Le Roi des Étudiants

Chapitre 26LA TÊTE DE MÉDUSE

 

D’où venait l’espion, et quel avait été lemotif de sa brusque sortie, une heure auparavant ?

C’est ce que nous allons dire en peu demots.

Pendant toute la soirée, Lapierre avait étéinquiet, agité ; ses yeux s’étaient souvent dirigés, avec uneimpatience à peine contenue, vers l’horloge du grand salon ;sa conversation, bien qu’enjouée et pleine de verve, s’étaitressentie de l’état de son esprit, et sa bonne humeur n’avait étéqu’une bonne humeur de commande ; sa gaieté, qu’une gaietéfactice, nerveuse, intermittente. Chaque fois que la porte d’entréedu grand salon s’était ouverte pour livrer passage à un invité enretard, à une figure nouvelle, il avait tressailli et pâli sous sonmasque de cire, comme s’il se fût attendu à quelque soudaineapparition, à voir une nouvelle statue du Commandeur.

Mais, ainsi que don Juan, il avait trop descepticisme dans l’âme et trop de foi dans son étoile pours’arrêter longtemps à des craintes puériles, et ne pas se remettreaussitôt de ces petites alertes.

Néanmoins, il faut croire que Lapierre avaitde sérieuses raisons pour observer ainsi la porte d’entrée, etdévisager tous les nouveaux arrivants, car pas une figure étrangèren’échappa à sa rapide inspection, pas un nom ne fut chuchoté sansêtre entendu de lui ; et, chose singulière, plus la soiréeavançait, plus s’approchait, par conséquent, le moment siimpatiemment attendu de son mariage, plus aussi l’inquiétudeétreignait Lapierre à la gorge, plus l’effarement se lisait dansses yeux.

C’est que le coquin avait beau se répéter àlui-même que toutes ses précautions étaient bien prises, sesennemis en lieu sûr, sa fiancée aux trois-quarts convaincue—unevague crainte, une mystérieuse terreur n’en faisait pas moinsfrémir les fibres les plus secrets de son être…

— Tout cela ne servira qu’à me perdredavantage, se disait-il, si ce Després de malheur n’est pasempoigné avant d’arriver ici.

En effet, l’enlèvement du Roi desÉtudiants ! voilà ce qui préoccupait, par-dessus touteschoses, maître Lapierre ; voilà ce qui le rendait nerveux etimpressionnable ; voilà ce qui lui mettait au cœur cettemystérieuse impression de terreur dont nous venons de parler.

Vers minuit, l’honnête fiancé n’y tint pluset, prétextant, vis-à-vis de Laure un grand mal de tête, il demandala permission d’aller prendre le frais dans le parc — permissionqui, on le conçoit sans peine, lui fut octroyée de grand cœur.

Lapierre sortit donc.

Au lieu de suivre les allées illuminées agiorno, il prit un sentier perdu et s’enfonça rapidement auplus épais du bois ; puis, faisant un crochet, il inclina versla gauche et se rapprocha ainsi du rond-point.

Une fois arrivé à vingt pas de l’endroit où,dans l’avant-dernier chapitre, nous avons vu Bill et Passe-Partouten embuscade, Lapierre s’arrêta et prêta anxieusementl’oreille.

Aucun bruit ne lui parvint, que la rumeursourde et lointaine des promeneurs conversant à demi-voix et lesaccords éclatants de l’orchestre répétés par les échos du parc.

Lapierre fit une dizaine de pas en avant ets’arrêta de nouveau pour écouter.

Même silence et mêmes bruits.

Alors, il appela doucement :

— Passe-Partout ! Bill !

Les deux mécréants ne répondirent pas—et pourcause. Ils trottaient en ce moment sur la route de Charlesbourg,—avec leur prisonnier Gustave Després.

Lapierre eut un rayon d’espérance.

— Serait-ce déjà fait ? se dit-il.Allons voir au signe convenu.

Et, se glissant sous les rameaux entrelacés,le rôdeur nocturne s’approcha du banc que l’on connaît. Une foislà, il tâta avec sa main et poussa une exclamation étouffée, ensentant, sous ses doigts une petite branche attachée grossièrementà une extrémité du dossier.

— C’est fait ! s’écria-t-il !Mon ami Després est allé rendre ses hommages à la mère Friponne.Brave Bill ! brave Passe-Partout ! comme ils me font unebonne besogne et quelle heureuse idée j’ai eue de me lesassocier !

Après avoir ainsi exprimé sa satisfaction.Lapierre se disposa au retour. Il refit le chemin qu’il venait deparcourir, se faufilant avec les mêmes précautions au milieu duparc, fuyant les endroits éclairés et adoptant de préférence lessentes plongées dans l’obscurité.

Une heure après son départ, il rentrait aucottage, dans le même moment—comme nous l’avons vu—où PaulChampfort en sortait par les appartements de derrière.

Le fiancée de Mlle Privat n’étant plusreconnaissable. Sa figure rayonnait, et un sourire de triomphe malcomprimé courbait sa fine moustache.

Laure s’aperçut de ce changement à vue et neput s’empêcher de frémir. Elle préférait voir son prétendantsoucieux et préoccupé, que de lire sur son front l’annonce d’unsuccès prochain. En effet, tout ce qui était joie chez cet homme neprésageait-il pas douleur et désillusion pour elle.

Quoi qu’il en soit, elle ne perdit pascontenance et reçut les compliments du jeune homme avec le calmedont elle ne s’était pas départie depuis que son sacrifice étaitfait. Et, d’ailleurs, les mutuels aveux qui venaient de s’échangerentre elle et son cousin n’avaient pas peu contribué à rendre lapaix à son cœur. Elle se disait maintenant que tout serait, tentépour la soustraire au gouffre qui l’attirait invinciblement, etqu’elle n’avait plus qu’à s’en rapporter courageusement à laProvidence. À quoi lui servirait de se raidir contre une destinéeinévitable, si Després n’arrivait pas ? Que lui vaudraient desrécriminations et des dédains, si Lapierre, en dépit de tout,allait être son mari ?

Voilà ce que se disait la jeune fille et voilàpourquoi elle accueillit son fiancé avec moins de froideur qued’habitude, presque amicalement.

— Mademoiselle, roucoulait Lapierre, j’aiappris en entrant que vous vous êtes trouvée fatiguée pendant unevalse : me serait-il permis de vous demander si cettefaiblesse est passée ?

— Oh ! monsieur, ce n’était qu’unsimple étourdissement, répondit Laure, une défaillance passagèrequi n’a pas eu de suites.

— Vous me voyez très heureux d’apprendrequ’il en a été ainsi, car vous aurez besoin de toutes vos forcespour la grande journée dont l’aurore va poindre bientôt.

— Vous avez raison, monsieur, il mefaudra être forte ! murmura Laure, avec un singulier sourire.Aussi, ajouta-t-elle, ai-je l’intention de me ménager et de ne plusaccepter d’invitation à danser.

— Je ne saurais blâmer une aussi sagedétermination, mademoiselle—d’autant moins qu’elle me prouve votredésir de paraître à l’autel dans tout l’éclat de votre beauté,répondit galamment Lapierre.

— Oh ! monsieur, croyez que cetteconsidération-là est pour fort peu de chose dans ma décision, etque cette beauté dont il vous plaît de parler, je ne m’en occupeguère.

— Vous avez tort, mademoiselle ;car, au milieu de cet essaim de charmantes jeunes filles quiémaillent, cette nuit, vos salons, vous êtes et restez encore laplus charmante.

— En vérité, M. Lapierre, voustournez à ravir le madrigal, et je me demande ce qui a pu vousarriver de si heureux pour que vous vous soyez transformé de lasorte.

Le jeune homme se mordit les lèvres.

— Vous trouvez ? fit-ilnarquoisement.

— Mon Dieu, oui… répondit Laurenégligemment. Il y a une heure à peine, vous sembliez soucieux,préoccupé…

— La promenade m’a fait du bien, répliquaLapierre, et, d’ailleurs, me ferez-vous un crime de perdre un peula tête à l’approche du bonheur que je rêve depuis silongtemps ?

Laure ne répondit pas sur-le-champ. Elleplongea son regard froid et calme dans l’œil louche de soninterlocuteur.

— Il y a peut-être autre chose,dit-elle…

— Autre chose ?… quoidonc ?

— L’absence de certaine personne…

— Je vous comprends, mademoiselle,répliqua gravement Lapierre ; vous voulez parler de monsieurDesprés, n’est-ce pas ?

— Précisément, monsieur.

— Je suis très aise que vous ayez amenéla conversation sur ce terrain, car vous me fournissez l’occasionde vous dire franchement ma pensée là-dessus. Vous vous rappelez,n’est-ce pas, que vendredi dernier, sans savoir même que vous vousétiez rencontrée avec ce Després, je vous disais que mes ennemiss’agitaient dans l’ombre, tramaient contre moi, obéissant à un motd’ordre, parti je ne savais d’où ; vous vous souvenez que jevous ai mentionné spécialement le nom du matamore qui devait,paraît-il, venir jusqu’ici soutenir ses accusations ridicules enface de toute la noce ; vous avez souvenir de tout cela,n’est-il pas vrai ?

— C’est vrai… je me souviensparfaitement.

— Eh bien ! mademoiselle, comme cejour là, je vous déclare de nouveau que j’aurais été heureux devoir monsieur Després exécuter sa menace et remplir sonengagement ; j’aurais été charmé de pouvoir, d’un seul coup,fermer la bouche à ce vaillant chevalier redresseur de torts, digneémule de feu don Quichotte… Et tenez, mademoiselle, il n’y a pasencore à désespérer, puisqu’il n’est que deux heures et que lecontrat ne se signe qu’à six… Attendons, et peut-être que lajustice de Dieu voudra bien envoyer cet impudent papillon se brûlerles ailes à la lumière de la vérité.

— Vous avez raison : attendons lajustice de Dieu ! répondit Laure avec gravité.

En ce moment, madame Privat pénétrait dans lesalon et se dirigeait vers le groupe formé par son futur gendre etsa fille.

— Ma chère Laure, dit-elle en arrivant,je viens t’enlever ton fiancé pour quelques instants. Le notaireest occupé à dresser le contrat, et il a besoin de monsieurLapierre pour certains renseignements. Tu permets, n’est-cepas ?

— Faites, répondit Laure, avecinsouciance.

Lapierre s’inclina et suivit la veuve ducolonel.

Quant à la jeune créole, elle se dirigea versl’embrasure d’une fenêtre et ramena sur elle les rideaux, pouréchapper à l’obsession de la foule, qui n’aurait pas manqué devenir lui rendre ses hommages.

Là, elle colla son front contre une vitre etregarda anxieusement l’avenue brillamment illuminée ; puis sapensée prit son essor et suivit son cousin, Paul Champfort, à larecherche du mystérieux sauveur qu’elle n’avait fait qu’entrevoir.À toute minute, par une illusion d’espoir, elle se figurait voirarriver les deux jeunes gens—l’un rayonnant comme le bonheur,l’autre terrible comme la vengeance !

Mais toute la nuit se passa ; maisl’aurore descendit du ciel ; mais quatre heures sonnèrent,puis cinq, puis six, sans réaliser le secret espoir de lamalheureuse fiancée, sans que Gustave eût paru ?

Seulement, comme le dernier coup de lasonnerie vibrait encore au-dessus des assistants silencieux,Champfort entra dans le grand salon.

Il était extrêmement pâle et paraissaitexténué de fatigue.

Laure, assise près de sa mère et à quelquedistance de la table où se tenait un grave notaire, jeta à soncousin un coup d’œil interrogateur ; mais celui-ci ne put quecourber la tête dans un geste de suprême désespoir.

— Allons ! le sort en est jeté, sedit la jeune fille, consommons courageusement notre sacrifice…,.Dieu n’a pas voulu que j’eusse ma part de bonheur sur laterre !

Et, calme, stoïque, impassible, elle écouta lalecture du contrat de mariage, faite en ce moment par lenotaire.

Le plus profond silence régnait parmi lesnombreux assistants, rassemblés dans le salon. Seuls, PaulChampfort et Edmond Privat, retirés à l’écart, causaient d’unefaçon extrêmement animée.

Les deux jeunes gens paraissaient sous le coupd’une violente émotion et semblaient discuter une question d’unhaut intérêt, car sur leurs pâles figures se lisait lebouleversement le plus terrible. Champfort, surtout, avait l’airfurieusement excité et dominé par une de ces froides colères quel’on ne maîtrise pas.

Le jeune Privat, plus raisonnable, faisaittous ses efforts pour calmer son cousin.

Cependant, le notaire acheva la lecture ducontrat de mariage au milieu du silence général. Il promena alors,à travers ses lunettes, un regard interrogateur sur lesintéressés ; puis, constatant que personne n’avait d’objectionà faire, il se leva et présenta au futur époux, Joseph Lapierre,son siège et sa plume.

— Signez, monsieur, dit-il.

Lapierre signa d’une main fiévreuse. Puis, selevant, il attendit, tout en présentant la plume au notaire.

— À la future épouse, maintenant !reprit l’homme de loi. Passez la plume à votre fiancée,monsieur.

Lapierre se tourna vers Laure et attendit,tenant toujours la plume.

Mais, comme la jeune fille hésitait, tournantdésespérément son regard vers la porte d’entrée, madame Privatintervint.

— Eh bien ! Laure, que fais-tudonc ? dît-elle avec une certaine impatience ; ne vois-tupas que tu fais attendre ces messieurs ?

— J’y vais, ma mère ! répondittranquillement la jeune créole.

Et, plus blanche que le papier sur lequel elleallait inscrire son nom, plus froide que la table de marbre quiservait de bureau, elle s’avança silencieuse et résignée.

Lapierre, fort pâle lui-même, s’empressa delui présenter la fatale plume.

La victime se mit en devoir de signer sacondamnation…

Mais, à cet instant, suprême, il se passaquelque chose d’étrange. On vit Champfort s’échapper brusquementdes mains d’Edmond Privat et marcher, un revolver à la main, surLapierre, tandis que la porte d’entrée du salon s’ouvrait avecfracas pour livrer passage à un homme pâle et le visage ruisselantde sueur…

À cette terrible apparition, Lapierre poussaun cri étouffé et tomba sur un siège. Quant à Laure, elle laissaéchapper la plume, joignit les mains et leva les yeux au ciel, dansune muette action de grâce.

L’homme qui arrivait ainsi à la dernièreheure, à la dernière minute, c’était le sauveur, c’était GustaveDesprés.

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