Le Roi des Étudiants

Chapitre 29LE JUGEMENT DE DIEU

 

Nous avons vu, dans un chapitre précédent,quel coup de théâtre produisit l’arrivée du Roi des Étudiants dansle grand salon du cottage, alors envahi par l’élite de la sociétéquébecquoise.

Lapierre, debout près du notaire, se laissatomber sur un siège, pendant que sa figure de cire prenait lesteintes livides de la terreur.

Quand à Laure—nous l’avons dit—elle laissaéchapper la plume qu’elle tenait, joignit les mains et leva lesyeux au ciel, dans un élan spontané de gratitude.

Tout le monde s’était retourné vers la porteet chacun regardait avec une profonde stupéfaction ce beau jeunehomme pâle qui s’était arrêté sur le seuil du salon et dont la vueimpressionnait si fort le couple qui allait bientôt s’unir.

Ce fut une heureuse diversion pour Champfort,car elle empêcha son coup de tête d’être trop remarqué, et Edmondput le ramener à l’écart sans qu’il fit aucune résistance.

Cependant, Gustave Després, après s’êtreorienté un instant et avoir promené son regard dans la vaste pièce,s’avança lentement vers la table et s’inclinant devant MadamePrivat, qui n’était pas encore revenue de sonébahissement :

— Madame, dit-il, d’une voix grave, vousme pardonnerez d’avoir répondu si tard à votre gracieuse invitationd’assister à votre bal. Rien moins que la privation absolue de maliberté n’aurait pu m’empêcher d’assister aux splendeurs de votrefestival. Aussi, étais-je bel et bien prisonnier. Mais j’ai brisémes liens, fait sauter mes verrous… et me voici !

Et Després, en prononçant ces paroles sur unton d’exquise galanterie, se retourna à demi du côté de Lapierre etlui jeta un regard froidement railleur, que ce dernier ne putsoutenir.

La riche veuve ne savait trop que penser decette tirade, qu’elle trouvait pour le moins excentrique, mais elleétait de trop bonne société pour ne pas y répondre poliment.

— Monsieur, dit-elle gracieusement, vousnous donnez là, à mes enfants et à moi, une trop grande preuved’attachement pour que je ne vous prie pas de me dire votrenom.

— Madame, répondit le jeune homme, je menommais autrefois Gustave Lenoir ; mais des circonstancesd’une nature particulière m’ont forcé de prendre le nom de ma mère,et, maintenant, je m’appelle Gustave Després.

— C’est notre roi, ma mère, c’est le Roides Étudiants ! ajouta Edmond.

— Ah ! fit la veuve. Et bien !Sire, ajouta-t-elle en souriant. Votre Majesté nous fera l’honneurde signer sur le contrat de mariage de ma fille, dont la lecturevenait de se terminer au moment de votre arrivée.

— Madame, répliqua Després d’une voixtoujours courtoise, mais ferme, je regrette infiniment de nepouvoir apposer ma royale griffe au bas de cet acte notarié, car jesuis venu, au contraire, pour empêcher ce contrat de se signer.

— Plaît-il, monsieur ? fit madamePrivat avec hauteur, car elle commençait à trouver la plaisanterieun peu forte.

— C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire, madame.

— Ainsi, vous avez réellement laprétention d’empêcher le mariage de ma fille ?

— J’ai la prétention d’empêcher JosephLapierre d’épouser mademoiselle Laure.

— En vérité, monsieur, vous êtes plaisantpour un roi ! dit-elle.

— J’ai bien peur, madame, que vous ne metrouviez, au contraire, bien lugubre dans quelques instants,répliqua solennellement Després.

Cette réponse fit tressaillir légèrement laveuve et causa une certaine émotion dans l’assistance. Lesfauteuils se rapprochèrent insensiblement et les chuchotementscessèrent, comme si les paroles du jeune étranger eussent été leprologue de quelque drame mystérieux.

Quant à Lapierre, redevenu à peu près maîtrede lui-même, par un puissant effort de volonté, il se tenaitrenversé sur son fauteuil, le regard insolent et la lèvredédaigneuse. Il semblait assister à quelque bonne farce d’écolier,et ne pas se préoccuper le moins du monde de ce qui pouvait enrésulter…

Madame Privat, après une minute de vaguecontrainte, reprit avec une sorte d’impatience :

— Enfin, M. Després, plaisant oulugubre, expliquez-vous… Qu’y a-t-il ? de quois’agit-il ?

— De quoi il s’agit ? je vais vousle dire, ma chère dame, riposta une voix métallique et railleuse,qui n’était autre que l’organe de Lapierre.

— Ah ! fit la mère de Laure, voussauriez ?…

— Oui, madame. Le monsieur tragique quevous avez sous les yeux n’est rien moins qu’un de mes anciensrivaux qui, pour un amour rentré, me fait l’honneur de me haïr, ets’est juré de me faire tort auprès de vous.

— Ah ! fit encore la veuve ducolonel, je m’attendais à une tragédie et voilà que vous me menacezd’une pièce bouffonne ! C’est mal à vous, mon chergendre : vous effeuillez mes illusions.

— Ma bonne mère !… suppliaLaure.

— Ma tante ! appuya Champfort, cesparoles…

— Vous vous hâtez trop de juger, mamère ! dit à son tour Edmond.

— Laissez faire, répliqua Després d’unton calme. Madame Privat est parfaitement excusable de me persiflerun peu pour plaire à celui qui devait être son gendre, car elle nesait pas encore que l’insolent qui vient de me provoquer, lorsqu’ilaurait dû implorer mon silence à genoux, est le meurtrier de sonmari.

À cette froide déclaration, tombant comme unebombe au milieu de l’assemblée silencieuse, il y eut un frissongénéral de stupeur. Madame Privat pâlit affreusement, tandis queLapierre bondit de son siège et montra le poing à Després, encriant d’une voix étranglée :

— Infâme calomniateur !

— Monsieur ! disait en même temps laveuve, qu’affirmez-vous là ?

— J’affirme, madame, reprit Després avecforce, que l’homme qui aspire à la main de mademoiselle Laure estl’assassin du colonel Privat.

— L’assassin de mon mari ?

— Oui, madame… à moins que celui quiorganise le meurtre soit moins coupable que l’instrument quil’exécute.

— Je ne comprends rien à tout cela,monsieur… Le colonel Privat a été tué à la tête de son régiment,comme un brave officier qu’il était : voilà ce que jesais.

— C’est vrai, madame ; mais unechose que vous ignorez, c’est qu’il a été attiré dans un guet-apenspar un lâche espion qui se disait son ami.

— Attiré dans un guet-apens ?… trahipar un ami ?… Oh ! monsieur, quel abîme de malheur et dehonte vous nous ouvrez là !

— Madame, répondit Després avec unetristesse grave, soyez persuadée que si le bonheur de votre chèrefille n’était pas en jeu, je me refuserais à soulever le sombrevoile qui cache toutes ces turpitudes je vous laisserais dans votrebienheureuse ignorance de ces événements ténébreux… Mais mon devoirest là qui me pousse, et, d’ailleurs, la Providence m’a chargé depunir un grand criminel ; je ne faillirai pas à cettetâche.

— Monsieur aurait dû pénétrer dans cetteenceinte en costume de grand justicier du Moyen-Age et escorté dubourreau et de ses aides, fit entendre la voix narquoise deLapierre.

— Misérable ! tonna Després, oses-tubien parler de bourreau, toi qui as fait assassiner le père de tafiancée ; toi qui as essayé de me tuer lâchement, il n’y a pasplus de quatre jours ; toi, enfin, qui viens d’enlever à leurvieux père une jeune fille et un enfant ?… Ah ! lebourreau, il ne se dérange pas pour toi, car il sait fort bien quetu iras fatalement à lui avant qu’il soit longtemps.

Un violent tumulte suivit cette sortie. Toutle monde se leva, et la curiosité fit que chacun se porta en avant.Lapierre, lui, sauta par-dessus la table qui le séparait de sonaudacieux adversaire, et alla se heurter entre les bras tendus deChampfort et du jeune Edmond, accourus pour protéger Després.

Il écumait de rage et jurait comme unporte-faix malappris.

— Gueux ! cria-t-il, forçatévadé ! oseras-tu bien répéter ce que tu viens dedire ?

— Non seulement je répéterai mesaccusations, répondit Després d’une voix très calme, maisj’ajouterai que, non content d’avoir fait assassiner le colonelPrivat, tu as exploité la tendresse filiale de son enfant dans lebut de t’emparer de sa dot.

— C’est vrai ! s’écria Laure d’unevoix stridente.

— Madame, au nom du ciel, repritLapierre, en s’adressant à la veuve, ne vous laissez pascirconvenir par un imposteur que le dépit aveugle. Cet homme mepoursuit d’une haine implacable, je vous l’ai dit, et cela pour untour d’écolier que je lui ai joué, il y a plusieurs années, en mefaisant aimer d’une fillette dont il raffolait. Je vous donne maparole d’honneur que tel est le véritable, l’unique mobile qui l’apoussé à venir ici ce soir raconter ces ridicules histoires deguet-apens et de séquestration. J’espère que vous ne m’humilierezpas au point d’écouter un calomniateur aussi ridicule, et qu’aucontraire, vous allez le faire chasser immédiatement de ce salonpar vos domestiques.

Madame Privat, ahurie et ne sachant quel partiprendre, allait probablement donner dans ce sens, lorsque Champforts’écria :

— Par le sang de mon oncle !M. Lapierre, il n’en sera pas ainsi et vous allez bel et biensubir votre procès en présence de cette honorable compagnie.

Si vous êtes innocent, qu’avez-vous àcraindre ? On ne forgera pas, je suppose, des preuves contrevous, et ma tante ne se rendra qu’à l’évidence la plusindiscutable ! D’un autre côté, les accusations d’un hommecomme Gustave Després, dont Je m’honore d’être l’ami, sont fondéeset prouvées, pouvons-nous, ma tante peut-elle laisser des crimesaussi odieux impunis ?… Ne doit-elle pas à la mémoire de sonmari, à la société, de vous faire enfin expier la trop longue sériede vos forfaits ?

— Vous auriez fait un excellent homme deloi, M. Champfort, car vous avocassez à merveille, se contentade répondre Lapierre. Cependant, j’espère que madame Privat neploiera pas la tête sous vos foudres, plus bruyantes quepersuasives, et qu’elle décidera de suite si c’est moi ouM. Després qui doit sortir d’ici.

En ce moment même, Edmond était penché sur samère et lui parlait à l’oreille. Quant il eut fini, la veuve étaitfort pâle et ses yeux brillaient d’un feu singulier.

Elle entendit la dernière phrase de Lapierre,et se levant :

— Ni l’un ni l’autre ! dit-elled’une voix ferme… Les affirmations de M. Després sont tropgraves, pour qu’il les ait faites à la légère ; en outre, ellese rapportent à des personnes et à des événements qui ont tenu unetrop grande place dans ma vie, pour que je consente à les repoussersans examen. Je prie donc les jeunes gens qui se trouvent danscette enceinte de vouloir bien garder les portes, afin que personnene cherche à se soustraire au châtiment qu’il aura mérité…

L’aimable amphitryon n’avait pas fini cetteénergique petite harangue, qu’un murmure approbateur courut dansl’assemblée, et qu’une vingtaines de jeunes gens se précipitaientvers les issues du salon, où ils s’installaient résolument.

— Bien ! messieurs, reprit la veuve.Maintenant, si l’honorable compagnie ne s’y oppose pas, nous allonsnous constituer en cour de justice et écouter impartialementM. Després. De la sorte, tout se passera régulièrement et nousn’aurons pas à déplorer des scènes de violence comme celle àlaquelle nous venons d’assister.

« Très bien ! trèsbien ! » murmura-t-on de toutes parts.

— Approchez, mesdames et messieurs.

Tous les assistants se rassemblèrent autour deMme Privat, à l’exception d’un petit groupe de ; quatrepersonnes, dont une femme vêtue de noir, qui demeura à l’écart, etdes jeunes gens installés aux portes.

Quant à Lapierre, pâle comme un cadavre, maissombre et résolu, il regagna lentement son siège ; près de latable, où il demeura seul, semblable à un accusé sur lasellette.

Le misérable se voyait perdu ; mais ilvoulait lutter jusqu’au bout et ne pas succomber sans une petitevengeance qu’il méditait.

Cet homme avait de la bête fauve dans lecaractère, et il ne faisait pas bon de l’acculer dans sesretranchements.

La cour de justice, ou plutôt le tribunalextraordinaire improvisé par la veuve du colonel, étant doncconstitué, cette dernière se leva et s’adressant de nouveau àl’assemblée :

— Messieurs, dit-elle, il y a parmi vousplusieurs avocats et gens de loi, infiniment plus aptes que moi àconduire l’affaire qui nous occupe ; je les charge donc toutspécialement du soin de veiller à ce que les preuves fournies parM. Després soient de celles qui ne laissent aucun doute dansl’esprit ; et, comme il faut un président pour diriger lesdébats qui pourraient surgir, je propose que M. le juge X…,qui nous honore de sa présence, se charge de cette besogne, qui luiest familière.

— Adopté ! adopté ! firent tousles voix.

Un vieillard à la physionomie avenante se levaet vint s’incliner devant l’amphitryon :

— Madame, dit-il, j’accepte la délicatemission que vous me confiez ; et, bien qu’elle soitextra-légale, je la remplirai comme si j’étais réellement sur lebanc judiciaire, très heureux de vous être agréable.

Un fauteuil fut apporté et le juge X… pritplace à côté de madame Privat.

Puis Gustave Després, toujours debout en facedu tribunal improvisé, s’inclina et prit ainsi la parole, d’unevoix forte :

— Monsieur le juge, madame et vous tousqui m’entendez ! Ce n’est pas, veuillez le croire, poursatisfaire une mesquine passion de vengeance, ni pour poser enchevalier redresseur de torts, que vous me voyez dans cetteenceinte, interrompant les apprêts d’un solennel mariage et portantcontre un homme réputé honorable la plus terrible desaccusations.

— Il y a longtemps qu’une sainephilosophie, éclose sur les ruines de mon bonheur, me fait planerau-dessus de semblables petitesses et mépriser de pareilsmoyens.

— Le sentiment qui me porte à agir commeje le fais est, au contraire, de ceux que l’on ne peut repoussersans faiblesse, renier sans honte. La Providence, dont le regardmystérieux suit le criminel à travers le labyrinthe sans issue deses forfaits, a voulu faire de moi son instrument de tardiverétribution, en me jetant sur toutes les pistes ténébreuseslaissées par le grand coupable que nous avons à juger, et jefaillirais à mon devoir d’honnête homme, à ma tâche de vengeurprovidentiel, si j’hésitais à frapper, si mon cœur se prenait àfaiblir.

— Je parlerai donc sans colère et sanspassion ; mais aussi sans réticences et sans crainte.

Après cet exode un peu solennel, Després seretourna à demi, jeta un coup d’œil sur le groupe où se trouvait ladame vêtue de noir, et reprit aussitôt :

— L’homme que j’accuse d’avoir faitassassiner le colonel Privat a commencé, il y a six ans, la troplongue série de ses crimes ; et c’est sur moi et une jeunefille respectable qu’il essaya, en premier lieu, ses aptitudes detraître. La nature l’avait doué d’une physionomie agréable, lediable lui avait prêté son habileté et sa puissance defascination : le misérable en profita pour tromper mon amitiéet m’enlever l’affection d’une jeune fille que j’aimais et quej’avais sauvée de la mort. Puis, non content de ce beau triomphe,il se disposait à ravir cette enfant à l’affection de ses vieuxparents, lorsque je le forçai à s’arrêter pour se battre avecmoi.

Les criminels sont rarement courageux, et ilest inouï que le cœur ne leur fasse pas défaut au moment dudanger.

C’est ce qui arriva pour Joseph Lapierre.

Nous n’avions pas échangé quelques balles, surun îlot perdu et au milieu des ténèbres d’une nuit sans étoiles,que la terreur empoigna mon adversaire à la gorge et qu’il selaissa choir, feignant d’avoir été tué.

Je l’abandonnai à son sort et ramenai la jeunefille chez elle.

Le lendemain, le misérable m’avait dénoncé auxautorités et j’étais arrêté sur la route de la frontière. Un moisplus tard, je partais pour le pénitencier de Kingston !

Un murmure d’indignation parcourut lasalle.

Ce n’est pas tout, reprit Després. Enreconnaissant la lâcheté de son nouvel amant, la jeune fille leprit en horreur et refusa de le revoir.

Comment se vengea-t-il de ce dédainmérité ?… En répandant sur le compte de cette malheureuse descalomnies tellement atroces, qu’elle et sa famille durent quitterla paroisse et que la vieille mère en mourut de chagrin !

— Voilà le premier pas fait par JosephLapierre : dans la voie du crime !

Un second murmure, plus accentué et plusgénéral, gronda parmi les assistants, et plusieurs bouchesféminines laissèrent échapper un mot sanglant :

« Le lâche ! »

— Tout cela est faux et de pureinvention ! s’écria Lapierre avec force. Cet individu se moquede son auditoire, et je le mets au défi de prouver un seul de sesdires.

— Approchez, mademoiselle Gaboury, secontenta de répondre l’accusateur.

Une femme en deuil, conduite par un tout jeunehomme, se détacha du groupe retiré à l’écart et s’avança jusqu’enface de madame Privat. Arrivée là, elle souleva son voile et exposaen pleine lumière sa pâle et belle figure.

— Tout ce que monsieur vient de raconterest de la plus scrupuleuse vérité, dit-elle. Je m’appelle LouiseGaboury et je suis cette femme honteusement calomniée par JosephLapierre.

— Et moi, je suis le frère de cette jeunefille et je corrobore son témoignage, ajouta l’enfant quiaccompagnait Louise. Demandez mon nom à monsieur Lapierre et, s’ilest revenu de la stupéfaction que lui cause ma présence ici,lorsqu’il m’a laissé hier soir sous les verrous d’un cachot de samaison, il vous dira que je m’appelle Georges Gaboury.

Lapierre proféra une menace incompréhensibleet retomba sur son siège, le front baigné d’une sueur froide.

— C’est bien, mes enfants, dit le jugeX… ; vous pouvez vous retirer.

Ils obéirent ; mais, en passant devantMlle Primat, Louise se sentit attirée par une douce traction et seretourna.

— Asseyez-vous ici, près de moi, ma chèredemoiselle, lui dit Laure. Ne sommes-nous pas presque deuxsœurs ?

Louise regarda cette belle jeune fille quiavait été si près d’être malheureuse à tout jamais, etmurmura :

— Oh ! c’eût été tropdommage !

Puis elle prit place sur le siège qu’on luioffrait.

Quant au Caboulot, il regagna son coin, oùl’attendaient les deux personnages qui restaient du groupe de toutà l’heure et qui n’étaient autres que nos buveurs de la nuitprécédente : Lafleur et Cardon.

Le Roi des Étudiants reprit son formidableréquisitoire.

Ayant fait assister le lecteur à laconversation qui eut lieu, quelques jours auparavant, entre Despréset Laure—conversation qui roula exclusivement sur les criminellesmenées de Lapierre aux États-Unis et sa participation à l’hécatombedu régiment du colonel Privat—nous ne voulons pas nous répéter,certain que personne n’a oublié cette terrible révélation.

Nous nous contenterons de dire que le Roi desÉtudiants fut implacable et que pas un fil de la sombre trameourdie par Lapierre ne resta dans l’ombre. Il s’appliqua surtout àfaire ressortir le machiavélisme odieux employé par l’ancien espionpour circonvenir Mlle Privat ; il exposa à l’assistance émuetout ce qu’il y avait de grand dans le dévouement de cette fièrejeune fille, sacrifiant son bonheur à la mémoire de son père,imposant silence à son instinctive répulsion et épousant un hommedétesté, pour empêcher qu’un soupçon planât sur la tombe de cevénéré père. Puis, résumant et condensant le dramatique exposéqu’il venait de faire, il termina par une foudroyante péroraison,dont les dernières phrases furent celles-ci :

— Vous me demandez des preuves contrel’abominable scélérat qui est aujourd’hui courbé sous la mainvengeresse de Dieu ?… Ces preuves, mesdames et messieurs, jepourrais me dispenser de vous les donner, car la seule attitude ducoupable, le remords qui se traduit sur sa figure par une pâleurmorbide, ses réponses embarrassées, ses emportements spasmodiques,et jusqu’à cette farouche résignation dans laquelle il s’est enfinrenfermé, tout cela devrait être plus que suffisant pour apporterla conviction dans vos esprits… Mais je ne veux laisser subsisteraucun doute relativement aux graves accusations que je viens dejeter à la face de Joseph Lapierre, et, sans même tirer parti del’aveu tacite de culpabilité qui ressort de ce fait que l’habilechercheur de dots a fait disparaître, ces jours-ci, tous ceux quipouvaient témoigner contre lui, je vous mettrai sous les yeux unargument plus irrésistible, une preuve plus accablante : lepropre aveu du coupable, le témoignage de sa conscience, enfin lejournal où sa main criminelle et imprudente a consignée, jour parjour, ses ténébreux projets…

— C’est une petite razzia que je fis surce bon Lapierre, une nuit qu’il revenait du camp confédéré, où ilavait lâchement vendu ses frères de l’armée du nord.

Et le Roi des Étudiants, tirant de son giletle grand portefeuille de maroquin que nous connaissons, le présentasolennellement à madame Privat.

— Lisez, madame, dit-il, et que Dieu vousdonne la force d’aller jusqu’au bout !

— Misérable voleur ! hurla Lapierre,mon portefeuille !… Ah ! tu ne jouiras pas longtemps deta victoire !

Il n’avait pas fini, qu’un coup de pistoletéclata dans le salon, suivi aussitôt d’une seconde détonation.

La panique s’empara des femmes.

Mais la fumée se dissipa vite et la voixsonore de Després domina tous les bruits :

— Ce n’est rien, mesdames, dit-il :c’est l’assassin du colonel Privat qui vient de se faire justice,après avoir commis sur moi une seconde tentative de meurtre.

En effet, chacun put voir le misérableLapierre étendu, sanglant et immobile, sur le parquet. Ce futCardon qui, du fond de la salle, prononça son oraison funèbre,rigoureusement condensée en cette seule phrase :

— Tout est bien qui finit bien !

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