Le Roi des Étudiants

Chapitre 20LE GUET-APENS

 

Cet individu n’était autre que Lapierre.

Depuis la scène de l’avant-veille, et,surtout, depuis l’étrange menace de Champfort, le cauteleuxpersonnage ne vivait plus. De mystérieuses appréhensions luiétreignaient la poitrine, et il pressentait que quelque chose devaguement terrible se tramait contre lui.

Plus que cela, un sentiment nouveau germaitsourdement dans le cœur de cet homme, jusque là inaccessible àtoute autre voix que la voix métallique des aigles américains oudes souverains anglais…

Le misérable aimait sa victime et il étaitjaloux !

Cette constatation, faite seulement depuisdeux jours, mettait Lapierre dans des colères blanches. Lui, dontle cœur triplement cuirassé avait toujours résisté à un penchant sipuéril, se découvrir tout à coup amoureux comme tout le monde, sesentir pris dans ses propres filets !

Il y avait de quoi faire bouillir la bile d’uncoquin encore flegmatique.

Quoi qu’il en soit, on ne résiste pas àl’envahissement de l’amour, et il faut bien le subir quand ils’installe à notre foyer.

C’est ce que fit Lapierre.

Il prit son rôle d’amoureux au sérieux, et, enhomme prudent, il résolut de veiller sur son bien. Ce n’est pas quel’ancien espion se fit un instant illusion sur le sentiment qu’ilinspirait à sa fiancée.

Oh ! non. Lapierre se savait haï,méprisé. Mais il se disait que c’était là une raison de plus pourêtre sur le qui-vive, et empêcher au moins la belle créole dedonner son cœur à un autre.

Et puis, d’ailleurs, n’y avait-il pas ce petitcarabin de Paul Champfort dont il fallait brider les trop tendresinclinations et enrayer la progression amoureuse ?…

Lapierre revint donc à son ancienmétier : il se fit l’espion de sa fiancée et de Champfort.Redoutant par-dessus tout une entrevue entre les deux jeunes gens,les révélations que pouvait faire l’étudiant sur les événements deSaint-Monat, le soupçonneux coquin eut recours au petit moyen quenous connaissons.

Il écrivit à Mme Privat pour s’excuser dene pouvoir, ce jour-là, se rendre à la Canardière et faire sa courà Mlle Laure. Puis il vint, en tapinois, s’embusquer dans le parc,dans l’espoir de surprendre sa fiancée en flagrant délit detrahison.

On a vu que le hasard n’avait que trop bienfavorisé l’espion.

Lapierre, en effet, n’était pas en embuscadedepuis une demi-heure, à proximité, du chemin royal, qu’unroulement de voiture fit résonner le macadam et cessa, tout à coup,presque en face de l’endroit, où se tenait blottil’ex-fournisseur.

Un homme sauta sur la route, enjamba la haievive et s’engagea résolument dans un sentier du parc.

Lapierre ne vit qu’une seconde la figure dunouvel arrivant, mais c’en fut assez pour que le misérable restâtcloué à sa place, pâle, tremblant, pétrifié, comme si la tête deMéduse lui fût apparue…

— Lui ! lui ! s’écria-t-il…Gustave Lenoir ?

Et, n’en pouvant croire ses yeux, il prit sacourse pour aller, par un long circuit, s’embusquer près d’un petitpont que devait traverser l’inconnu.

Cette fois, le doute ne fut plus permis, etLapierre reconnut tout à son aise la mâle et sombre figure de sonancien antagoniste.

Le jeune homme marchait d’un pas rapide, commequelqu’un qui se hâte vers un but arrêté ; et Lapierre ne putempêcher ses jambes de flageoler et sa face blême de se couvrird’une sueur froide, en se faisant une réflexion terrible :

— Il va la rencontrer… il va luiparler…, Je suis perdu !

Et, en formulant cette pensée, le misérabletira machinalement de sa poche un revolver tout armé, et en dirigeale canon vers Després ; mais celui-ci, ayant cru entendre unbruit insolite dans le feuillage, s’était arrêté et avait prêtél’oreille, en écartant les branches…

C’est ce qui le sauva.

Lapierre, revenu subitement au sentiment de laprudence, n’eut que le temps de se jeter à plat-ventre, et, là,immobile, il attendit…

Després reprit bientôt sa route, sans pluss’occuper de l’incident qui l’avait fait arrêter.

Quant à Lapierre, il remit son revolver danssa poche et se prit à réfléchir profondément.

La situation était grave, et la brusqueintervention de Després—nous lui conserverons ce nom—dans desaffaires déjà singulièrement compromises n’était pas de nature àrassurer le prétendant à la dot de Mlle Privat.

Aussi ses premières méditations furent-ellessombres et découragées. Un moment même, le tenace chercheur dedollars eut l’idée de tout abandonner et de fuir des parages où serencontraient des figures aussi peu rassurantes que celle du Roides Étudiants. Le souvenir du terrible drame de l’îlot passa commeun fantôme dans la cervelle du coquin, et il eut peur—car il sentitplaner sur sa tête l’inexorable vengeance que devait lui réserverl’amant de Louise.

Pourtant, il était dur d’échouer au port,quand trois jours à peine séparaient ce pauvre Lapierre du butqu’il poursuivait depuis, de longues années.

L’ex-fournisseur passa bien un bonquart-d’heure ainsi assailli par de noires pensées… Puis il se levaet parut prendre une résolution énergique :

— Ah ! ma foi, tant pis ! sedit-il ; je n’abandonnerai pas ainsi le champ de bataille sanscombattre… J’ai déjà, fait assez de sacrifices pour cetteaffaire : je ne lâcherai pas une si belle proie, quand je n’aiplus qu’à étendre la main pour la saisir, … Et, d’ailleurs,ajouta-t-il, qui m’assure que ce Gustave de malheur connaisse lepremier mot de ce qui se passe ici ?… qui me dit que sadémarche ait le moindre rapport avec mon mariage ?… Rien, unsimple soupçon. J’en aurai le cœur net et je saurai à qui en veutmon ancien ami…

— Au surplus, reprit Lapierre en sedisposant à partir, si cet oiseau de pénitencier s’avisait de jaserun peu plus qu’il ne me convient, je lui ferai avaler une pilulequi le rendra muet pour longtemps.

Et il frappa d’un air sinistre sur la poche oùétait son revolver.

Puis, voulant rattraper le temps perdu,l’espion s’engagea vivement dans le sentier parcouru par Després etse dirigea à pas de loup vers le rond-point.

Gustave, comme on sait, s’y était installé surun banc à moitié enseveli sous un dais de rameaux entrelacés.

Du premier coup d’œil, Lapierre vit quel partiil pouvait tirer de cette disposition ; et, revenant sur sespas, il fit un long circuit vers le nord, avec l’intention des’approcher silencieusement du banc et d’entendre la conversationqui ne manquerait pas de s’engager.

Cinq minutes après, l’espion était à sonposte, à dix pas tout au plus de son ancien rival et complètementabrité par les enchevêtrements du feuillage.

Il était temps. Laure arrivait, escorté de sonfrère, et le sinistre fiancé de la belle créole put constater queses dispositions les plus mauvaises allaient se réaliser.

Il eut un moment de terreur et de rage.L’épouvante lui fit perdre la tête, et, une seconde fois, le canonde son revolver se trouva dirigé vers la tête de Després.

Pourtant, le misérable se contint encore…

— Bah ! se dit-il, en abaissant sonarme, il sera toujours temps… Et puis, je ne serais pas fâché desavoir au juste ce que pense et connaît de moi mon ancienrival.

Pendant ce monologue de Lapierre, lescompliments d’usage s’étaient échangés entre le Roi des Étudiantset la jeune créole ; Edmond avait présenté son ami sous le nomde Gustave Després, puis s’était retiré à l’écart, comme l’onsait.

— Tiens, se dit l’espion dans sacachette, il paraît que mon ami Lenoir a changé de nom… Voilà doncpourquoi j’avais perdu complètement sa trace…

Et il se mit en position de ne pas perdre uneseule des paroles de l’intéressant couple.

Cependant, la conversation avait fait duchemin… Després en était à raconter, avec les couleurs les plussaisissantes, les événements de Saint-Monat : l’enlèvement deLouise, le duel nocturne sur l’îlot, la dénonciation, le procès, lacondamnation, puis enfin l’échec de Lapierre et ses ignoblescalomnies…

L’espion écoutait, anxieux, inquiet, lapoitrine serrée…

— Tout cela est peu de chose, se dit-il…Pourvu qu’il ne sache rien de l’autre affaire !

Et le bandit crispa sa main sur la crosse deson revolver.

Mais lorsque le Roi des Étudiants en arrivaaux agissements de Lapierre dans le Kentucky ; lorsqu’ildécrivit la monstrueuse hécatombe du Cumberland Gap ;lorsqu’il déroula sous les yeux de Laure les faits et gestes del’espion, dans cette nuit sinistre où le colonel Privat agonisaitsur un méchant grabat, loin des siens et au pouvoir de l’homme quil’avait trahi, l’ex-fournisseur n’y tint plus…

Son bras se tendit dans la direction dunarrateur, et, livide, hideux de terreur et de rage, Lapierre sedressa de toute sa hauteur et ajusta Gustave Després…

Juste à ce moment, Edmond arrivait en courantet le Roi des Étudiants se levait en toute hâte.

Il était encore sauvé ; mais, comme onl’a vu dans le dernier chapitre, son adversaire se mit résolument àsa poursuite, faisant un long détour vers le nord et allants’aposter sur le chemin que suivait lentement le jeune discipled’Esculape.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que lepas régulier et souple de Gustave fit résonner la terre durcie dusentier. L’étudiant marchait la tête basse, absorbé dans un flot depensées couleur de rosé, s’il fallait en juger par le demi-sourirequi courbait sa moustache.

Lapierre le voyait venir.

— Ah ! ah ! se dit-il, avec unesourde colère, tu triomphes un peu vite, mon bonhomme… L’espion, letraître, le faussaire—comme tu m’appelles—va t’apprendre un peuqu’on ne se jette pas impunément en travers de ses projets.

Et le misérable introduisit rapidement la maindans la poche de son habit…

Mais il l’en retira aussitôt et fit un gestede désappointement et de rage…

Le revolver n’y était plus !

Dans, sa course précipitée, l’espion l’avaitperdu, et il était trop tard pour essayer de le retrouver.

Cependant, Després n’était plus qu’à quelquespas de l’endroit où se tenait Lapierre… Il allait passer…

Mais, soudain, l’ancien espion se baissa avecune rapidité de tigre, ramassa une grosse pierre et la lança detoutes ses forces à la tête du Roi des Étudiants…

Celui-ci, atteint en plein crâne, tomba commeune masse, sans même pousser une plainte.

Alors, l’assassin prit ses jambes à son cou,sauta la haie vive et se trouva dans le chemin royal.

Il était sept heures du soir, et les passantsse faisaient rares.

Seuls, un tout jeune homme et une Jeune fillevoilée cheminaient lentement sur la route de la Canardière, en facedu parc de la Folie-Privat.

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