Le Roi des Étudiants

Chapitre 25TROP TARD

 

Environ une demi-heure après l’audacieuxenlèvement auquel nous venons d’assister, et pendant qu’une lourdevoiture soigneusement fermée entraînait rapidement Després vers ladistillerie de la mère Friponne, l’orchestre installé dans le grandsalon du cottage entamait les premières mesures d’une valse.

Les danseurs étaient à leur poste et legracieux balancement du départ faisait déjà ondoyer tous lescouples impatients, lorsque deux nouveaux figurants se jetèrentdans la chaîne mouvante, au moment où la danse s’ébranlait.

Le tourbillon s’arrêta une seconde et chacuns’empressa de faire place au couple retardataire.

Quand nous aurons dit que les arrivantsn’étaient autres que Paul Champfort, le neveu, et Laure Privat, lafille de l’amphitryon, personne ne s’étonnera de la complaisanceempressée des valseurs.

Cependant, la valse n’avait pas étéinterrompue, et, glissant en cadence sur le parquet, chaque coupletournoyait, défilait, disparaissait, pour revenir et disparaîtreencore. Les falbalas des danseuses, subissant les lois de la forcecentrifuge, s’épanouissaient en rond, s’élevant à chaque mouvementgiratoire, pour retomber quand ce mouvement diminuait ou cessait.Mais les cavaliers infatigables, enlevés par une formidablemusique, enivrés par les parfums s’exhalant des toilettes fémininesviolemment secouées, ne laissaient guère de repos à ces pauvresfalbalas… et le gigantesque serpent de valseurs continuait toujoursà dérouler ses anneaux de couples enlacés.

Paul Champfort subissait, plus que tout autre,l’enivrement général.

Le contact de la femme aimée, de cettemalheureuse Laure qu’il allait perdre à jamais dans quelquesheures ; l’entraînement irrésistible de la cadence : lesnotes éclatantes des cuivres, où se mariaient les sons moelleux desclarinettes et les trilles aigus des violons ; ces effluvesmagnétiques qui s’échappent des prunelles animées des femmes ;et par-dessus tout, l’haleine tiède et haletante de sa danseuse,lui arrivant au visage par bouffées aromatiques… tout cela luimonta au cerveau comme une fumée d’or et lui donna le vertige.

Il arriva même un moment où, perdant toutcontrôle sur lui-même et dominé par un irrésistible besoind’épanchement, il se baissa vers l’oreille de Laure et lui soufflaardemment : « Oh ! je t’aime ! jet’aime ! »

La jeune fille leva vers son cousin un regardbrûlant, sentit courir dans ses veines un frisson de fièvre, puis,faiblissante et pâle, murmura :

— C’est assez. Je me sens tout étourdie…Retirons-nous.

Champfort obéit.

Il abandonna la valse et conduisit sa cousine,la soutenant de son bras droit, dans une pièce contiguë, où il ladéposa sur un canapé.

Puis, s’emparant d’une carafe d’eau frappée,il en humecta son mouchoir, et bassina les tempes de Laure.

La jeune créole parut se remettre.

— Vous sentez-vous mieux, Laure ?demanda doucement Champfort.

— Oui, mon cousin, merci… ce n’étaitd’ailleurs qu’un simple étourdissement. La valse me produittoujours cet effet-là.

— Vous êtes toute pâle !

— Ce n’est rien. Ne parlons pas decela ; les couleurs me reviendront avec le repos.

— Voulez-vous que j’appelle matante ?

— N’en faites rien, et asseyez-vousplutôt là, près de moi.

Et voyant le jeune homme se troubler unpeu :

— N’êtes-vous pas mon médecin ?ajouta-t-elle en souriant faiblement. Vous tiendrez compagnie àvotre malade.

Champfort prit place sur le canapé ; maisune secrète pensée se traduisit, malgré lui, dans son regard et iljeta un coup d’œil sur la porte donnant sur le salon.

Laure vit ou plutôt devina ce regard.

— Je vous comprends, dit-elle ; vouscraignez que mon fiancé ne prenne ombrage de notretête-à-tête ?

— Oh ! fit Champfort.

— Rassurez-vous. Monsieur Lapierre étaitsorti, vous le savez, lorsque nous avons valsé ensemble…

— Je crois, en effet…

— Eh bien ! il n’est pas rentré, queje sache ?

— Non, mais il rentrera… et, à direvrai…

— Voyons.

— Je n’aime pas à lui procurer l’occasionde m’humilier par ses airs vainqueurs.

— Ce n’est pas à redouter… On ne peutchanter victoire quand il n’y a pas eu combat.

Champfort baissa la tête et soupiraintérieurement : « Elle n’a pas entendu mon aveu !se dit-il… C’est peut-être tant mieux… N’y pensons plus. »

« Vous ne répondez pas ? reprit lajeune créole, d’une voix un peu émue.

— Mais, qu’ai-je à répondre… sinon quevous êtes la logique même ?

— Vous admettez donc ?

— Sans aucun doute.

— En ce cas, causons, puisque rien nenous en empêche.

Champfort regarda sa cousine avec quelquesurprise, puis répondit froidement :

— Causons. Aussi bien, est-ceprobablement la dernière fois que nous en avons l’occasion.

— Qui sait ! murmura Laure.

Il y eut alors un silence de quelquessecondes, —silence pénible et plein d’anxiété. Les deux jeunes genssemblaient également mal à l’aise : Champfort pâle etsoucieux, la jeune fille émue et agitée de penséestumultueuses.

À la fin, Laure parut recouvrer toute saprésence d’esprit et elle commença sur un tonindifférent :

— Eh bien ! Paul, comment va lafête ?

— Ma foi, elle me semble très brillante,répondit le jeune homme, ne sachant où voulait en venir sacousine.

— Tout Québec, y est, n’est-cepas ?

— Mais oui, tout Québec de la haute, dumoins.

— Il ne manque guère, à ce qu’Edmond m’adit que cinq ou six invités ?

— C’est plus que je ne puis dire, n’ayantpas vu la liste.

— Vous devez, au moins, savoir si tousvos amis se sont rendus ?

— Tous… moins un, répondit Champfort,dont le front s’assombrit.

— Ah ! quel est ce monsieur qui faitainsi défaut ?

— C’est un de mes compagnonsd’Université, un ami d’Edmond.

— Comment s’appelle-t-il ? demandaLaure avec plus d’agitation qu’elle n’en voulait laisserparaître.

— Il s’appelle Gustave Després, réponditChampfort, en baissant la voix et regardant de nouveau du côté dusalon.

— Qu’avez-vous donc à vous retournerainsi ? Est-ce que par hasard, le nom de ce monsieur Desprésne pourrait se prononcer à haute voix et devant tout lemonde ?

— Oui et non.

— Encore une énigme ?

— Le mot en est facile. C’est que le nomde Gustave pourrait éveiller de vilains souvenirs dans l’esprit decertaine personne.

— Parlez-vous au singulier ou au pluriel,en disant certaine personne ?

— Je parle au singulier, ma cousine.

— Ah…

Laure hésita une seconde, puisreprenant :

— Je parie que cette personne, je laconnais…

— Vous connaissez son nom, sa figure, sonphysique enfin, oui.

— Mais pas son moral, n’est-cepas ?

— Vous devinez si juste, que c’estplaisir de vous poser des énigmes, ma chère Laure.

— Attendez, au moins, que je vous aienommé la personne qui, dans votre esprit, n’aime pas à entendreprononcer le mot Gustave.

— C’est juste. Dites.

— Eh bien ! celui que voussoupçonnez de frayeurs si puériles n’est autre queM. Lapierre.

— Précisément, chère cousine.M. Joseph Lapierre est l’homme chez qui le nom deGustave éveillerait de terribles souvenirs et quipréférerait voir le diable en personne arriver ici ce soir oudemain matin, que d’apercevoir tout-à-coup Gustave Després, auseuil du grand salon.

— Vous en êtes sûr ?

— Aussi sûr que je le suis d’avoir prèsde moi une malheureuse jeune fille glissant sur la pente de laperdition.

Laure eut un véritable frisson. Elle crispa samain sur le bras de son cousin et lui dit d’une voixaltérée :

— Paul, Paul, ce que vous affirmez là estgrave, et vous me devez une explication.

Champfort se taisait…

— Il le faut, vous dis-je, insista lajeune créole, en le regardant fixement. Pourquoi suis-je en voie deme perdre et comment le nom de M. Gustave Després setrouve-t-il mêlé aux affaires de mon fiancé ?

— À quoi bon ! murmura le jeunehomme, sur le point de céder.

— À quoi bon ?… Vous me ledemandez ?… Mais, apparemment, à me sauver de l’abîme où jeglisse, d’après vous.

— Eh bien ! vous l’aurez, cetteexplication, répondit Champfort résolument. Elle sera courte, maisclaire. Vous voulez savoir pourquoi Gustave Després, s’ilapparaissait tout-à-coup à la Folie-Privat, produirait sur votrefiancé l’effet de la tête de Méduse ?… Je vais vous le dire.C’est que Després possède la preuve que Lapierre est un misérable,absolument indigne d’aspirer à votre main. Bien, plus, ma pauvreLaure, ce même Després pourrait établir qu’un ruisseau de sangsépare les deux personnes qui vont unir demain leur destinée, etque votre mariage serait l’alliance monstrueuse du loup et de labrebis.

Laure frissonna de nouveau sous la voixardemment convaincue de son cousin.

— Mais il va venir, il doit venir,M. Després ! s’écria-t-elle inconsidérément.

— Il ne viendra pas, Laure, ou ce seramiracle.

— Qui vous fait dire cela ?

— Voilà quatre jours que Gustave a quittéson logis, et, depuis, il n’a pas reparu.

— Ciel ! dites-vous vrai ?

— J’ai fouillé tout Québec pour leretrouver ou avoir seulement un renseignement sur son compte, maissans le moindre résultat.

— Oh ! mon Dieu !… et cespreuves qu’il m’a promises, ces preuves établissant…

— Quoi ! interrompit Champfort,stupéfait, vous auriez vu Gustave Després ?

— Eh bien ! oui, s’écria la jeunecréole, s’apercevant trop tard de son indiscrétion involontaire,oui, je l’ai vu et nous avons longuement conversé ensemble. Jeconnais toutes les graves accusations qui pèsent sur monfiancé ; je sais qu’il a été espion dans l’arméeaméricaine ; je sais qu’il ne me recherche que pour madot ; je sais enfin qu’il a probablement des fautes plusgraves à se reprocher. Et cependant…

— Achevez, de grâce.

— Et cependant, si tout cela n’est pasprouvé, si M. Després n’arrive pas avant demain, ou plutôt cematin, à six heures, rien au monde ne pourra empêcher ce Lapierrede devenir mon mari, une heure plus tard.

— Comment cela, mon Dieu ?

— D’abord, parce qu’il a ma parole ;en second lieu, parce que—faute de preuves du contraire—je doisobéir à la voix d’un mourant.

— Mais c’est impossible, cela ! Vousne pouvez ainsi sacrifier votre existence entière à un doute, à unsentiment de piété enthousiaste. Vous vous devez à vous-même, vousdevez à vos parents, à vos amis d’attendre au moins qu’une aussimalheureuse situation soit clairement définie, que des preuves vousarrivent…

— Impossible ! impossible !répondit Laure, avec une conviction douloureuse. Ah ! c’estune terrible position que la mienne, et la fatalité est là qui mepousse à l’autel, me répétant sans cesse : « Femme, faiston devoir !… » Je le ferai, cet inexorable devoir ;j’ensevelirai sous mon blanc voile de mariée ma jeunesse mesillusions, mon cœur, tout !…

Et la malheureuse jeune fille étouffa un longsanglot.

Champfort perdit la tête. Il saisitbrusquement les deux mains de sa cousine, et d’une voix oùtremblait la passion si longtemps comprimée :

— Non, non, s’écria-t-il, tu ne feras pascela, ma bonne Laure ; non, tu ne seras pas l’enjeu de lapartie jouée par un misérable ; non, tu n’iras pas broyer toncœur sous le corsage de ta robe nuptiale !… car je ne veuxpas, moi ; car, aux ignobles calculs de Lapierre, j’opposeraimon amour sans tache pour toi, mon amour que six années d’amertumescontenues rendent sacré !

Et le jeune étudiant, beau de douleur et denoble passion, se laissa glisser aux genoux de sa cousine.

Laure eut dans les yeux un éclair de joiesurhumaine ; sa belle figure se colora d’une bouffée du sangvenu du cœur… Mais elle tressaillit aussitôt après, et prenant dansses mains la tête de Champfort agenouillé, elle y colla son visagebaigné de larmes.

— Trop tard ! murmura-t-elle avecmélancolie, trop tard, mon pauvre Paul !… Nous ne nous sommespas compris… Moi aussi, je t’aimais, et—ajouta-t-elle plus bas—jet’aime encore !

— Tu m’aimes ! s’écria Champfortd’une voix concentrée, tu m’aimes ?… Oh ! redis-le-moi,ce mot qui me rend fou.

— Oui, je t’aime ! articulanettement Laure, Mais, encore une fois, ni mon amour pour toi, niaucune autre considération au monde n’empêcheront mon sacrifice des’accomplir, si le courageux jeune homme qui s’est annoncé commemon sauveur n’arrive pas à temps.

— Oh ! Gustave, où es-tu ?murmura Champfort amèrement.

En ce moment, l’horloge du grand salon sonnaune heure du matin.

— Déjà une heure ! murmura la jeunefille, en se levant. Mon cousin, il faut nous séparer. Notreabsence n’a été que trop longue et pourrait être remarquée.

— Tu as raison, Laure, réponditl’étudiant : je vais te quitter, mais pour retrouver notresauveur. Depuis que je sais être aimé de toi, je me sens capable deremuer des montagnes. Gustave Després sera présent à la signaturedu contrat, ou sinon…

Il ajouta en lui-même : Gare àLapierre !

Laure tendit la main à son cousin, lui murmuraun mot d’espoir et rentra dans le salon.

Quant à l’heureux Champfort, il prit une autreporte et disparut dans les multiples pièces du cottage.

À la même minute, par une étrange coïncidence,Lapierre opérait sa rentrée par la grande porte de l’avenue.

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