Le Roi des Étudiants

Chapitre 18LE PREMIER PAS

 

Depuis la conversation orageuse qu’elle avaiteue avec son fiancé, Mlle Privat ne quittait guère sa chambre et nese mêlait que très rarement aux autres membres de la famille.

Frappée au cœur et courbée forcément sous uneinexorable nécessité, elle voulait bien ne pas se plaindre, mais illui était impossible de prendre part aux joies de ses compagnesplus heureuses qu’elle, et encore plus impossible de s’associer auxpréparatifs que l’on faisait en vue de son mariage.

C’était ainsi qu’elle vivait, isolée etmélancolique, tantôt retirée dans sa délicieuse chambrette, tantôten tête-à-tête avec le grand piano du salon, pendant qu’autourd’elle, dans les vastes appartements, tout était bruit, mouvementet branle-bas de fête.

Dans le cours de la vie humaine, combien defois le plaisir insoucieux ne s’ébat-il pas de la sorte tout à côtéde la douleur ignorée !

À l’heure précise où Gustave et Edmondfilaient au grand trot sur le chemin de la Canardière, la pauvreLaure, toujours triste et désespérée, se trouvait à la fenêtre desa chambre, promenant son regard voilé sur la magnifique campagnequi avoisine Québec. À travers quelques éclaircies d’arbres, ellevoyait se dessiner, comme les tronçons d’un ruban grisâtre, laroute qui conduit à Montmorency… De temps à autre, un magnifiqueéquipage passait rapidement vis-à-vis ces percées de feuillages,pour disparaître en une seconde, se montrer de nouveau plus loin,puis s’évanouir encore.

Laure regardait sans voir…

Que lui importait le mouvement de ces foulesen habits de fête, galopant joyeusement sur le chemin de lavie !… Son bonheur, à elle, n’était-il pas envolé pourtoujours, et la route qui se déroulait en face de sa jeuneexistence pouvait-elle lui offrir autre chose que des épines et desornières !…

Elle laissait donc passer un à un tous cesbrillants équipages, sans leur accorder plus qu’une attentiondistraite, lorsqu’un élégant phaéton, traîné par deux beaux chevauxde race mexicaine, s’arrêta tout à coup vis-à-vis d’une éclairciedu parc et qu’un des deux jeunes gens qui en occupaient le siègesauta à terre, puis disparut entre les arbres.

Laure devint toute pâle.

Elle avait reconnu la voiture de son frère etse disait avec anxiété :

— Oh ! mon Dieu, qui donc est avecmon frère ?… Pourvu que ce ne soit pas lui !…

Puis se ravisant :

— Mais non… ce ne peut être déjà monpersécuteur… et, d’ailleurs, il ne serait pas venu dans la voitured’Edmond, ou, dans tous les cas, ne serait pas descendu à l’entréedu parc.

Ce raisonnement rassura un peu la jeunecréole. Toutefois, sa curiosité n’était pas satisfaite, et elle seremit à faire de nouvelles suppositions.

— Si c’était Paul ! se dit-elle.

Et sa main se porta involontairement à soncœur.

Depuis la scène de l’avant-veille et, surtout,depuis l’imprudent aveu fait par Lapierre relativement auxsentiments de l’étudiant en médecine, Laure était bien revenue deses préventions contre son cousin. Plus que cela, elle sereprochait amèrement de ne l’avoir pas compris et d’avoir ainsilaissé passer le bonheur à côté d’elle, sans lui tendre la main…Et, maintenant, cet amour désintéressé et malheureux, ce sentimentchevaleresque qu’elle s’était appliquée à refouler—faute de leconnaître—dans le cœur du fier jeune homme, pouvait-elle ysonger ?… pouvait-elle le lui offrir encore ?…

Et la pauvre jeune fille, en se faisant cesréflexions, ne put empêcher une larme brûlante de couler sur sajoue enfiévrée.

Mais, à son tour, elle repoussa cette nouvelleSupposition.

— Non, se dit-elle, ce n’est pasChampfort… Il souffre, lui aussi, et ne veut pas augmenter sasouffrance en venant dans cette maison où le malheur s’est abattu…Et, pourtant, ce jeune homme que j’ai vu disparaître dans leparc…

Elle n’acheva pas.

Le roulement d’une voiture se fit entendredans l’avenue, et Laure, s’avançant la tête hors de sa fenêtre, putvoir son frère sauter lestement sur les marches du péristyle etremettre les guides à un domestique.

Alors, la jeune créole appela :

— Edmond !

Celui-ci releva la tête.

— Je veux te voir tout de suite, continuaLaure. Peux-tu me donner deux minutes ?

— Pas deux minutes, ma chère, mais deuxheures, répondit l’étudiant, qui disparut sous la haute ported’entrée.

Un instant après, il était dans la chambre desa sœur.

La jeune créole embrassa, son frère, puisouvrait la bouche pour lui poser une question facile à deviner,lorsqu’elle s’aperçut que l’étudiant, d’ordinaire pétulant etjoyeux, était, ce jour-là, d’une gravité magistrale.

Elle le regarda quelques secondes, puischangeant brusquement sa question :

— Que se passe-t-il donc, mon cherEdmond ? demanda-t-elle ; qu’a-t-il pu t’arriver de sifâcheux pour que tu sois devenu comme cela tout morose ?

— Il ne m’est rien arrivéd’extraordinaire, ma bonne Laure, répondit l’étudiant.

— Alors, pourquoi cette figure de jugequi va prononcer une sentence de mort ?

— Ai-je vraiment cettefigure-là ?

— Mais… à peu près.

— Dans ce cas, c’est que j’aiprobablement quelque sentence grave à porter… ou à faireporter.

— Une sentence ?

— Tu dis bien.

— Eh ! contre qui ? … Ce n’estpas contre moi, au moins ?

Et Laure. feignit de rire ; mais le rirene lui allait plus, et elle ne put qu’ébaucher un amer rictus.

Edmond ne répondit pas, mais il se leva et,s’approchant de sa sœur, il lui dit avec une tristesse qui n’étaitpas sans solennité :

— Ma sœur, le temps des atermoiements etdes subterfuges est passé… Il se trame ici des choses terribles etenveloppées d’un sombre mystère…

Laure voulut se récrier.

— Laisse-moi parler, continua le jeunePrivat. Si je n’ai pas le droit de te forcer à me faire part de cefatal secret que tu prétends exister entre nous, j’ai du moins ledevoir d’empêcher ma sœur unique de se sacrifier inutilement.

— Edmond, je t’en prie, interrompitfébrilement la jeune créole, ne va pas plus loin et cesse de meparler de ces choses. Tu m’as promis, il y a quelque temps, de nejamais plus revenir sur ce sujet.

— Je l’avoue ; mais lescirconstances sont changées… Il s’agit du bonheur de toute ta vie,et je ne veux plus rester spectateur impassible d’un sacrificeaussi douloureux.

— Mais, je ne me sacrifie pas… je l’aime,mon fiancé !…

Et la malheureuse enfant eut le courage deprononcer ce sublime mensonge d’une voix ferme.

Edmond la contempla d’un air attendri.

— Ce n’est pas à moi, pauvre chère sœur,dit-il, que tu feras croire pareille chose. Ton âme est trop noblepour n’avoir pas deviné la bassesse de caractère et l’hypocrisie dece misérable suborneur… Tu ne peux l’aimer.

— C’est là où tu te trompes, essaya derépliquer Laure. Et, d’ailleurs, reprit-elle avec énergie, si jefais véritablement un sacrifice, c’est que je le juge tellementnécessaire, que rien au monde ne pourrait m’empêcher del’accomplir. Le sort en est jeté… Tu m’as juré de ne jamais révélerce secret à notre mère : tiens ta promesse, je tiendrai mesengagements.

Le jeune Privat vit qu’il était temps defrapper un grand coup.

— S’il existait de par le monde, dit-il,un homme qui fût capable de te prouver l’inutilité de tonsacrifice… ?

Laure hocha la tête et murmura :

— C’est impossible.

— Si ce même homme, poursuivit Edmond,possédait des documents irrécusables, en présence desquels le doutene serait pas permis, et établissant que Lapierre est un misérable,digne tout au plus de figurer au bout d’une corde de potence…

Laure ne répondait pas.

Son front était devenu brûlant et les tempeslui bourdonnaient.

— Eh bien ? fit l’étudiant.

— Un homme semblable n’existe pas,répondit la jeune fille, qu’une étrange espérance envahissait.

— S’il existait ? insistaEdmond.

— S’il existait ! s’ilexistait ! s’écria Laure avec exaltation, je dirais que Dieu aeu pitié de moi et qu’il a fait un miracle.

— Eh bien ! ma sœur, reprit le jeunePrivat en tirant une lettre de sa poche, remercie Dieu, car il afait un miracle ; car cet homme existe et il t’envoiececi.

Laure s’empara fébrilement de la lettre quelui présentait son frère.

— Une lettre ! dit-elle… une lettreà moi !…Mais vais-je me permettre de la lire ?

— Tu le dois, ma sœur. Elle est d’unbrave jeune homme qui sera ton sauveur. Ne refuse pas le secoursque t’envoie la Providence.

— N’est-ce pas ce jeune étranger quit’accompagnait tout à l’heure, demanda Laure, tout en brisant lecachet d’une main tremblante.

— Précisément. Il attend dans le parc quetu lui répondes.

Laure ouvrit la lettre et lut tout bas.

Voici le contenu de cette missive écrite parGustave Després :

Mademoiselle,

Un homme qui a parfaitement, connu, à l’arméeaméricaine, votre brave et malheureux père, vous demanderespectueusement quelques instants d’entretien, sous la sauvegardede votre frère.

Cet homme est en état de vous donner tous lesrenseignements que vous pourrez lui demander sur la personne et lesactes de M. Joseph Lapierre, votre fiancé. Il appuiera sesdires des preuves les plus irrécusables.

De grâce, mademoiselle, ne refusez pasd’entendre cet envoyé de la Providence, car il est probablement leseul homme qui puisse éloigner de votre tête l’effroyable malheurqui vous menace.

Laissez-vous conduire par votre frère.

La jeune créole ne prit pas même le temps deréfléchir. Après avoir glissé la lettre du Roi des Étudiants dansson corsage, elle dit rapidement à son frère :

— As-tu vu Monsieur,aujourd’hui ?

— Je l’ai vu ce matin.

— À quelle heure doit-il venir ?

— Il ne viendra pas avant demain. J’aiune lettre d’excuse pour ma mère.

— Ah ! tant mieux : nous neserons pas épiés. Allons trouver l’homme qui m’a écrit ; c’estDieu qui nous l’envoie.

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