Le Roi des Étudiants

Chapitre 6LE DRAME DE L’ÎLOT

 

Després, après s’être recueilli un instant,reprit ainsi sa narration :

« La découverte de la honteuse trahisondont j’étais victime avait réveillé dans mon cœur une foule depassions assoupies jusqu’alors. De sombres idées de vengeancem’agitaient, et c’est sous l’empire d’une de ces colères blanchesqui ne raisonnent pas que je pris un parti.

« Je gravis au pas de course le coteauqui conduisait à la maison de mon père ; et, après avoir renducompte à ce dernier de ma mission, je lui dis qu’une affaireimportante m’obligeait à repartir de suite, et le priai de ne pasrévéler à personne mon retour nocturne à Saint-Monat.

« Le bon vieillard parut quelque peuétonné de mes allures mystérieuses ; mais je le rassurai enlui disant qu’il s’agissait tout simplement d’un pari à gagner, etje fis mes préparatifs de départ.

« Ce ne fut pas long.

« De l’argent, quelques hardes, desprovisions pour deux jours et une paire de revolvers chargéscomposèrent mon bagage, et je quittai la maison paternelle commedeux heures du matin sonnaient au coucou du salon.

« Une vingtaine de minutes plus tard,j’étais installé dans le fourré le plus épais de l’îlot, ayant eusoin de hâler mon canot à sec et de le dissimuler dans un fouillisde broussailles.

« Mon intention, en choisissant cetendroit solitaire pour y passer la journée, était d’abordd’empêcher que Lapierre n’eût vent de mon retour, ensuite d’êtreplus à portée d’observer ses allées et venues.

« Rien d’extraordinaire ne se passa,jusqu’au soir.

« Mon ex-ami alla bien, comme d’habitude,chez mon père et chez quelques, autres personnes du voisinage, maisson canot ne bougeait pas.

« La nuit vint, sombre, silencieuse—unevrai nuit de contrebandier, de bandit. Je distinguais à peine lesdeux rives du fleuve ; et si quelques maigres rayons d’étoilesn’eussent percé l’obscurité compacte, il m’aurait été biendifficile de constater le départ du coquin.

« Heureusement, mes yeux s’y firent à lalongue, et, vers dix heures environ, je pus y voir le canot deLapierre se dessiner sur le fleuve comme une ombre légère etglisser rapidement vers l’îlot.

« Arrivé à la pointe sud, au lieu depasser outre, comme je m’y attendais, le canot vint s’y ensabler,et l’homme qui le montait sauta à terre et alla déposer, non loinde là, derrière un rocher, quelque chose qui me parut être unpaquet de hardes.

« Avant, que je fusse revenu de monétonnement, le canotier avait rejoint son embarcation et nageaitferme dans la direction de la rive gauche.

« Je lui laissai prendre un peu d’avance,puis, à mon tour, je sautai dans mon canot et m’élançaisilencieusement sur ses traces.

« Après une dizaine de minutes de cettechasse nocturne, j’abordais dans ma petite crique de la veille etje me glissais sans bruit jusqu’à mon poste d’observation de lanuit précédente.

« Lapierre était déjà rendu près de lamaison. Je vis sa silhouette qui s’estompait faiblement sur le murblanchi à la chaux.

« Tout semblait sommeiller dans lamaison. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Le monotonetrémolo des grenouilles dans les ajoncs du rivage interrompit seulle silence pesant de la nuit.

« Tout à coup, j’entendis crier les gondsd’une porte qui s’ouvrait ; puis des pas légers se firententendre, et Louise, en costume de voyage parut auprès deLapierre.

— Enfin, vous voilà ! fit lecoquin.

— Mon Dieu ! répondit la jeune filled’une voix navrée, à quelle affreuse démarchem’obligez-vous ?

— Allons, voilà vos terreurs puériles quivous reprennent.

— Mes bons parents, les abandonner !ce pauvre Gustave, le trahir !

— Mais, ma chère, vous les reverrez, vosparents—car, une fois mariés, nous reviendrons ; quant à cetimbécile de Gustave, vous me feriez plaisir en le laissant là où ilest.

— Il me semble que je fais un rêveterrible et que je ne pourrai jamais me résoudre à vous suivre.

— En ce cas, éveillez-vous et prenez viteune décision, car je n’ai aucunement l’intention de passer ainsitoutes les nuits à courir sur le fleuve.

— Si nous attendions encore quelquesjours…

— Pas une heure. C’est assezd’enfantillage comme cela. Suivez-moi cette nuit même, ou retournezà votre premier amoureux… Il n’est pas fier, ce bon enfant-là, etil se fera un honneur de recueillir les débris de masuccession.

« Remarquez en passant, messieurs,comment le brutal Lapierre traitait cette jeune fille, qu’ilprétendait, aimer et quelle abjecte soumission Louise avait pourlui. Il est certaines femmes qu’il faut tenir ainsi dans unecrainte salutaire… La verge leur est douce et les coups de fouetleur semblent des caresses.

« Pauvre et sotte humanité !

« Mais je poursuis… Après quelquessecondes, Louise répondit brusquement :

— Vous le voulez, Joseph ? Ehbien ! que notre destinée s’accomplisse :emmenez-moi.

« Le ravisseur ne se le fit pas dire deuxfois. Il saisit la jeune fille dans ses bras et la transporte dansson canot. Puis il poussa au large et disparut sur le fleuvesombre.

« Mais je l’avais prévenu. Aux dernièresparoles de Louise, j’avais regagné à pas de loup mon embarcation,et je fuyais comme une flèche vers l’îlot, lorsque les fuyards sedétachèrent de la rive.

« En un clin d’œil, j’avais atteintl’endroit où Lapierre, une heure auparavant, avait, mis pied àterre. J’étais sûr que le coquin s’y arrêterait encore, et jel’attendais, un revolver dans chaque main, et blotti derrière unrocher.

« J’étais résolu à tout pour empêcher lerapt de se consommer ; et, plutôt que de laisser impuniesbrûlé la politesse, en compagnie de son bon ami Lapierre…

— La tête qu’il fera ? m’écriai-jed’une voix terrible, tu vas le voir de suite, misérable, car mevoilà !

« Et me redressant en face des fuyards,d’un coup de pied violent. Je repoussai au large leur canot, quipartit à la dérive et disparut aussitôt dans l’obscurité.

« Lapierre et Louise restèrent pétrifiéset ne purent que pousser chacun une exclamation :

— Després ! Gustave !

— Oui, c’est bien moi, GustaveDesprés ! repris-je avec force—Gustave Després, qui en échangedu petit service qu’il vous a rendu de vous sauver la vie, vousavez constamment trompé tous deux ; Gustave Després qui, aentendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vousavez en tête ; Gustave Després, enfin, qui s’est constituévotre juge et vient vous, porter la sentence que vousméritez !

— Et quelle est cette sentence. VotreHonneur ?

— La mort ! répondis-je d’une voixstridente.

— Pour tous deux ?

— Pour toi seul, coquin.

— Et pour mademoiselle ?

— Le mépris !

— Ho ! ho ! fit Lapierre avecun rire forcé, vous n’y allez pas de main morte, monsieur lejuge !

— Je me venge ! fut la réponse.

« Malgré son audace, le jeune hommetressaillit, car il y a de ces accents qui portent immédiatement laconviction.

— La tête qu’il fera ? m’écriai-jed’une voix terrible, tu vas le voir de suite, misérable, car mevoilà !

« Et me redressant en face des fuyards,d’un coup de pied violent. Je repoussai au, large leur canot, quipartit à la dérive et disparut aussitôt dans l’obscurité.

Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et nepurent que pousser chacun une exclamation :

— Després ! Gustave !

— Oui, c’est bien moi, GustaveDesprés ! repris-je avec force—Gustave Després, qui en échangedu petit service qu’il vous a rendu de vous sauver la vie, vousavez constamment trompé tous deux ; Gustave Després qui aentendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vousavez en tête ; Gustave Després, enfin, qui s’est constituévotre juge et vient vous, porter la sentence que vousméritez !

— Et quelle est cette sentence. VotreHonneur ? demanda impudemment Lapierre.

— La mort ! répondis-je d’une voixstridente.

— Pour tous deux ?

— Pour toi seul, coquin.

— Et pour mademoiselle ?

— Le mépris !

— Ho ! ho ! fit Lapierre avecun rire forcé, vous n’y allez pas de main morte, monsieur lejuge !

— Je me venge ! fut la réponse.

« Malgré son audace, le jeune hommetressaillit, car il y a de ces accents qui portent immédiatement laconviction.

« Pourtant, il feignit encore debadiner.

— Qui sera l’exécuteur des hautesœuvres ? ricana-t-il.

— Moi !

« Et, exhibant aussitôt mes revolvers,j’ajoutai :

— Il y en a un pour toi et un pour moi.Nous nous placerons à chacune des extrémités de l’îlot, et noustirerons à volonté nos six coups.

« Lapierre recula.

— Un duel ? fit-il.

« Oui, un duel, un duel loyal ! carsi je veux ta vie, ce n’est point par un assassinat que je prétendsl’avoir.

— Un duel sous les yeux d’unefemme ?

— Cette femme en est la cause : ilfaut qu’elle voie son œuvre.

— C’est une lâcheté cruelle !

— Il te sied bien, Joseph Lapierre, deparler de lâcheté, toi que je surprends en flagrant délit detrahison, en train de déshonorer à jamais une famille respectable.Mets de côté ces airs de chevalerie qui ne te vont pas, etprépare-toi plutôt à disputer ta misérable vie.

— Et si je ne veux pas me battre,moi ?

— Si tu refuses de te battre, infâmelarron d’honneur, aussi vrai que Dieu m’entend, je vais te tuercomme un chien.

« Pour le coup, Lapierre vit que j’étaissérieux et qu’il fallait s’exécuter coûte que coûte. Il se mit àtrembler tout de bon.

— Au moins, dit-il, mettons Louise àcouvert ; tu n’as pas envie de l’assassiner, jesuppose ?

— Pas le moins du monde. Il y a, del’autre côté de l’îlot, un amas de roches derrière lequel elle seblottira. Si je te tue, comme je l’espère bien, je m’engage à laramener chez elle dans mon canot, que j’ai caché à quelques pasd’ici ; si tu es vainqueur, tu agiras à ta guise. Allons, faisvite, où je vais te frotter les côtes pour te donner ducourage.

« Ce coup d’éperon parut transformerLapierre. Il bondit vers la jeune fille et, malgré sessupplications et ses gémissements, la transporta au lieuconvenu.

« Puis, revenant vers moi, il me criad’une voix sauvage :

— À nous deux, maintenant !…Ah ! mon petit Després, tu veux du sang ! Eh bien !je vais voir de quelle couleur est celui d’un amoureux déconfit. Oùest mon revolver ?

— Je viens de le déposer sur le paquet dehardes que tu destinais à mademoiselle, vilaine caricature de DonJuan ! répondis-je, en gagnant à la hâte l’extrémité nord del’îlot.

« Il était alors environ minuit.

« Le temps était toujours sombre. La lunen’étant pas encore levée, c’est à peine si la clarté blafarde desétoiles permettait de voir à quelques pas devant soi.

« C’était donc à peu près au hasard quenous allions tirer, à moins de marcher l’un sur l’autre, ou, ce quiserait mieux, de nous guider sur notre feu réciproque.

« Je me faisais ces réflexions, tout encherchant un abri quelconque, lorsqu’une détonation retentit etqu’une balle siffla à mon oreille.

« Je me retournai vivement et ripostai auhasard.

« Je n’avais pas abaissé mon arme que,pan ! une autre détonation suivit et qu’une seconde balle mepassa dans les cheveux.

« —Hum ! me dis-je, il paraît quemaître Lapierre attend mon feu pour mieux viser. Ce n’est pas sibête pour un coquin de son acabit.

« Cette constatation faite, j’avançai dequelques pas et tirai à mon tour sur une ombre qui semblait semouvoir.

« Un coup de feu me réponditimmédiatement, mais, cette fois-ci, à une trentaine de pieds de moitout au plus. La balle fit éclater une branche à mes côtés.

« —Tant mieux ! murmurais-je,Lapierre marche sur moi, comme je marche sur lui. Ce sera plus tôtfini.

« Et je lâchai mon troisième coup.

« Mais, rendu prudent par les sifflementsdésagréables que mes oreilles n’avaient que trop perçus, je m’étaisaussitôt jeté à plat-ventre.

« Cette précaution me sauva la vie, carLapierre m’envoya sa quatrième balle à quelques pouces seulementau-dessus de la tête.

« En ce moment, je vis pendant deuxsecondes sa silhouette se dessiner près d’un arbuste. Mon revolverétait en position : je tirai.

« Un cri terrible se fit entendre etj’entendis le bruit d’un corps pesant s’affaissant dans lefeuillage.

« —Justice est faite ! je suisvengé ! m’écriai-je.

« Et, bondissant par dessus le cadavre,je courus à l’endroit où Louise attendait le résultat de la lutte.Elle était probablement évanouie au premier coup de feu, car je latrouvai sans connaissance, les mains cramponnées au rocher qui luiservait d’abri.

« —Pauvre enfant ! murmurai-je, sice misérable que je viens de tuer ne s’était pas rencontré surnotre chemin, comme nous aurions été heureux !

« Mais je n’avais ni le temps ni lavolonté de m’attendrir. Je la transportai dans mon canot et laramenai chez elle.

« Au moment où je la déposais près de lamaison de son père, elle reprit ses sens et me reconnut.

« Après m’avoir regardé avec effroipendant quelques secondes, elle détourna la tête et ses lèvresmurmurèrent un mot sanglant :

« —Assassin !

« —Vous vous trompez, mademoiselle,répliquai-je gravement. Ce n’est pas moi, mais bien votrecoquetterie qui a couché dans les bruyères de l’îlot l’homme qui ydort son dernier sommeil. Souvenez-vous-en, Louise, et…adieu !

« Je m’éloignai rapidement, l’âme remplied’une mortelle tristesse, et, toute la nuit, je remontai leRichelieu à grands coups d’aviron.

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