Le Roi des Étudiants

Chapitre 23DANS LA GUEULE DU LOUP

 

Il était environ dix heures quand Lapierrequitta la maison de la mère friponne.

La nuit était noire, et c’est à peine siquelques rares étoiles scintillaient au firmament.

Le fiancé de Laure descendit vivement la routede Charlesbourg, s’engagea sur le pont Dorchester, prit la rue dumême nom, grimpa à la Haute-Ville par le grand escalier, tourna àgauche dans la rue Saint-Georges, coudoya les remparts, passa sousles arcades de la massive porte Saint-Jean, longea l’esplanade et,finalement, s’arrêta devant une haute maison de la rueSaint-Louis.

Il était arrivé.

Lapierre sonna.

Au bout d’une minute, la porte s’ouvrit et unefemme d’un certain âge, tenant une lampe à la main, se présentadans l’entrebâillement.

Reconnaissant le visiteur qui venait si tard,elle s’empressa de s’effacer, tout en murmurant avecrespect :

— Ah ! c’est vous, monsieurLapierre…

— Oui, c’est moi, répondit rapidement cedernier ; personne n’est venu, Madeleine ?

— Non, monsieur… c’est-à-dire oui… deuxespèces d’individus, mal étriqués et sentant la boisson que çasoulevait le cœur.

— Faites-moi grâce de vos réflexions, jevous l’ai déjà dit… À quelle heure ces hommes se sont-ilsprésentés ?

— Environ vers cinq heures, cetteaprès-midi.

— Bien. Et doivent-ils revenir ?

— Ils ont dit qu’ils repasseraient dansle cours de la soirée.

— C’est bon. Vous les conduirez dans moncabinet privé—vous savez… celui du fond. En attendant, donnez-moivite à souper, car je meure de faim.

Pendant ce dialogue, les deux interlocuteursavaient, monté un escalier et s’étaient rendus dans un élégantsalon du second étage, où Lapierre se laissa tomber sur un largefauteuil, en attendant que la table fût dressée dans la salle àmanger, située en arrière.

Là, douillettement assis sur le crin élastiqueet reposant ses membres courbaturés par une course de plusieursheures, le sinistre personnage se prît à réfléchir.

La journée avait été fertile en émotions, etla succession rapide des événements qui s’y étaient déroulésn’avait pas permis à Lapierre de les peser mûrement. Il était doncbien aise de se trouver enfin seul avec ses pensées, afin d’ymettre un peu d’ordre et de tirer les conclusions qui devaient endécouler.

Une demi-heure se passa ainsi à tourner et àretourner tous les incidents de ce jour mémorable, à les analyser,à les disséquer, à en rechercher les causes, à en prévoir lesconséquences.

Lapierre ne bougeait pas plus qu’un terme, etla voix de Madeleine, annonçant à plusieurs reprises que le souperétait servi, n’avait pas même le privilège d’arriver jusqu’àl’entendement du maître.

Enfin, celui-ci parut sortir de sa torpeur,redescendre des nuages. Il passa la main sur son front et murmura,en forme de conclusion :

— En somme, la journée n’a pas été aussimauvaise que j’aurais pu m’y attendre… Louise ne parlera pas, et,Lenoir alias Després ne parlera plus. Cette idée de faireservir la masure de la mère Friponne à mes petits projets n’est pastrop mal trouvée, et je ne regrette pas mon voyage d’avant-hier, nima rencontre avec les deux compères qui vont venir tout à l’heure.On n’a jamais trop de connaissances… Allons, ne nous laissons pasaller au découragement et mangeons de bon appétit.

Après s’être ainsi réconforté le moral,Lapierre se dirigea vers la salle à manger, disposé à en faireautant pour le physique.

Les bandits de profession ont celad’excellent, c’est qu’ils perdent rarement l’appétit et que lessituations les plus terribles ne réagissent pas sur leurestomac.

Lapierre prit donc tranquillement son souper,tout connue s’il n’eût pas, quelques heures auparavant assommé unhomme et séquestré une fille.

Le remords—cet hôte implacable qui vients’asseoir dans les consciences bourrelées—ne se montra même pas àl’horizon, et l’âpre chercheur de dot se leva de table, n’ayantplus en tête que des idées riantes.

Il repassa dans son salon et s’étenditnonchalamment sur une causeuse ; mais cinq minutes nes’étaient pas écoulées qu’un violent coup de sonnette retentit.

— Ah ! ah ! voici mescollaborateurs, se dit Lapierre.

Et il gagna en toute hâte une petite pièce,située tout à fait au fond de la maison et qu’il appelaitjudicieusement son cabinet privé.

Là, en effet, ne pénétraient que quelquesrares privilégiés et ne se traitaient que des affaires plus oumoins véreuses ; il y allait, plus de gens dignes de coucher àla prison, que de figurer au bal du lieutenant-gouverneur.

C’est que Lapierre, avec ses instincts innésde crime et l’éducation pernicieuse qu’il avait puisée dans lescamps américains, en qualité d’espion, éprouvait le besoin de secréer, à Québec, une double existence : l’une au grand jour,irréprochable, élégante, presque fastueuse, avec ses exigencemultiples, tant au point de vue du logement et des relations, qu’àcelui du domestique en livrée de rigueur ; l’autre cachée,cauteleuse et enveloppée de ténébreuses précautions.

Voilà pourquoi ce maître en fait d’intriguesavait chez lui deux lieux de réception : l’un public, donnantsur la rue, l’autre privé, prenant jour du côté de la cour.

C’est dans ce dernier que Lapierre se renditpour recevoir ses nocturnes visiteurs.

Ces messieurs, du reste, ne tardèrent pas àêtre introduits.

Nous devons à la vérité de dire qu’ils nepayaient pas de mine, bien qu’ils ne se ressemblassent guère. L’un,grand, gros, fortement charpenté, avait cette physionomie placideet brutale que donne l’habitude du crime ; l’autre petit,fluet, pâle et presque imberbe, possédait une figure intelligente,mais où il y avait plus d’astuce et d’audace cynique que de touteautre chose.

Le premier répondait au prénom deBill ; le second s’appelait le plus innocemment dumonde Passe-Partout. Tous deux étaient bizarrement vêtusde hardes disparates, peu faites pour leur taille.

Ces messieurs furent donc introduits parMadeleine. Ils firent trois pas dans le cabinet, puis s’inclinèrentavec un ensemble parfait. Dans cette position, ils attendirentpoliment, le chapeau bas, que le maître du logis leur adressa laparole.

— Hum ! se dit Lapierre, en toisantavec complaisance ses visiteurs, voilà deux sujets qui ne meparaissent pas difficiles à discipliner… Du diable si je n’en faispas quelque chose !

Puis, tout haut :

— Vous êtes exact, dit-il ;asseyez-vous, mes braves.

Les deux braves ne se firent pas prier et,d’un même mouvement, s’écrasèrent sur le bord de leur chaiserespective. Tout cela sans articuler une parole.

— Bien, mes amis, reprit Lapierre.Maintenant, causons. Lorsque je vous ai rencontré, il y a quelquesjours, dans la taverne de Jack Hunter, vous vous plaigniez,n’est-ce pas vrai, de la dureté des temps et de la stagnation desaffaires dans votre ligne ?…

— C’est le cas, affirma le petithomme.

— C’est le cas, appuya le gros.

— Vous disiez que, du temps de TomLeblond, les choses allaient mieux et que peu de nuits s’écoulaientsans qu’il vous eut déterré quelque bon coup à faire, quelquepetite mine à exploiter… ?

— Hélas ! rien de plus vrai, modulala voix flûtée du blanc-bec.

— Rien de plus vrai, grommela l’organesonore de l’hercule.

— Et vous ajoutiez que ce qui vousfaisait défaut, c’était un chef habile, une espèce de chien dechasse, ayant assez de flair pour découvrir le gibier et le fairelever… ?

— Mais oui, c’est justement ça !firent en chœur les deux voyous.

— Eh bien ! mes amis, j’ai votreaffaire… Voulez-vous que je sois votre chef pendant quelques jourset que je vous fasse gagner, sans danger, dix fois plus d’argentque vous n’en amasseriez en risquant votre peau ?

— Vous feriez ça, vous ? demandavivement Passe-Partout, ébloui de la perspective.

— Je fais tout ce que je dis, répliquafroidement Lapierre. J’ai besoin de deux hommes, hardis, sanspréjugés, incorruptibles, et je m’adresse à vous de préférence àbien d’autres. Acceptez-vous ?

— Faudra-t-il tuer ? grogna Bill…Alors, c’est plus cher.

— Ni tuer, ni voler.

— Ni aller à confesse ? ricanaPasse-Partout.

— Rien de tout cela, répondit Lapierre.Il y aura peut-être un oiseau à mettre en cage et un autre àgarder… voilà tout.

— Pas davantage ?

— Pas davantage.

— Mais le jeu n’en vaut pas la chandelle,et vous allez gaspiller votre argent, maître, fit honnêtementremarquer Passe-Partout.

— Le petit a raison, gronda Bill, un peudésappointé… S’il y avait quelque magasin à piller ou un gênant àassommer, je ne dis pas !…

— Tranquillisez-vous, repritLapierre ; je n’ai pas dit que l’oiseau se laisserait mettreen cage sans se débattre… C’est un malin.

— À la bonne heure ! fit Bill, endétirant ses formidables biceps.

— Ce sera ton lot, mon brave.

— All right ! j’ensuis.

— Quant à toi, maître Passe-Partout, tabesogne sera multiple ; je te fais mon collaborateur, monlieutenant.

— Vous me comblez, fit le voyou avechumilité.

— Eh bien ! ça y est-il ?

— Voyons le prix.

— Je ne lésinerai pas : quatrepiastre par jour.

— Mettons cinq : c’est un compteplus rond.

— Va pour cinq. Ainsi, c’estconvenu ?

— C’est convenu.

— Bien, mes amis. Maintenant, je vaisvous donner mes instructions.

Ici, Lapierre développa minutieusement sonplan de campagne, sans toutefois se compromettre par : desexplications trop circonstanciées. Pendant près d’une heure, ildicta aux deux bandits, attentifs et respectueux, le rôle qu’ilsdevaient jouer dans le grand drame qui se préparait. Pas un détailne fut omis, pas une précaution négligée. La trame qui devaitenvelopper la malheureuse Laure et ses amis fut si bien ourdie, quele rusé Passe-Partout, dans un élan de sincère admiration,s’écria :

— Maître, Tom Leblond n’était qu’unfarceur à côté de vous !

Cet éloge enthousiaste flatta-t-il quelquefibre cachée du cœur de l’ancien espion ?… c’est ce que nousne pouvons dire ; mais son œil brilla d’une étrange flamme, etLapierre leva la séance, vers deux heures du matin, par les ordressuivants :

— Ainsi donc, Bill, il est entendu que tute rends immédiatement à ton poste d’observation, en arrière dechez la mère Friponne. Quant à toi, Passe-Partout, dégringolejusque sur le bord du cap et ne perd pas de vue la maison desGaboury. Bonsoir, mes braves. À demain.

Un quart-d’heure après, le fiancé de MllePrivat dormait du sommeil du juste.

La nuit s’écoula toute entière en songesrosés, et, lorsqu’il s’éveilla, l’heureux Lapierre put constaterque le soleil était déjà haut.

— Est-ce que, au moment de toucher lebut, je m’amollirais dans les délices de Capoue ? se dit-il…est-ce que je deviendrais paresseux ?

Redoutant une semblable déchéance, il sautalestement du lit et s’habilla. Puis, cette opération terminée, ilse rendit à la salle à manger, où les arômes du moka saturaientdélicieusement l’atmosphère.

Mais, à ce moment, un formidable carillonagita la sonnette correspondant à la porte de la rue, et Madeleinecourut ouvrir.

— Monsieur Lapierre ? demanda unevoix impérieuse.

— Il n’y est pas, répondit l’organedoucereux de Madeleine… c’est-à-dire… enfin, je vais allervoir.

Et la femme de charge remonta l’escalier. Maisle visiteur la suivit quatre à quatre et se trouva sur le palier, àl’entrée de la salle à manger, en même temps qu’elle.

C’était le Caboulot !

Apercevant Lapierre, il marcha droit à lui etarticula froidement :

— Ma sœur ! misérable, qu’as-tu faitde ma sœur ?

— Votre sœur ! balbutia Lapierre,interdit et cherchant à reconnaître le jeune homme quil’apostrophait ainsi.

— Oui, ma sœur, ma sœur Louise Gabouryque tu as voulu ruiner de réputation autrefois, et que tu as voléehier !… Qu’en as-tu fait ?… où est-elle ? Parlevite, scélérat.

— Vous êtes fou, répondit l’ancienespion, se remettant et voyant à qui il avait, affaire… Je ne saisce que vous voulez dire.

— Ah ! tu ne sais pas ce que je veuxdire, ravisseur, espion, assassin et faussaire que tu es !—ehbien ! je vais t’ouvrir l’intelligence. Dis-moi de suite où tuas traîné ma sœur, la nuit dernière, ou, sur mon salut, tu esmort.

Et le jeune homme, tirant un revolver de sapoche, ajusta Lapierre.

Celui-ci devint fort pâle. Néanmoins, uneseconde après, il se remit.

— Abaissez votre arme, jeune homme,dit-il ; je vais vous satisfaire.

Le Caboulot abaissa son pistolet, sanstoutefois cesser de menacer l’espion de son regard… Mais il vitaussitôt Lapierre éclater de rire et se sentit lui-même enlacer pardeux bras nerveux, qui le réduisirent à l’impuissance.

Ces deux bras intempestifs n’appartenaient àrien moins qu’au collaborateur Passe-Partout.

Suivant les ordres de son nouveau maître, lemouchard improvisé s’était aposté derrière les remparts, en face dela maison où logeait, la famille Gaboury. Là, par la baie d’uneembrasure, il avait vu sortir le Caboulot et s’était lancé aussitôtsur sa piste. Grand avait été son étonnement en voyant le jeunehomme pénétrer chez le patron Lapierre ; mais Passe-Partout,surmontant cette impression, s’était dit que peut-être il ne seraitpas de trop dans l’explication qui ne pouvait manquer d’avoir lieu,et il était entré sur les talons du filé.

On a vu que, sa bonne étoile aidant, le jeunepolicier in partibus était arrivé juste à point poursauver la précieuse existence de son patron.

En un clin d’œil, l’imprudent Caboulot futgarrotté et mis hors d’état de nuire.

Lapierre passa alors dans son cabinet privé etouvrit une petite porte, masquée par le bureau sur lequel ilécrivait. Cette porte, en tournant sur ses gonds, laissa voir unechambre noire, étroite, une sorte de dépense, qui nerecevait le jour que par un petit châssis de deux vitres,soigneusement grillé.

C’est là que le malheureux enfant, ficelécomme une momie, fut jeté, en proie à la rage et au désespoir.

Passe-Partout fut installé à la porte, pendantque Lapierre, triomphant, lui disait :

— Mon cher collaborateur, ton entrée encampagne a été un coup de maître, et, pour te récompenser je tenomme gouverneur de cette prison.

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