Le Roi des Étudiants

Chapitre 11UNE ÉVOCATION INATTENDUE

 

— La paix ! mes enfants, dit-ellejoyeusement ; je suis sûre que vous êtes encore auxprises.

— Mais non, ma mère, réponditLaure : je discutais avec mon cousin un point de philosophie,et naturellement…

— Naturellement vous n’étiez pasd’accord ?

— Comme toujours. C’est étonnant commenous n’avons pas les mêmes notions et les mêmes idées sur touteespèce de choses.

— Je suis le premier à le regretter,répliqua Champfort ; mais il est certain qu’il suffit que jepense de telle façon, pour que ma charmante cousine ait une autremanière de penser.

— C’est fâcheux, en effet, repartit MllePrivat, mais que voulez-vous ?… les opinions sont libres, etje profite de cette liberté.

— Tu en profites peut-être trop, mafille, dit avec bonté. Mme Privat. Ce pauvre Paul, tu prendsplaisir à le contrarier ; tu le maltraites véritablement.

— Oh ! ma tante…

— On dirait, ma chère Laure, que tun’aimes pas ton cousin ou que tu as contre lui des griefssérieux.

— Moi ?… En vérité, ma mère, oùprenez-vous cela ? Je n’ai pas le moindre grief contre moncousin, et je l’aime à en mourir.

— Je ne demande pas tant que cela,répondit un peu ironiquement Champfort, et je vous prie instammentde vous conserver pour votre heureux fiancé, cet excellent monsieurLapierre.

Un éclair passa dans les yeux de Laure.

— Oh ! vos craintes n’ont pas leurraison d’être, je vous prie de le croire, répliqua-t-elle avechauteur.

— Tant mieux pour lui ! articulafroidement Paul.

— Assez ! assez ! mes enfants,interrompit Mme Privat. Si vous continuez sur ce ton, vousallez vous chicaner, et ça ne sera pas joli, savez-vous, entrefrère et sœur—car vous êtes frère et sœur, souvenez-vous-en. Jet’ai toujours considéré, Paul, comme mon enfant ; j’en avaisfait la promesse à ta pauvre mère.

Champfort avait la tête basse et le sourcilfroncé. Tout-à-coup, il parut prendre une résolution énergique.

— Ma bonne tante, répondit-il avec uneamertume à peine contenue, je sais toute l’affection que vous avezeue et que vous avez encore pour moi. Je n’oublie pas, non plus, etn’oublierai jamais que je vous dois tout et que, d’un orphelinmalheureux et sans avenir, vous avez fait un fils et un homme enmesure de vivre honorablement. Aussi, je serais au désespoir devous causer le moindre ennui, le moindre chagrin, ce qui arriverainévitablement si je continue à me rencontrer avec ma cousine.Souffrez donc…

— Où veux-tu en venir, monenfant ?

— Souffrez donc, reprit le jeune hommeavec une fermeté douloureuse et se levant, souffrez que je meretire pour quelque temps de votre famille… jusqu’à des joursmeilleurs.

Et il s’inclina devant sa tante, prêt àprendre congé.

Laure, la froide et hautaine créole, eut alorsun cri de l’âme.

— Oh ! Paul, Paul, vous êtes biendur pour moi… plus dur que vous ne pensez !

Paul, tout surpris, regarda sa cousine. Iln’était plus habitué à l’entendre lui parler de cette voix émue,presque suppliante, et à voir sur la belle figure de Laure cettefranche expression de chagrin. Sa colère se fondit comme parenchantement et une immense pitié envahissant soudain son bon cœur,il fléchit le genou devant Mlle Privat et, prenant une de sesmains :

— Pardon, pardon, ma chère Laure…murmura-t-il. Je suis en effet cruel… mais l’espèce d’antipathieque vous me montrez, l’inexplicable froideur qui a remplacé, dansnos relations, la bonne et douce cordialité d’autrefois me font malà l’âme et me rendent injuste malgré moi.

— Relevez-vous mon cousin, répondit lajeune fille avec une douceur triste, et souvenez-vous qu’il ne fautjamais juger à la légère les sentiments d’une femme, quelquebizarre qu’ils paraissent.

— Je m’en souviendrai, Laure, réponditPaul, que cette phrase ambiguë n’intriguait pas médiocrement.

Mme Privat fut aussi un peu frappée decette recommandation étrange ; mais comme les impressionsordinaires n’avaient pas le temps de prendre racine dans soncaractère mobile et léger, elle ne s’y arrêta pas autrement et ditaux jeunes gens :

— Bien, mes enfants, vous avez fait votrepaix ; je suis contente. Signez-la d’un bon baiser et qu’il nesoit plus question de querelle entre vous.

— Mais, ma mère… se récria Laure.

— Pas de mais !… embrasse toncousin, ou plutôt ton frère Paul.

Laure hésitait, rougissante… Ce que voyant,Champfort s’avança bravement, quoique un peu ému, un peu pâlot,prit la belle tête de sa cousine entre ses mains et baisabruyamment ses deux joues devenues rouges comme des cerises mûres.Puis il regagna sa place, tout frissonnant.

Depuis plus de deux ans, ses lèvres n’avaientpas effleuré la peau fine et veloutée de sa sœur d’adoption, et cebaiser inattendu faisait courir dans ses veines mille flèchesbrûlantes. En quelques secondes, son amour, jusque là fortementcomprimé par une volonté de fer, secoua ses entraves et envahit,son cœur avec la force d’expansion de la poudre… Le sang lui affluaau cerveau, et il rougit comme un écolier surpris en flagrant délitde grimaces à son maître d’étude… Puis la réaction se fit, et ilresta tout pâle.

Mme Privat n’avait rien vu ; mais iln’en fut pas ainsi de Laure. Un observateur attentif qui aurait suanalyser les rapides nuances qui se succédaient sur son visage ému,et trouver la cause intime de la teinte rosée qui embellissait sonfront, n’eut pas été en peine d’expliquer ce trouble et de lerapporter à la contenance de Champfort.

Mais il n’y avait là aucun observateurattentif, et Paul avait trop à faire de dominer sa propre émotionpour s’occuper de celle d’autrui.

La jeune créole, eut donc tout le bénéfice del’incident, et son impénétrabilité n’en souffrit pas.

Mme Privat, après s’être commodémentinstallée dans un fauteuil, tira les jeunes gens d’embarras endisant d’une voix enjouée :

— Eh bien ! mon cher Paul,maintenant que te voilà redevenu sage, te doutes-tu un peu pourquoije t’ai fait venir ?

— Ma foi ! ma tante, je vousavouerai que je n’en ai pas la moindre idée.

— Voyons, cherche, avant de jeter talangue aux chiens.

— J’ai beau chercher, je ne trouve rien…à moins que ce ne soit pour me parler de… du mariage projeté.

— Tu n’y es pas tout à fait… mais tu enapproches… tu brûles, comme on dit dans je ne sais pasquel jeu.

— S’agirait-il de… votre futurgendre ?

— C’est encore un peu ça, mais il y aautre chose.

— Alors, je renonce à trouver. Aussibien, j’ai trop de médecine en tête pour deviner des énigmes.

— Paresseux qui se retranche toujoursderrière sa médecine quand il s’agit de nous venir voir ou de nousprêter le concours de ses grandes lumières !… Tiens, je laprends en grippe, ta médecine.

— Ne dites pas cela, ma tante : lamédecine est tout pour moi—non-seulement le présent, mais encore,et surtout, l’avenir.

— Bah ! ne te martèle pas la têteavec ces idées-là : j’ai pourvu au passé et, si Dieu me laissevivre, j’aurai aussi l’œil sur l’avenir.

— Oh ! ma tante, vous êtes pour moiune véritable mère ; mais je ne veux pas abuser de votrebonté, et je songe sérieusement…

— Abuse, abuse, mon garçon : lefonds est inépuisable et il y en a pour tout le monde… Maisrevenons à nos moutons.

— Je t’ai fait appeler pour t’annoncerque je donne, lundi prochain, un grand bal—quelque chose decolossal, d’inouï, de féerique, si c’est possible. Or, comme j’aibesoin d’un bon organisateur et que je ne puis guère compter surEdmond, tout entier à ses amusements, je m’adresse à toi. Tu vasmettre à contribution toutes les ressources de ton imagination,fouiller tous les coins et recoins de ton génie inventif, réveillertous les souvenirs de fêtes endormis dans ta mémoire, enfin relireles Mille et une Nuits, s’il le faut, pour nous aider àsurpasser les grands festivals donnés à l’occasion du mariaged’Aladin, l’heureux possesseur de la lampe merveilleuse.

— Cela te va-t-il ?

— Je suis tout entier à vos ordres, machère tante ; mais, outre que je n’ai pas la fameuse lampe descontes arabes, je suis fort mauvais organisateur de fête etprofondément ignorant en matière de bal.

— Qu’à cela ne tienne ! je serai latête qui combine, et toi, le bras qui exécute.

— À merveille. En ce cas, je me mets àvotre service. Disposez de ma personne comme bon vous semblera.

— Voilà qui est entendu : tu consensà nous aider.

— De grand cœur, ma tante.

— C’est qu’il va te falloir faireplusieurs démarches et de t’occuper d’une foule de petitsdétails.

— Je serai trop heureux de me multiplierpour vous être utile.

— D’ailleurs, mon cher Paul, je comptebien ne pas te laisser seul à faire toute la besogne et en mettreune partie sur les épaules de celui qui bénéficiera le plus de cebal…

— Quel est cet heureux mortel ?

— Hé ! mon futur gendre, donc.

Champfort ne put s’empêcher de faire une mouedédaigneuse ; mais il la transforma si vite en sourireaimable, qu’il pensa bien n’avoir pas été remarqué.

Pourtant Laure avait vu—si bien vu, qu’unerougeur fugitive envahit son front et qu’elle courba la tête, touterêveuse.

Champfort reprit :

— Monsieur Lapierre ?… En vérité, matante, vous ne pouviez m’associer à un homme plus entendu dans lamatière : car il a tous les talents, mon futur cousin, et jeserais fort surpris qu’il ne fût pas bon organisateur de fête, luiqui était si excellent organisateur d’expéditions nocturnes dansl’armée confédérée. Vous vous en souvenez, ma tante ?

— Mon Dieu, oui, répondit inconsidérémentMme Privat. C’est même dans une de ces expéditions, organiséepar lui, que mon pauvre mari trouva la mort.

— Oh ! l’affreux souvenir !murmura Laure en se voilant la figure de ses deux mains.

— D’autant plus affreux, que, par unefatalité inconcevable, ce fut le meilleur ami de mon oncle qui leconduisit à la boucherie, croyant le mener à, la victoire, réponditPaul, d’une voix où se devinait une implacable ironie.

Mme Privat, dominée par cette évocationinattendue, porta son mouchoir à ses yeux et se tut. Quant à Laure,un trouble étrange l’envahit et elle se leva pour aller ouvrir unecroisée, où elle s’accouda, baignant son front brûlant dans lafraîche brise qui s’élevait du jardin.

Champfort, lui, demeura froid et sombre surson fauteuil, le regard menaçant, comme s’il venait de faire unedéclaration de guerre.

En ce moment, un vigoureux coup de sonnettecarillonna dans l’antichambre.

Les trois personnages du salon relevèrentensemble la tête et fixèrent la porte, avec un pointd’interrogation dans le regard.

Dix secondes après, une servante entr’ouvritle battant et annonça :

— Monsieur Lapierre !

— Qu’il entre ! fit vivementMme Privat, en se relevant.

Lapierre entra.

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