Le Roi des Étudiants

Chapitre 7KINGSTON ET KENTUCKY

 

Després s’arrêta, un instant à cette phase deson récit.

Sa physionomie, jusque là grave et triste, serevêtit soudain d’une expression de haine impossible àrendre ; sa prunelle s’alluma d’un feu sombre, comme siquelque horrible souvenir venait de passer devant ses yeux, et ilreprit d’un ton farouche :

« J’achève, messieurs, et je serai brefdans ce qui me reste à dire.

« Je remontai donc le Richelieu pendantle reste de la nuit, me dirigeant vers la frontière. À la pointe dujour, je me trouvais tout au plus à quatre ou cinq milles de laligne quarante-cinq, c’est-à-dire de la liberté, du salut. Maisj’étais exténué, je n’en pouvais plus ; mes mains, gonfléesoutre mesure par le maniement de l’aviron, refusaient absolument leservice…

« Je dus m’arrêter pour prendre quelquerepos.

« Je me trouvais alors en face d’un grandbois de sapins et de bouleaux. J’y cachai mon canot et, m’étendanttout auprès, je m’endormis d’un profond sommeil.

« Quand je m’éveillai, le soleil étaithaut et je jugeai que j’avais dû dormir plusieurs heures.

« Pour réparer autant que possible cettegrave imprudence, je me hâtais de remettre mon embarcation à l’eau,lorsque de grands cris s’élevèrent des deux côtés de la rive et jefus enveloppé par une dizaine d’hommes qui bondirent sur moi etm’arrêtèrent.

« Parmi ces hommes était Lapierre ;Lapierre que je croyais avoir tué et que je retrouvais plein devie, ayant reçu tout au plus une blessure légère, à en juger par unde ses bras, qu’il portait en écharpe.

« Je compris tout.

« Le lâche, pris de terreur en se sentantatteint par ma balle, avait poussé un cri d’agonie et s’étaitlaissé choir tout de son long, contrefaisant le mort. Puis,lorsqu’il avait bien constaté mon départ, il s’était empressé demettre les autorités à mes trousses.

« —Ah ! ah ! mon petit Després,me dit-il avec un ricanement d’hyène, il paraît que te voilàdescendu du banc de la jugerie ! C’est dommage, paroled’honneur, tu étais superbe la nuit dernière en prononçant masentence !… Mais, bah ! ajouta-t-il, si tu perds le rôlede juge, tu porteras toute ta vie la casaque du forçat… Elle iramieux à ta taille !

« —Misérable chenapan ! murmurai-jeavec dégoût, en lui tournant le dos.

« On me passa les menottes, comme à unmalfaiteur vulgaire, et c’est ainsi que je fus conduit àSaint-Jean, où je fus interné dans la prison commune.

« Mon procès ne tarda pas à s’instruire,et, naturellement, grâce aux menées de Lapierre, je fus trouvécoupable.

« On me condamna…

— À quoi ? demandèrent les jeunesgens, voyant que Després se taisait.

— Au pénitencier ! répondit d’unevoix sourde le Roi des Étudiants.

— Au pénitencier ! fit Champfort… etpour combien de temps ?

— Pour un an… Le jury m’avait fortementrecommandé à la clémence de la cour.

— Hélas ! pauvre ami… mais lasentence ne fut pas…

— J’ai fait mon temps ! j’ai porté,comme me l’avait prédit Lapierre, la casaque du forçat ;pendant douze longs mois, j’ai vécu cote à côte avec lesmeurtriers, les voleurs et les faussaires ; travaillant sousle fouet des gardiens, mangeant à la gamelle du galérien !

— Oh ! ces douze mois, mes amis, ilsm’ont vieilli de douze ans et ont amassé bien du fiel dans moncœur !… Et qui pourrait dire combien de sombres pensées devengeance m’ont agité à l’ombre de ces murs lugubres du pénitencierde Kingston !

« Enfin, ils passèrent, et je pusrespirer de nouveau le grand air de la liberté.

« Mais je n’étais déjà plus l’adolescentjoyeux à qui l’avenir sourit. Mon âme avait bu à la sourced’amertume et s’en était imprégnée. La blessure que l’on venait defaire à mon honneur et à mes sentiments les plus intimes me brûlaitcomme un fer rouge.

« Je résolus de quitter le Canada etd’aller chercher dans le fracas de la guerre américaine, sinonl’oubli, du moins un adoucissement à mes tortures morales et unesorte de réhabilitation vis-à-vis de moi-même.

« Une autre raison—et celle-là bien plusimpérieuse—me poussa à cette détermination.

« En arrivant chez mon père, j’appris quela famille de Louise s’était éloignée de la paroisse, où lescalomnies de Lapierre lui avaient fait une position intenable, etque le mécréant, après s’être ainsi vengé d’un échec matrimonial,avait gagné les États-Unis. Or, telle était ma haine contre cescélérat, que le seul espoir de le rencontrer face à face et de mevenger de ses infamies aurait été plus que suffisant pour me faireabandonner famille et patrie.

« Je partis donc pour le théâtre de laguerre, et je m’engageai dans une armée de fédéraux qui opéraitalors dans le Kentucky et faisait face au général Beauregard.

« Chose inouïe, je venais de tomber justesur l’homme que je cherchais, et je me trouvais précisément dans undes avant-postes où maître Lapierre exerçait ses nombreux talents.J’eus maintes fois l’occasion d’observer ses allées et venues d’uncamp à l’autre. Mon ex-ami faisait là rondement ses petitesaffaires, à ce qu’il paraissait. Il était à la fois commissaire desvivres, espion et agent de recrutement, pour le compte de l’arméedu Nord.

« Tu as vu, Champfort, comment le tristepersonnage opérait et quelle habileté il savait déployer dans sesmultiples occupations.

« Eh bien ! le rôle qu’il a jouévis-à-vis du colonel Privat n’était que la centième répétition decomédies aussi odieuses, exécutées aux avant-postes des armées,tantôt au détriment des confédérés, tantôt à celui des fédéraux,suivant le bon plaisir de ses intérêts pécuniaires, à lui.

« Il est infiniment probable que sil’audacieux coquin avait su que son plus mortel ennemi se trouvaitdans les mêmes parages que lui, observant tous ses agissements,épiant ses moindres démarches, il aurait décampé sans tambour nitrompette.

« Mais j’étais si bien grimé, avec malongue barbe que j’avais laissé croître, et, je prenais tellementde précautions pour ne pas être reconnu, que maître Lapierre vivaità cet égard dans une parfaite sécurité.

« J’en profitais pour faire, moi aussi,mes petites affaires, c’est-à-dire pour accumuler contre lui autantde preuves que possible—une somme suffisante pour le faire fusillercomme un espion ennemi ; et je vous assure que je ne regardaispas beaucoup aux moyens à employer, lorsqu’il s’agissaitd’augmenter ma liste.

« Un soir entre autres que, par une nuitobscure, il revenait clandestinement du quartier-général ennemi, jem’embusquai sur son passage et, après l’avoir rossé à mon goût, jele dévalisai de ses papiers, ni plus ni moins que si j’eusse été unvoleur de grand chemin.

« Ce bel exploit compléta mondossier ; car il se trouva que le misérable portait sur lui,cette nuit-là, une véritable cargaison de papierscompromettants : correspondances secrètes, instructions, etc.,de quoi faire fusiller dix espions.

« Je me décidai alors à ne plus retarderle châtiment et à frapper un coup décisif.

« Ma qualité de secrétaire du généralcommandant l’armée me permettait de le voir à toute heure. J’allaile trouver cette nuit-là même. Le général n’était déjà plus à satente. Tout le camp était en mouvement. Nous marchions àl’ennemi.

« La bataille s’engagea sur toute laligne, furieuse, épouvantable. Nous fûmes battus et obligés deretraiter précipitamment bien en arrière de nos lignesprécédentes.

« C’est dans cette affreuse retraite queje fus blessé d’un coup de feu, qui mit fin à ma carrièremilitaire.

« On m’évacua vers le nord, et comme maconvalescence traînait en longueur et que, d’ailleurs, je nepouvais espérer reprendre mon service de sitôt, j’obtins mon congéet je revins au pays.

— Et Lapierre ? demandaChampfort.

— Je ne l’ai plus revu qu’ici, à Québec,lorsqu’il revint des États-Unis. C’est la Providence, comme je l’aidit, qui le jette sur ma route. Cette fois-ci, il ne m’échapperapas.

— C’est à moi qu’il appartient !rugit le Caboulot, dont la physionomie était transformée et quilançait des éclairs par ses yeux bleus.

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