Le Roi des Étudiants

Chapitre 5TRAHISON

 

Lafleur et Cardon s’amusèrent beaucoup decette exclamation un peu prétentieuse ; mais Després, lui, eutun singulier tressaillement. Il regarda l’enfant avec des yeuxétonnés, et sa main se posa sur son front, comme si une idéenuageuse cherchait à en jaillir.

Apparemment que cette idée lui parut folle,car il hocha bientôt la tête et poursuivit :

« Je vivais donc dans la plus grandesécurité et sans la moindre appréhension du côté de Lapierre. Quantà ma fidèle Louise, j’aurais cru commettre une profanation en lasoupçonnant ; et, d’ailleurs, elle se montrait toujours pourmoi si prévenante, si gracieuse, si aimante, que c’eût été vraimentfolie de lui prêter des idées de trahison.

« C’est sous ces riantes circonstancesque je dus, vers la fin d’août, faire une absence de trois ouquatre jours pour aller régler certaines affaires à Saint-Jean.

« Je partis en canot, après avoir reçu deLouise les plus chaudes recommandations de ne pas être longtempsdans mon voyage, et du bon Lapierre les meilleurs souhaits.

« La descente du Richelieu se fit enquelques heures, et, à la nuit tombante, j’arrivais àdestination.

« Mes affaires furent bâclées plusrapidement que je ne m’y attendais, et, dès le lendemain, je puseffectuer mon retour.

« Je laissai Saint-Jean dansl’après-midi. Le temps était beau. Pas un souffle de vent ne ridaitla surface calme et unie du fleuve. Je pouvais donc compter, enramant ferme, que j’arriverais à Saint-Monat dans le courant de lasoirée.

« En effet, vers dix heures, je n’étaisplus qu’à un mille environ de chez moi. Quoiqu’il n’y eût pas delune et que le ciel fût assez sombre pour empêcher les étoiles derayonner librement, je pouvais cependant distinguer l’îlot qui sedétachait du fleuve comme une tache noirâtre sur une plaque d’acierbruni.

« Je suivais alors la rive gauche d’assezprès, afin d’éviter le courant des eaux profondes. Je ne pouvaisconséquemment rien distinguer de ce côté-là, à quelques arpentsdevant moi, à cause des sinuosités de la berge.

« Soudain, en doublant une pointe, je visbriller une lumière dans un endroit bien connu, au fond d’unepetite baie où se déchargeait le bras de rivière déjà décrit.

« —C’est là ! me dis-je, tandisqu’une émotion bizarre tenait mon aviron immobile. Et, pendant plusde cinq minutes, je restai les yeux fixés sur ce point lumineuxrayonnant seul au milieu de l’obscurité ! Un sentimentd’angoisse indéfinissable me serrait la gorge, quelque chose commeun pressentiment mystérieux, comme l’appréhension d’unmalheur !

« L’image de Louise, de ma Louise adoréeque je n’avais pas vue depuis deux jours, se présenta à mon esprittroublé, et cette évocation me causa une impression étrange. Je larevis, comme en cette soirée fatale et heureuse où je la sauvai dela mort, lutter contre les vagues qui s’ouvraient pourl’engloutir ; mais, au lieu de mon bras, c’était celui deLapierre qui l’arrachait au gouffre béant. Et Lapierre me saluaitd’un geste moqueur, puis filait rapidement dans son canot, sur lefleuve tourmenté, en me jetant un éclat de riresardonique !…

« Cette dernière image me secoua comme uncauchemar, et, plongeant énergiquement mon aviron dans l’eau, jefis voler mon canot dans la direction de la baie.

« Dans quel but ?… et pourquoiallonger ainsi ma route ?

« Je ne pouvais me l’expliquer. Je mesentais poussé invinciblement vers la petite lumière ; ellem’attirait comme un puissant aimant ; elle m’aspirait comme leterrible maelstrom des côtes de Norvège.

« Le ciel était devenu plus sombre, et jepouvais à peine distinguer à vingt pas en avant de la pince de moncanot. Je filais toujours quand même, guidé par le foyer étincelantqui se rapprochait à vue d’œil. Comme s’il se fût agi d’unereconnaissance en pays ennemi, je plongeais en silence mon avirondans l’eau tranquille, ne la laissant même pas toucher le rebord del’embarcation.

— Tout à coup, une obscurité plusprofonde se fit à quelques pas de moi, et mon canot s’engageadoucement dans les ajoncs, fila quelques secondes en les frôlant,puis s’arrêta.

— J’étais arrivé.

— Et par un singulier hasard, je metrouvais justement dans une petite crique du bras de rivière,ombragée de massifs très épais, et à une vingtaine de pieds tout auplus de la fenêtre illuminée, qui était celle de la chambre deLouise.

« Je demeurai là immobile, fixant de monregard ardent cette fenêtre bien-aimée, derrière laquelle devait setrouver ma douce fiancée. J’espérais entrevoir la charmantesilhouette de la jeune fille ; je lui dirais alors mentalementadieu, puis je prendrais ma course.

« Mais rien ne bougeait dans la chambre,et j’en conclus que la pieuse Louise adressait à Dieu sa prièreaccoutumée, avant de se mettre au lit.

« La chère enfant, murmurai-je, elle ditpeut-être, à cette minute précise où je suis à deux pas d’elle, unpater et, un ave pour que son bon ami Gustave luirevienne sain et sauf.

Amère ironie de ma pensée !

« Je n’avais pas finie cette réflexionémue, qu’un bruit étouffé de conversation à voix basse meparvint.

« J’éprouvai comme une secoussegalvanique et me rapprochai, en me glissant silencieusement àtravers le feuillage, de l’endroit d’où semblaient partir leschuchotements.

Ce fut l’affaire d’une minute. Quand je fusassez près pour être sûr de ne pas perdre une syllabe de laconversation mystérieuse, j’écartai doucement le feuillage et jeregardai.

À cinq ou six pas de moi, près de la maison,il y avait un homme et une femme. L’obscurité m’empêchait dedistinguer leurs traits, mais mon cœur, qui battait à se rompre,les reconnut, lui.

« L’homme était Lapierre ; la femme,Louise, ma fiancée ! Leur voix, qui se fit entendre au mêmemoment, ne me laissa aucun doute à cet égard.

« Ainsi, j’étais trahi !… trahi parla femme que j’aimais le plus au monde, qui m’avait juré uneinviolable fidélité et que j’avais arrachée, deux mois auparavant,à une mort certaine !… trahi par l’homme qui me devait aussila vie, par l’homme dont la bouche hypocrite me disait, la veillemême, des paroles d’amitié, par le confident qui avait reçu tousles secrets de mon cœur !

« C’était trop à la fois, et le coup quim’atteignait en pleine poitrine était porté tropsoudainement !… Un flot de sang me monta aux yeux et je dus mecramponner désespérément à un arbre, pour ne pas tomber.

« Puis la réaction se fit, immense,terrible ; une froide rage serra mes tempes, et ce fut avec uncalme effrayant que je me dis :

« Avant de les frapper, je dois lesentendre. Je ne suis plus un amant ; je suis un juge !Écoutons.

« Et, concentrant toutes les facultés demon âme dans un seul sens : l’ouïe ; j’entendis mot à motle dialogue suivant :

— En vérité, ma chère Louise, disaitLapierre, vous êtes trop pusillanime ce soir. Les ombres de la nuitvous feraient-elles peur et n’auriez-vous de courage qu’à la clartédu soleil ?

— Ne raillez pas, Joseph : j’aipeur, en effet, répondait la jeune fille.

— Peur de quoi ?

— Le sais-je ?… De tout : duvent qui agite le feuillage, du coassement des grenouilles au bordde la rivière, du cri des hiboux, là-bas, dans ces gorgessombres…

— Allons donc !

— Il me semble que tous ces bruits ettoutes ces voix de la nuit ne s’élèvent que pour me reprocher moninfidélité.

— Vous êtes folle, Louise : leshiboux et les grenouilles n’ont rien à voir dans nos affaires,croyez-moi.

— Je le sais bien… Mais ce sentiment devague terreur que j’éprouve n’est pas de ceux que l’on surmonte parle raisonnement.

— Si vous m’aimiez, Louise, autant que,je vous aime, vous chasseriez bien vite toutes ces idéessuperstitieuses et vous ne craindriez rien au monde, quand je suislà pour vous défendre.

— Vous aimer, Joseph ?… Lorsque,pour vous, je trahis des serments solennels ; lorsque jetrompe à toute heure du jour un franc et loyal jeune homme qui afoi en moi ; lorsque je récompense le dévouement de celui quim’a sauvé la vie en jouant vis-à-vis de lui la comédie de l’amour,tandis que mon cœur appartient à un autre ; vous me demandezsi je vous aime !…

Louise avait prononcée cette tirade d’une voixforte, quoique étouffée, et avec une énergie fébrile. Je n’enperdis pas un mot, pas une intonation. Aussi, l’effet fut-ilfoudroyant, et je demeurai accablé, la tête appuyée au tronc d’unarbre, le visage baigné de larmes.

Lapierre reprit :

— Je vous crois, Louise, et la démarcheque vous faite ce soir confirme vos dires ; mais combien lesactions prouvent mieux que les paroles !

— Ce que vous me demandez est si grave,que je ne puis m’y résoudre.

— Qu’y a-t-il dans ma proposition de siextraordinaire ? Vous n’aimez pas l’homme que vos parents vousdestinent ; pour vous soustraire à la dure nécessité d’épousercet homme-là, vous fuyez avec celui que votre cœur a choisi… Encoreune fois, qu’y a-t-il dans ce projet de si étrange ?

— Gustave Després m’a sauvé lavie !

— La belle affaire ! Tout autre, àsa place, en eût fait autant. Est-ce qu’on laisse périr sous sesyeux une personne qui se noie, sans lui porter secours ?

— Je lui ai dit que je l’aimais et promisde n’être jamais qu’à lui !

— Propos d’amoureux que tout cela. Cessortes d’engagements ne tirent pas à conséquence et se rompent tousles jours. Després a abusé de votre jeunesse et escompté votrereconnaissance, en vous faisant promettre une chose semblable.C’est tout simplement odieux.

À cette lâche accusation de Lapierre, je meredressai pâle de colère et prêt à bondir sur lui ; mais lavoix de Louise m’arrêta.

— Laissez-moi réfléchir, disait la jeunefille. Demain, à la même heure, soyez ici : je vous dirai àquoi je suis résolu.

— Ne craignez-vous pas le retour deDesprés ?

— Oh ! non, il m’a déclaré que sonabsence durerait au moins trois jours.

— J’attendrai, puisqu’il le faut. Maissongez, Louise, que le temps presse et que la découverte de notreliaison peut tout gâter.

— Demain, j’aurai pris une décision.

— À demain, donc ! La frontièren’est pas loin et mon canot est rapide.

— Je serai prête. À demain !

Louise rentra, et j’entendis, à quelques pasde moi, le bruit des branches froissées par Lapierre, qui regagnaitson canot.

Je le laissai partir.

Cinq minutes après, je filais silencieusementdans son sillage. Mon heureux rival fredonnait un gai refrain,pagayant mollement, comme un homme qui n’est pas pressé.

Je l’abandonnai à la hauteur de l’îlot, pourobliquer à gauche et me diriger vers la demeure de mon père.

Lui se perdit dans l’obscurité, en amont, etje l’entendis atterrir presque en même temps que moi.

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