Le Roi des Étudiants

Chapitre 24OÙ BILL ET PASSE-PARTOUT SE DISTINGUENT

 

Enjambons maintenant par-dessus les troisjours qui nous séparent du fameux bal de Madame Privat. Aussi bien,les choses ont marché pendant que nous étions occupés ailleurs etl’organisation ne laisse plus rien à désirer. Tout est prêt pour lafête ; les musiciens sont à leur poste, et le chef d’orchestren’attend plus que le signal de la maîtresse du logis pour fairemugir ses cuivres et vibrer ses cordes.

Dans le grand salon et les pièces adjacentesde la Folie-Privat, ce ne sont que toilettes éblouissantes,fastueuses pierreries, parfums enivrants, soyeux frous-frous. ToutQuébec est là—du moins le Québec aristocratique, le Québec de lafashion, la quintessence de la société dorée. Brunes etblondes ; sémillantes Canadiennes-françaises à la noirechevelure ; plantureuses Anglaises aux tresses fauves ;rentiers ventrus et journalistes diaphanes ; politiciensbavards et financiers discrets, officiers de la garnison toutchamarrés de torsades d’or, et hommes de lettres en modestes habitsnoirs ; maris, femmes et filles… tout y est rien nemanque !

C’est que le gigantesque festival donné par laveuve du colonel Privat n’était pas chose commune à cette époque.La bonne ville de Québec, tressaillant jusque dans ses assises degranit, s’en était entretenue pendant huit jours et avait fait despréparatifs considérables pour y être dignement représentée—si bienque la date du 26 juin, cette année-là, fut sur le point d’éclipsersa sœur aînée du 24, le jour national des Canadiens-français, laSaint-Jean-Baptiste !

Dès huit heures du soir, les équipagesencombraient l’avenue de la Folie-Privat et le péristyle du cottages’encombrait de falbalas et de volants. Vers dix heures, tous lesinvités étaient rendus et l’orchestre entamait les premièresmesures du quadrille d’honneur.

Il va sans dire que le héros de la soirée,Joseph Lapierre, figurait dans cette danse d’ouverture, à côté deMlle Privat qu’il devait épouser le lendemain matin. Les deuxjeunes gens avaient pour vis-à-vis, un haut dignitaire dugouvernement, donnant la main à Mlle Privat, tandis que les autresfigurants étaient des officiers de la garnison.

Pendant que ces messieurs et ces dames vontdéployer, au son d’une musique tapageuse, les grâces de leurspersonnes et la désinvolture de leurs mouvements, sortons un peu etdirigeons nos pas vers le parc.

N’oublions pas que nous sommes à la fin dumois de juin et qu’à cette époque de l’année l’atmosphère d’unesalle de bal laisse à désirer sous le rapport de la fraîcheur.

En outre de cette considération, disons desuite qu’en cette nuit fameuse où la riche madame Privat donnaitl’hospitalité à l’élite de Québec, la température étaitquasi-tropicale. Et puis, la nuit avait de si alléchantesinvitations, les arômes champêtres étaient si pénétrants, lesrameaux feuillus murmuraient si harmonieusement, la lune déversaitavec tant de libéralité les larges gerbes de sa lumière veloutéedans les allées aux bords frangés d’ombre, la brise courait sidouée à travers la ramée sonore… que vraiment la tentation devenaittrop forte, et que le parc recevait plus de promeneurs que lecottage de chorégraphes.

Couples amoureux de la solitude à deux ;adeptes de la dive et du buffet, éprouvant le besoin de serafraîchir les tempes et les idées ; personnages de tapisseriequi vont au bal pour regarder faire les autres ; hommesd’affaires que la déesse Terpsichore ne séduit pas et qui préfèrentcauser dépression commerciale ou change sterling, pendant que lecommun des mortels s’amuse ; cavaliers etblondes à qui le tête-à-tête sous les arbres feuillus nepeut jamais déplaire ; fumeurs affamés, inhumainement chassésdu voisinage des dames ; beaux en quêtesd’aventures ; enfin, rêveurs pour qui le spectacle d’unemélancolique nuit d’été l’emporte sur la vue de pauvres danseurssuant à grosses gouttes :—tout cela se croisait, défilait,caquetait dans le jardin du cottage.

Le coup d’œil était charmant.

Grâce à la discrète lumière de la lune, etsurtout grâce aux reflets multicolores de plusieurs lanterneschinoises disposées avec goût de distance en distance, aux pointsde jonction des allées, robes blanches, manteaux rouges, cheveluresdénouées—blondes ou brunes—rubans de toutes nuances, habits detoutes formes apparaissaient sous un aspect pittoresque aupossible.

C’était un tableau mouvant, où les couleurs,les ombres, les sujets changeaient à toute seconde, comme dans unereprésentation de fantasmagorie !

Et, planant au-dessus de cette foule bigarrée,le murmure frais et perlé des voix de femmes, ou le grondement plussonore des organes masculins !

Il y avait bien, en effet, de quoi faireoublier la salle de danse—contenant et contenu.

Mais, parmi cette foule insoucieuse quitraînait nonchalamment ses pas dans les larges allées du parc de laFolie-Privat, il y avait probablement quelques personnes ayant, unautre but que celui de se distraire.

Deux individus, entre autres, marchaient avecun peu trop de circonspection et se faufilaient avec infinimenttrop de soins derrière les épais rameaux bordant les allées, pourne pas éveiller de prudentes appréhensions.

Ces deux compères—un grand et un petit—aprèsune foule de détours et de contremarches, s’arrêtaient enfinderrière un banc presque entièrement dissimulé sous le feuillaged’un sapin de rond-point.

On se rappelle que cet endroit avait étéprécisément choisi par Gustave Després pour sa première entrevueavec Mlle Privat.

Une fois là, nos deux individus se tapirent deleur mieux dans le taillis et ne bougèrent plus.

Il était alors près de onze heures, et, dansle grand salon du cottage, la danse faisait fureur. Seul à peuprès, ce carrefour éloigné du parc manquait de promeneurs, tandisque les échos de tous les bosquets des alentours redisaient lesfrais éclats de rire ou le murmure plus doux des conversationsenjouées.

Un quart-d’heure se passa, pendant lequel lesilence ne fut troublé que par le cric-crac des coléoptères sejouant au milieu des hautes herbes du gazon.

Puis, tout à coup, une voix aigre et d’untimbre caractéristique surgit des profondeurs en arrière dubanc.

— Sapristi ! disait la voix, jecommence à m’embêter. Le particulier est capable de ne pasvenir.

— Il viendra, répondit un formidableorgane de basse-taille : le patron l’a dit.

— Il devrait être ici depuis une bonnedemi-heure… Tu vas voir que ce chameau-là va nous brûler lapolitesse, répliqua la voix de fausset.

— La consigne est d’attendre, se contentade repartir stoïquement la contrebasse.

Mais ce parti philosophique ne plut,paraît-il, que médiocrement au premier interlocuteur, car ilémergea bientôt d’un bouquet de feuillage et s’avança de quelquespas dans la direction du rond-point. Ce mouvement compromitgravement l’incognito du personnage… En effet, un indiscret rayonde lune tombant d’aplomb des régions célestes, éclaira soudain lafigure de maître Passe-Partout.

Effrayé de ce sans-gêne compromettant, lecollaborateur de Lapierre se replongea bien vite dans l’obscuritédu feuillage, où il rejoignit son compagnon, qui n’était autre queBill.

Que faisaient là les deux bandits et dans quelbut sinistre se dérobaient-ils ainsi aux rayons même de lalune ?

On le devine aisément. Ils avaient pourinstructions d’empocher une nouvelle entrevue entre, le Roi desÉtudiants et la fiancée de Lapierre. Ce dernier jouait là sadernière carte, il le savait bien ; mais que le coup réussit,et aucun obstacle sérieux ne subsistait plus entre Laure et lui,entre la fortune et l’âpre convoitise.

Depuis deux jours, l’habile prétendant avaittout mis en œuvre pour détruire, dans l’esprit de Mlle Privat,l’effet produit par les révélations de Després ; et nousdevons avouer que l’ex-fournisseur n’avait pas trop mal réussi,puisque la pauvre jeune fille, à bout d’arguments, n’avait putrouver d’autre échappatoire que celui-ci : « Je nedemande qu’à être convaincue. Si M. Després ne m’apporte pasles preuves qu’il m’a promises, eh bien ! je croirai commevous qu’il n’a voulu que se venger, et notre mariage aura lieu.Dans le cas contraire, n’espérez pas que je faiblirai devantd’audacieuses menaces. »

L’enlèvement de Louise, la séquestration duCaboulot, et la maladie de Després—toutes choses ignoréescomplètement de Mlle Privat et de ses amis—servaient à merveillesles projets criminels de Lapierre, et pourvu que la nuit du bal sepassât sans encombre, la situation était enlevée.

Mais il y avait cent à parier que le tenaceRoi des Étudiants n’abandonnerait pas de la sorte une partiepresque gagnée. Sa blessure n’avait pas eu de suite fatales, et ilétait en état de venir au rendez-vous donné à Laure, puisque, lematin même, Passe-Partout l’avait vu se promener dans la chambre dela maison Gaboury.

Seulement, allait-il se présenter ouvertement,par l’avenue du cottage, ou se faufiler dans le parc, comme lors desa première visite ?… c’est ce qu’il était, un peu difficilede prévoir, même pour un habile espion habitué à toutes lesroueries.

Voilà pourquoi ; ne voulant rien laisserau capricieux hasard, Lapierre avait jugé prudent de prévoir lesdeux éventualités, en plaçant deux sentinelles à l’entrée del’avenue et deux autres près du rond-point.

De la sorte, il aurait fallu que ce pauvreDesprés eût une fière chance pour arriver jusqu’à Laure.

Aussi donna-t-il tête baissée dans letraquenard, malgré le soin qu’il prit de pénétrer dans le parc parla grande allée du rond-point, éclairée ce soir-là comme en pleinjour.

Au moment où il longeait le banc derrièrelequel se tenaient accroupis nos deux bandits de toute à l’heure,il fut terrassé et bâillonné, puis solidement garrotté, sans mêmeavoir eu le temps de pousser un cri.

Bill et Passe-Partout n’en étaient pas à leurcoup d’essai dans ce genre d’opération, et il faut leur rendrecette justice qu’ils faisaient toujours leur besogne enconscience.

Cette nuit-là, ils se surpassèrent même… sibien que l’illustre Passe-Partout grommela joyeusement :

— Sapristi ! si le patron n’est passatisfait, il faut qu’il soit crânement difficile… car noustravaillons, parole d’honneur, comme de vraisartisses…

— Et maintenant, ajouta-t-il, rejoignonsvite la voiture, et filons proprement vers la geôle de la mèreFriponne.

En un clin d’œil, les deux chenapans eurentdisparu dans les profondeurs du parc, traînant avec eux leurvictime, réduite à la plus complète impuissance.

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