Le Roi des Étudiants

Chapitre 2PAUL CHAMPFORT

 

Paul Champfort était un grand et beau garçonde vingt-deux ans.

Sa figure franche et ouverte plaisait aupremier abord. Cheveux châtains, longs et bouclés ; frontlarge, œil brun, à la prunelle hardie, bouche aux lèvressympathiques, qu’ombrageait une petite moustache de même nuance queles cheveux : tête charmante, en un mot.

Il avait l’humeur joyeuse, la parole facile,colorée, doucement railleuse, mais toujours bienveillante. Onl’aimait beaucoup, parmi les universitaires, tant à cause du cachetde sympathique distinction dont toute sa personne était empreinte,que par la bonté de son caractère et la solide intelligence qu’onlui savait.

Il était de toutes les fêtes, de toutes lesexcursions, de tous les caucus. On se l’arrachait un peu,et c’était toujours une bonne fortune, pour des étudiants engoguette, que l’arrivée de ce bon Champfort.

On conçoit donc la joie de nos quatre apôtresquand le jeune homme, se rendant aux arguments irrésistibles de sonami Després, s’assit autour de la table du festin bachique et fitmine d’en prendre sa bonne part.

Une première rasade fut versée parDesprés.

— Je bois à ton bonheur, Champfort,fit-il en élevant son verre.

— Moi, à tes succès en médecine, ditCardon.

— Et moi, à l’heureuse issue de tonexamen, final, continua Lafleur.

— Moi, Champfort, je bois à tesamours ! cria le Caboulot, de cette voix perçante qui dominaittous les bruits.

À cette dernière santé, un nuage passa sur lefront de Champfort. Le sourire disparut de ses lèvres, et ce futd’un ton presque solennel qu’il répondit, en se levant :

— Merci, Caboulot, merci, mes bons amis.Je prends actes de vos bienveillants souhaits. Devant entrerbientôt dans la rude vie professionnelle, j’ai besoin que la chaudeamitié dont vous m’avez toujours entouré ne me fasse pas défaut. Etsi quelque amertume, quelque déboire m’attend au début, j’aurai dumoins, pour atténuer ma mélancolie, le souvenir de vos bonsprocédés à mon égard.

Champfort se rassit et chacun butsilencieusement son verre, comme si les paroles émues du jeunehomme eussent voilé quelque inexorable chagrin. Tant il est vraique chez ces généreuses natures d’étudiants, la sympathie ne sefait jamais attendre et jaillit toujours spontanément, au moindreappel.

Mais cette éclipse de gaieté dura peu.

Quand on est en chemin d’herboriser dans lesvignes du Seigneur, on ne s’attarde pas à constater si quelqueépine rencontrée par hasard pique peu ou prou ; on ne s’amusepas à relever les humbles violettes ou les pâles marguerites que lepied a foulées en passant.

C’est du moins, ce que pensait Lafleur, car ilentonna aussitôt d’une voix de stentor :

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne,

Que l’bon Dieu…………

— Va au diable avec ton grand-pèreNoé ! interrompit avec humeur Després, dont le front s’étaitassombri.

— Hum ! je doute fort qu’il veuillem’y suivre ; le digne homme est trop bien casé pour désirer unchangement.

— Alors, vas-y seul.

— Nenni, mes fils ; je suis troppoli pour ne pas vous attendre.

Després se dérida un peu.

— Au fait, tu as raison, Lafleur :vive la joie !

— Et les pommes de terre,morguienne ! Chaque chose en son temps. Quand nous serons biengris, nous parlerons raison ; nous ferons de la philosophie,de la psychologie, de la physiologie, de la phrénologie—tout ce quevous voudrez. En attendant ! amusons-nous, et haut lesverres !

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche, …………

— Oui, oui, c’est cela, appuya Cardon. Iln’y a rien pour délier la langue et mettre de l’ordre dans lesidées comme quelques bons verres de Molson. Je seconde lamotion de Labrosse.

— Adopté, carried !vociféra le petit Caboulot.

La joie reparut triomphante autour de la tablechargée de bouteilles, de verres, de pipes et de tabac. Pendantplus d’une heure, ce fut un déluge de rasades, de chansons, de bonsmots à faire pâlir les orgies romaines. Lafleur chanta vingt foisson grand-père Noé ; le Caboulot s’enroua pour quinzejours à gouailler chacun de ses amis ; Cardon se grisa commeun Polonais, tout en encourageant les autres à boire sec, attenduque les provisions ne manquaient pas. Quant à Després,malgré qu’il eût avalé presque une bouteille à lui seul, il n’yparaissait guère. Seulement, il était devenu grave et rêveur, commed’habitude ; car c’était là le seul effet que les spiritueuxsemblassent produire sur cette organisation de fer.

Mais, si grave et si rêveur qu’il fut, il lecédait pourtant sous ce rapport de beaucoup à Champfort. Jamais lejeune homme, d’ordinaire gai et assez solide buveur, ne s’étaitmontré à ses amis enveloppé dans un semblable nuage de tristesse etde mélancolie.

Tant qu’il avait été en pleine possession deson sang-froid, il s’était efforcé de se raidir contre lespleen qui l’envahissait. Aux saillies de Caboulot, auxjeux de mots barbares de Lafleur, aux épigrammes de Cardon, ilavait ri… oui, mais d’un rire nerveux, forcé, qui faisait mal. Puisétait venu cet état de demi-ivresse, où les idées se mettentfranchement à galoper sur le chemin de la rêverie et où le cœurvient aux lèvres, prêt à s’ouvrir à tous les épanchements.

C’est la phase la plus voluptueuse de l’état,alcoolique. Le cerveau jouit, alors d’une lucidité plus grande qu’àl’état normal, et les idées y dansent tout armées, prêtes à entreren campagne au premier signal.

Il était donc rendu à ce degré de l’échellebachique, quand Després, qui l’observait entre deux bouffées defumée, lui dit doucement :

— Champfort !

— Hein ? fit le jeune homme, commesurpris de cette appellation inattendue.

Puis, se soulevant à demi sur le canapé où ilétait presque couché :

— Qu’y a-t-il, mon ami ?

— Il y a, mon cher, que tu n’es pas commed’habitude et que tu nous caches quelque chose.

— Mais non…, mais non, je ne vous cacherien… Que voulez-vous que je vous cache, mes bons amis ?

— Tu es triste comme une porte de prison,et c’est en vain que tu veux paraître gai ; la gaieté ne te vaplus, et cela depuis longtemps.

— Quelle conclusion tirer de cela ?On n’est pas toujours disposé à la joie. Chacun a ses heures demélancolie, sans qu’il puisse s’en défendre et sans même qu’il enpuisse expliquer la cause.

— Champfort, ne joue pas au plus fin avecmoi. Depuis plusieurs mois, je t’observe, et j’ai suivi pas à pasle travail lent, mais continu, mais implacable qui se fait cheztoi. Le peu de gaieté, de bonne humeur et d’insouciance joyeuse quite reste du Champfort d’autrefois n’est que du vernis, et, sous cevernis, il y a, une grande douleur, une de ces douleurs incurablesqui terrassent l’âme la plus fortement trempée.

Le jeune étudiant baissa la tête et nerépondit pas. Mais sa main se porta instinctivement à son cœur,comme s’il eût craint d’y laisser voir la plaie qu’y devinaitDesprés.

Celui-ci se leva et, saisissant cette mainindiscrète, il dit à Champfort d’une voix douce :

— Mon pauvre ami, ta main t’atrahi ; tu souffres réellement et je vais te dire qu’elle estta maladie.

— Tais-toi, Després, tais-toi ! fitvivement Champfort, en relevant la tête et regardant l’étudiantavec des yeux presque hagards.

Cardon, Lafleur et le Caboulot s’étaientimposé mutuellement silence, du moment que Després—leur chef àtous—avait engagé la conversation. Rapprochant leurs chaises, ilsattendirent vivement intrigués.

Després, les désignant :

— Voyons, Champfort, doutes-tu denous ? Sommes-nous, oui ou non, tes meilleurs amis ?

— Certes, oui.

— Eh bien ! qu’as-tu àcraindre ?

— Rien ; mais mon secret est un deceux qu’on emporte dans la tombe.

— Ta ! ta ! ta ! tonsecret n’en est pas un, car je le connais moi.

— Alors, c’est toujours un secret,répondit noblement Champfort.

Un éclair brilla dans l’œil noir de Després.Il leva fièrement sa belle tête intelligente, serra la main dujeune homme et dit :

— Merci, Champfort. Cette bonne paroleest un coup d’éperon qui m’engage définitivement dans la voie quej’ai adoptée.

Puis, se tournant vers Lafleur, Cardon et leCaboulot :

— Mes amis, dit-il, vous allez me donnervotre parole d’honneur que rien de ce que je vais vous apprendre netranspirera au dehors.

— Nous la donnons, firent les jeunesgens, en se levant tous à la fois.

— Très bien, messieurs. Maintenant,Champfort, écoute, et, surtout, pas de dénégations inutiles. Depuisplusieurs années, tu aimes d’un amour sans espoir ta cousine, LaurePrivat. Voilà ta maladie !

À cette déclaration énergique, Paul Champfortse leva d’un bond. Une pâleur effrayante envahit sa figure, et,foudroyant Després de son regard, il murmura :

— Malheureux, qu’as-tu dit là ?

— La vérité, mon ami, répondit avec calmele roi des étudiants.

— Mais tu veux donc ma honte, mondéshonneur, pour jeter ainsi mon secret aux quatre vents de lacuriosité publique !

— Ce que je veux, c’est qu’il ne soit pasdit que Paul Champfort aura frappé inutilement à la porte d’uncœur.

— Mais tu ne sais donc pas qu’elle ignoremon amour, et que je me laisserai mourir plutôt que de lui faire lemoindre aveu.

— Ceci importe peu… Le temps et lescirconstances peuvent amener bien des changements dans lessituations les plus embrouillées. Je me charge de forcer la mainaux circonstances… et, quant au temps, on lui fera prendre letriple galop, si besoin est.

— Oh ! non, je ne veux pas qu’unepression quelconque, morale ou autre, soit exercée sur cetteenfant-là. Mon amour est une indignité, une trahison ; ehbien ! périsse mon amour, dussé-je ne pas luisurvivre !

— Indignité ! trahison !…Eh ! depuis quand se montre-t-on indigne et se rend-oncoupable de trahison, en aimant avec franchise et loyauté une jeunefille ?

— Depuis que le devoir et lareconnaissance existent. Ma tante Privat m’a recueilli, moiorphelin, alors que les derniers débris du modeste patrimoine de mafamille venaient de disparaître dans les frais de la maladie etd’enterrement de ma mère ; elle m’a élevé comme unenfant ; elle m’a fait instruire—me mettant ainsi dans lesmains les moyens de vivre honorablement—et je pousseraisl’ingratitude jusqu’à chercher à capter l’amour de sa fille unique,de sa fille à qui elle laissera une part considérable de safortune !…

— Non, jamais ! Ma tête est plusforte que mon cœur, et si celui-ci ne veut pas entendre raison, jele briserai.

— Ah ! si elle était pauvre commemoi !…

— Pauvre, toi ? allons donc !Est-ce qu’on est pauvre quand on possède une intelligence comme latienne et quand on a un cœur comme celui qui bat dans tapoitrine ? est-ce qu’on est pauvre quand on a ton instructionet une position sociale honorable comme celle quit’attend ?

— Et, d’ailleurs, puisque Mlle Privat abeaucoup d’argent, n’est-il pas juste qu’elle fasse partager cettefortune à un pauvre homme honorable, plutôt que de s’associer à uncapitaliste qui n’en a que faire, et donner ainsi le spectacled’une richesse scandaleuse, au milieu de misèresimméritées ?

— Ah ! oui, elle est riche et tu espauvre !… Le voilà bien l’esprit de ce siècle d’argent où toutse cote, où tout se réduit en piastres et contins, où l’on faitmarchandise de tout : âme, esprit ou cœur !… Tu verras,Champfort, que dans cent ans d’ici, chaque pensée, chaque sentimentsera matérialisé, pesé dans la balance du spéculateur, prostituésur le tapis vert de l’agiotage, qui rendra, son verdict dans cegenre-ci : « Cette idée pèse tant et vauttant la livre, mais la marchandise étant en baisse depuisune demi-heure, je ne puis offrir que tant !

— Nos petits-fils verront cela,Champfort : je t’en donne ma parole d’honneur.

À cette boutade de Després, Cardon, Lafleur etle Caboulot partirent d’un indécent éclat de rire. Champfortlui-même, malgré toute la gravité la situation, n’y put retenir etfit bravement chorus avec ses amis…

Mais le roi des étudiants ne fut pasdésemparé.

— C’est bien, messieurs, dit-il ;riez, puisque mes pronostics vous semblent drôles. Vous êtesjeunes, et, conséquemment, vous avez le droit d’envisager l’avenirsous ses plus riants horizons. Pour moi, je suis vieux déjà, avecles vingt-cinq lourdes années qui sont accumulées sur ma tête etles épreuves par lesquelles j’ai dû passer. C’est pourquoi, cetavenir que vous entrevoyez si beau ne pouvant plus m’offrir rienqui m’attache, rien qui m’illusionne, je le regarde froidement, jele suppute, je le pèse, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’unbout de saucisse ou d’un morceau jambon !

Et, en prononçant ces mots—qui pourtantauraient dû redoubler la bruyante hilarité de ses confères—Desprésavait dans la voix des accents si sombrement dédaigneux ; saphysionomie reflétait tant d’amertumes longtemps comprimées, maisencore chaudes et palpitantes, que personne n’ouvrit la bouche etque chacun se crut en présence d’une de ces victimes stoïques etcalmes, dont l’âme est morte à toutes les joies de la vie.

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