour le fleuve en canot et ne revenant sur larive droite qu’à la nuit.

« Quel heureux temps ! quellesheures délicieuses ! Louise et moi, nous n’étions plusseulement des amis inséparables : nous étions des amants. Jel’adorais ; elle raffolait de moi. Je trouvais longue la nuitqui nous séparait ; elle épiait avec anxiété, aux premièresheures du matin, le retour de mon léger canot bondissant sur lalame ou glissant comme une flèche sur le fleuve endormi.

« Oh ! oui, le beau, le bontemps !

— C’est à cette époque—c’est-à-dire versla fin du mois de juillet—qu’arriva à Saint-Monat un jeune homme dunom de Lapierre. Il venait de Québec, où il étudiait le droit, etcomptait passer un mois ou deux de villégiature chez un de sesoncles, le voisin et l’ami de mon père.

« C’était un fort joli garçon, altéré demouvement, passionné pour la chasse, amoureux des plaisirschampêtres. Je l’avais un peu connu autrefois, pendant mon séjour àQuébec. Aussi, malgré sa mobilité d’esprit et son caractère àplusieurs faces, fûmes-nous bien vite liés d’amitié.

« Je ne faisais pas une excursion qu’iln’en fut ; je n’avais pas une relation, une connaissance dansles environs que je ne lui fisse partager. Bref, nous étions, aubout de quelques jours, la plus belle paire d’amis qui se soit vuedepuis Oreste et Pylade.

« Pour sceller à jamais une si étroiteintelligence, la Providence mit un jour en grand danger laprécieuse existence de Pylade-Lapierre, dans une circonstance oùnous traversions la rivière à la nage : en fidèle Oreste, jele sauvai au péril de ma vie.

« Cette bonne action me valut l’éternellereconnaissance du loyal jeune homme.

« Vous allez voir comment il me laprouva.

« Je vous ai dit que toutes nosdistractions étaient communes et que cette communauté s’étendaitaux relations que j’avais. Naturellement, la famille de Louise n’enétait pas exclue, et je continuais, comme par le passé, à me rendretous les jours auprès de ma jolie fiancée. Seulement, j’étaisinvariablement flanqué du citoyen Lapierre.

« Le jeune homme paraissait surtoutgoûter extrêmement, la société des maîtres de la maison, auxquelsil racontait toutes sortes d’histoires plus ou moinsinvraisemblables, que sa verve intarissable rendait amusantes aupossible et qui faisaient les délices des bons vieillards. Louiseet moi, nous nous mêlions souvent à leur cercle et prenions de boncœur part à l’hilarité générale. Lapierre, alors, redoublaitd’amabilité, et ses racontars, s’adressant directement à la jeunefille, ne manquaient jamais de l’amuser beaucoup.

« Et c’est ainsi qu’une douce familiarités’établit, à ma grande satisfaction, entre mon ami et monamante.

« Loin de mettre obstacle audéveloppement de cette sympathie naissante entre les deux jeunesgens, je cherchais, au contraire, à en resserrer tous les jours lesliens dorés. Il me semblait que mon bonheur ne serait complet qu’àla condition d’y faire un peu participer mon dévoué compagnon, cetexcellent Lapierre.

« Un procédé si délicat ne manquait pasde toucher vivement le bon jeune homme, et il me disait souvent, enme serrant la main :

— Gustave, tu es un cœur d’or, et jebénis le ciel qui m’a, fait faire ta connaissance. Non seulement tume procures d’agréables distractions, mais tu pousses, en outre, lacomplaisance jusqu’à me laisser prendre une petite place dans lecœur de ta belle fiancée. Il est si bon de sentir rayonner autourde soi la douce amitié d’une femme, que je te sais gré de m’avoirprocuré ce plaisir-là. Je retournerai à Québec meilleur que je n’ensuis parti, et cette amélioration sera ton œuvre.

« L’hypocrite ! le traître !…Oh ! messieurs, tenez-vous le pour dit : c’était et c’estencore un rusé coquin que ce Lapierre. Tous les rôles lui sontbons ; aucun moyen ne lui répugne. Quand un ennemi se trouvesur son chemin, il le bouscule ; si c’est un ami, il prend unevoie détournée et frappe dans le dos.

— Et c’est à un bandit de cette force quej’ai affaire ! murmura Champfort.

— Ne crains rien : je suis là !répondit Després ; je suis là, en travers de sa route,implacable et sombre comme le châtiment !

— Moi aussi ! s’écria le Caboulot,d’une voix étrange.

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