Le Roi des Étudiants

Chapitre 8ON SE RECONNAÎT

 

On conçoit l’étonnement des étudiants à cetteexclamation véhémente de l’enfant.

Chacun se demandait par quelle crise passaitle camarade et quelle raison il pouvait avoir pour réclamer ainsile droit de punir Lapierre ; puis, rapprochant cette toquadede la singulière agitation qu’il avait manifestée pendant le récitde Després, on était bien empêché de trouver une réponse.

Pourtant Lafleur, rarement à court, en exhumaune de sa cervelle empâtée :

— Il est saoul, mes amis, dit-il, saoulcomme cent mille Polonais.

— Tiens, c’est une idée ! bégayaCardon.

— C’est ton mauvais whisky qui lui vautça, Cardon, pourvoyeur malhonnête que tu es !

— Mon whisky, mauvais ?… Tu peuxbien le dire, à présent que tu en as plein ta vilaine trogne,riposta Cardon, blessé dans sa dignité de fournisseur.

— Trogne toi-même !

— Assez ! mes amis, intervîntDesprés, n’allez-vous pas vous chicaner, maintenant ?

Puis, se tournant vers le Caboulot qui étaitassis près de la table, le front dans ses mains :

— Voyons, Caboulot, lui dit-il, prouve àces deux ivrognes que tu n’es pas saoul et que tu parlessensément.

Pour toute réponse, le jeune homme se leva enface de Després et le toisant minutieusement :

— Oui, c’est bien Gustave, murmura-t-ilcomme se parlant à lui-même. Seulement, tu es si changé depuis septans, que je ne t’aurais certes pas reconnu, sans cette,histoire…

— Que veux-tu dire ? demandaDesprés, qui, à son tour, regardait le petit étudiant dans les yeuxet lui trouvait une bizarre ressemblance.

— Je veux dire, répondit l’enfant d’unevoix émue, que la destinée a d’étranges voies et qu’elle placeaujourd’hui en face l’un de l’autre deux hommes qui étaient amis devieille date, sans se connaître…

— Mais nous nous connaissons depuis plusd’un mois !

— Oui, de figure. Mais te serais-tuimaginé mon vieux Gustave, que sous le sobriquet de Caboulot donnépar les camarades devait se lire le nom de JacquesGaboury ?

— Toi, Jacques Gaboury, le petit Jacquesque j’ai sauvé là-bas, le frère de… Louise ! exclama Després,en mettant ses deux mains sur les épaules de l’enfant et ledévorant du regard.

— Oui, c’est bien moi ; c’est bienle petit gamin qui allait se noyer dans le Richelieu, sans tonsecours.

— Qui aurait pu dire ?… murmura leRoi des Étudiants. En effet, ta figure me revient maintenant,malgré que je n’aie pas eu l’occasion de te voir longtempslà-bas.

— Seulement le temps des vacances…J’étais au collège, vois-tu.

— Je me souviens, je me souviens… Commetu es changé, mon pauvre Jacques ! Ce sont bien les mêmestraits principaux, les mêmes yeux, surtout… Mais tout cela a prisdes formes plus accusées… Et puis, tu as grandi, tu t’esdéveloppé—si bien que je ne t’aurais certainement, pas reconnu, moncher enfant.

— Ce n’est pas étonnant, Gustave ;je n’avais guère qu’une dizaine d’années lorsque tu venais… cheznous, et l’on ne fait pas beaucoup attention à un gamin de cetâge.

— Tu as raison. Mais, toi, est-ce que mafigure ne t’a pas frappé ?

— Mon Dieu, non : tu n’es plus lemême homme. Ta moustache a poussé, ton teint est plus brun, ta voixest changée aussi… de sorte qu’il faut le savoir pour retrouver,dans le Roi des Étudiants, Gustave Després, le joyeux garçon quis’appelait là-bas Gustave Lenoir.

— Que veux-tu ? la tempête ne mugitpas dans la cime du sapin le plus vigoureux sans y laisser detraces, sans en changer l’aspect. J’ai passé par bien des épreuvesdepuis le bon temps où nous nous sommes connus pour la premièrefois, et mon front en garde les empreintes indélébiles.

— Pauvre Després ! Permets-moi de teconserver ce nom, sous lequel j’ai renoué notre amitiéd’autrefois.

— Non-seulement je te le permets, maisencore je t’en prie, toi et les autres. C’est le nom de ma mère,et, ce nom… le pénitencier ne l’a pas sur ses registresd’écrou.

Le Caboulot courba la tête et garda lesilence.

Champfort, Cardon et Lafleur ne disaientmot.

Le premier admirait les mystérieux décrets dela Providence, qui faisait converger sur la tête du coupableLapierre toutes ses voix accusatrices et se disposait à lefrapper.

Quant aux deux autres, gorgés de whisky etahuris par tous les étonnements de cette nuit mémorable, ils sedemandaient sérieusement s’ils assistaient pas à une représentationdramatique et attendaient tranquillement, la fin de la pièce pourse communiquer leurs impressions.

Au bout de quelques secondes, Després regardason petit ami et lui demanda d’une voix mal assurée :

— Et… elle ?

— Tu veux savoir où elle est ?

— Oui.

— À Québec.

— Seule ?

— Avec mon père et moi.

— Ta mère est donc… ?

— Morte, mon vieux, morte de chagrin.

— Pauvre femme !

Le Caboulot essuya une larme.

— Oh ! Louise fut bien coupable,dit-il, mais elle a terriblement expié son erreur ; elle abien souffert…

— C’était justice ! murmuraDesprés.

— Oh ! ne la condamne pas,Gustave ; ne sois pas inexorable pour ma pauvre sœur. Sitoutes les larmes du cœur peuvent effacer une faute, la siennemérite pardon et indulgence.

Després ne répondit pas, mais un éclairtraversa sa prunelle sombre et sa figure prit une dure expressiond’inflexibilité.

En ce moment, trois heures du matin sonnèrentà l’horloge de la pension.

Champfort se leva.

— Trois heures, dit-il : jerentre.

— Je t’accompagne, réponditDesprés ; nous aurons beaucoup à causer.

— Attendez, dit à son tour leCaboulot ; je retourne à la maison, moi aussi ; nousferons un bout de chemin ensemble.

— Partons, firent les jeunes gens.

— C’est ça ! grommela Lafleur ;allez-vous-en tous et laissez-nous, à Cardon et à moi, la besogned’achever la bouteille qui reste.

— Garde-là pour demain, dit Després.

— Jamais ! protesta majestueusementle diurne homme. Morguienne ! ce serait du propre :Lafleur reculer devant une bouteille ! Allons, estimablecompagnon de la bamboche, illustre pourvoyeur Cardon, un petit… undernier coup de cœur !

C’est notre grand-père Noé,

Patriarche digne,

Que l’bon Dieu nous a conservé

Pour planter la vigne…

Cardon ne répondit pas ; il ronflaitcomme un cachalot.

Le chanteur eut beau enfler sa voix pourreprendre :

Il se fit faire un bateau

Pour se promener sur l’eau

Pendant le déluge……

rien n’y fit : le célèbre Cardon nebougea pas.

Quant aux trois autres, ils étaient déjà dansla rue, où les échos de la voix éraillée de Lafleur leur arrivaientpar bouffées intermittentes.

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