Le Roi des Étudiants

Chapitre 13LAPIERRE À L’ŒUVRE

 

À la fin de l’avant-dernier chapitre, nousavons laissé Lapierre sur le seuil du salon, faisant sonentrée.

L’ex-fournisseur de l’armée fédérale, en hommebien appris, présenta d’abord ses hommages à la maîtresse de lamaison, puis s’inclina profondément devant Mlle Privat, à laquelleil débita un aimable compliment, et finalement il souhaitarondement le bonjour à Champfort, comme on le fait avec uneancienne connaissance.

L’étudiant salua froidement, et Laure répondità peine ; mais il en fut tout autrement de Mme Privat.Elle fit asseoir son futur gendre entre elle et sa fille et lui ditavec enjouement :

— C’est aimable à vous d’être venu… Jevous attendais. Tenez, nous parlions justement de vous.

— Vous êtes bien bonne, madame… Je nesuis donc pas de trop dans votre conversation, répondit Lapierre,qui jeta un rapide coup d’œil sur Champfort et sa cousine.

— Oh ! vous n’êtes jamais de tropdans ce que nous avons à dire, et en ce temps-ci moins qued’habitude, encore.

— D’autant moins, ajouta nonchalammentChampfort, que nous évoquions, au moment de votre arrivée, unsouvenir qui vous est familier.

— Lequel donc, cher ami ?

— Nous parlions de mon pauvre onclePrivat, et des circonstances qui ont accompagné sa mort, réponditlentement, le jeune étudiant, qui fixa sur son interlocuteur unregard hautain.

Celui-là hésita dix secondes—le temps decomposer sa physionomie et de lui donner un air de profondecomponction—puis il accoucha de la phrase suivante :

— Hélas ! ce souvenir ne m’est, eneffet, que trop familier, car il est toujours présent dans moncœur, avec ses sanglantes péripéties. Bien des mois se sont écoulésdepuis cette mort glorieuse, et pourtant, j’ai toujours sous lesyeux la pâle et héroïque figure du colonel, au moment où il rendaitle dernier soupir dans mes bras. Ce sont de ces choses que l’onn’oublie pas, monsieur, ajouta Lapierre, en rendant à Champfort sonregard hautain.

— Surtout lorsqu’on a comme vous, desraisons particulières pour se souvenir, grommela Champfort,exaspéré par l’impudence et le sang-froid de Lapierre.

— Qu’est-ce à dire, monsieur ?demanda l’ex-fournisseur, en pâlissant. Auriez-vous, par hasard,quelque arrière-pensée relativement aux circonstances que je vousrappelle ?

Champfort eut une horrible démangeaison—cellede démasquer immédiatement le fourbe ; mais une seconde deréflexion lui fit voir qu’il compromettait irrémédiablement sacause en agissant avec trop de précipitation, et surtout enn’attendant pas, pour frapper un grand coup, le concours de son amiDesprés. D’ailleurs la figure irritée de sa tante le ramena vite ausentiment de la prudence.

Faisant donc une prompte retraite etcomprimant sa colère, il répondit en s’efforçant desourire :

— Tout doux, mon futur cousin, vous vousemportez comme un cheval de guerre qui entend le clairon. Je n’aipas la moindre arrière-pensée malicieuse à votre endroit. Jevoulais seulement dire que l’amitié qui vous unissait à mon onclele colonel était une raison insuffisante pour que sa mort resteéternellement gravée dans votre mémoire.

La figure de Mme Privat se rasséréna, etcelle de Lapierre reprit à peu près sa placidité ordinaire. Seule,Laure demeura le sourcil froncé et son regard se tourna lentementvers son cousin, comme pour lui reprocher sa reculade.

Le fiancé de la jeune fille surprit-il ceregard et en comprit-il la signification ?

La chose est probable, car il répondit avec unpeu d’amertume :

— Mon cher Champfort—il l’appelaitson cher !—et vous, mesdames, veuillez me pardonnerun emportement bien légitime. Les sentiments qui m’unissaient auregretté colonel étaient d’une nature tellement affectueuse,tellement filiale, que je me révolte à l’idée seule qu’on en puissesuspecter la pureté. Il n’y a qu’un semblable sujet qui puisse mefaire sortir des bornes de la politesse exquise que je vousdois.

— De grâce, monsieur Lapierre, ditMme Privat ne vous faites pas plus coupable que vous n’êtes.Mon neveu est un peu vif et il a pu mal choisir sesexpressions ; mais son intention n’était pas blessante, jem’en porte garant… D’ailleurs, ajouta-t-elle, le sentiment qui vousa fait parler est un de ceux qui vous feraient tout pardonner, à mafille et à moi… N’est-ce pas, Laure ?

Ainsi interpellée, la jeune fille se redressa,et fixant ses grands yeux pleins d’éclairs sur ceux de son fiancé,elle répondit d’une voix étrange :

— Oui… pourvu que ce sentiment soitdésintéressé.

La figure mate de Lapierre devint tout à faitd’une blancheur de cire.

— En douteriez-vous, mademoiselle ?balbutia-t-il.

— Oh ! je ne dis pas cela : jeréponds à ma mère d’une manière générale, répartit la jeune créole,qui se renfonça dans son fauteuil.

La mère de Laure, peu satisfaite del’explication de sa fille, vint à sa rescousse.

— Ma chère enfant, tu n’es pas aimableaujourd’hui, dit-elle. Tout-à-l’heure, tu te querellais avec toncousin, à propos de futilités, et voilà que maintenant tu réponds àton fiancé comme une petite fille boudeuse.

— Paul m’a pardonné, répondit Laure, etnous avons fait notre paix… n’est-ce pas, mon cousin ?

— Mais, certainement, ma chère cousine,et cette aimable petite querelle n’a fait que réchauffer monaffection pour vous.

— Vous voyez bien ! fit la jeunefille, en se tournant vers sa mère.

— C’est parfait, répliqua la veuve, maisil te reste à en faire autant pour ton fiancé.

L’œil noir de Laure étincela. Il y eut en elleune lutte de quelques secondes—puis elle articulafroidement :

— Je n’ai rien à me faire pardonner demonsieur Lapierre.

Mme Privat resta stupéfaite.

Champfort, lui, jeta sur sa cousine un regardfranchement admirateur. Le digne étudiant jubilait littéralement,et il faut bien dire que la figure décomposée de son rival n’étaitpas faite pour diminuer sa joie.

Celui-ci s’agita un moment sur son fauteuil,puis, après être passé successivement du pâle au vert et du vert aucramoisi, il se leva tout droit et, s’adressant aMme Privat :

— Madame, dit-il avec une politessecérémonieuse, auriez-vous l’extrême complaisance de me laisserquelques instants seul avec mademoiselle, votre fille ?… J’aià l’entretenir de choses infiniment sérieuses, et il importe quecette conversation ait lieu sans retard.

— Je n’ai pas la moindre objection,répondit la veuve, assez étonnée, et j’espère bien que mademoisellePrivat sera assez convenable pour n’en pas avoir, elle nonplus.

Elle accompagna cette dernière phrase d’unregard sévère à l’adresse de sa fille, et attendit.

— Je suis à vos ordres, ma mère, réponditLaure avec calme.

— Très bien, ma fille, repritMme Privat, se disposant à quitter le salon : jen’attendais pas moins de votre obéissance… Et maintenant,ajouta-t-elle plus bas, en se penchant vers Laure, j’attends de tonamitié pour moi que tu répares ta maladresse de tout-à-l’heure etque tu sois aimable.

— Soyez tranquille, je serai trèsaimable, répondit sur le même ton la jeune fille, avec un pâlesourire.

À peu près rassurée, la crédule mère rejoignitChampfort, qui s’était dirigé vers la porte du salon, sans attendrequ’on l’invitât à déguerpir. Avant de passer le seuil,Mme Privat dit à Lapierre :

— Vous savez que nous vous attendronspour souper… Tâchez de terminer bien vite vos petites affaires, etde conclure, cette fois, un traité de paix durable.

— C’est, en effet, un traité que nousallons faire, répondit audacieusement Lapierre, et j’ose espérerque les parties contractantes l’observeront scrupuleusement.

— Tant mieux. À bientôt donc !…Viens, Paul.

Champfort suivit sa tante ; mais, avantde refermer la porte du salon, il contempla une dernière fois lapauvre Laure, dont le fier et triste regard était fixé sur lui.

En une seconde, une immense colère fitbouillonner ses tempes… ! marcha rapidement sur Lapierre, et,dardant sur lui ses prunelles menaçantes, il lui dit d’une voixconcentrée :

— Prends garde à toi, misérable, et penseà l’îlot de Saint-Monat !

Puis il rejoignit sa tante, qui s’éloignaitsans avoir entendu…………

Trois-quarts d’heure après, Lapierre et Laurerejoignaient, dans la grande salle à manger du cottage, les autresmembres de la famille, qui n’attendaient plus qu’eux pour se mettreà table.

Lapierre était toujours pâle, commed’habitude, mais sa figure rayonnait d’une façon singulière.

Quant à Mlle Privat, son teint animé et sesyeux brillants disaient assez le rude combat qu’elle venait desoutenir.

Elle fut, du reste, plus prévenante qued’ordinaire pour son fiancé, et n’adressa, pas une seule fois laparole à Champfort.

Le souper fut assez animé—Lapierre faisant àpeu près seul les frais de la conversation avec les dames, tandisque Champfort et le fils de Mme Privat, arrivée depuis unedemi-heure, s’entretenaient à part.

De l’incident du salon, il ne fut nullementquestion, et rien dans les paroles ni dans les regards de Lapierrene vint indiquer à Champfort que l’ancien rival de Després eûtcompris la terrible allusion au drame nocturne de l’îlot qui venaitde lui être jetée en plein visage.

— Ou cet homme est véritablement trèsfort, ou il est tellement sûr d’arriver à ses fins qu’il ne craintpas les menaces, se dit l’étudiant… Nous verrons ce que dira l’amiGustave de cette attitude un peu plus qu’indépendante.

Et le pauvre amoureux, qui n’y comprenait plusrien, se replongea dans ses réflexions pessimistes.

Quant au triomphateur Lapierre, après avoirreçu de Mme Privat toutes les instructions nécessaires àl’organisation du grand bal projeté, il se retira d’assez bonneheure, promettant de revenir le lendemain.

Bientôt après, chacun regagna sa chambre etles lumières s’éteignirent successivement aux fenêtres ducottage.

La nuit étendait, son voile protecteur sur lesdouleurs et passions diverses sommeillant sous le toit de laFolie-Privat.

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