Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 11

 

 

Miraut reprit rapidement.

– Il profite, il se remplit, disait Lisée àPhilomen qui lui confiait que sa Bellone manifestait par quelquessignes, de lui bien connus, des velléités d’en faire autant, maispar d’autres moyens.

– La garce ! ajoutait-il. Ça ne manquejamais ! Si, au printemps, elle ne fait pas sa portée, vers lafin de l’automne elle en a au moins pour trois semaines à être enfolie, trois semaines durant lesquelles je suis, fichtre, biengardé. Tous les cabots des environs montent la garde autour de mabaraque, les grands comme les petits, les jeunes comme lesvieux ; ils me rongent toutes mes portes, ces salauds-là.S’ils trouvaient le moindre passage ! malheur ! ah !nom de Dieu ! ça serait bientôt fait. Quand je suis là, ça vabien, j’ai l’œil et je veille ; mais si j’ai à m’absenter dela maison, j’ai toujours peur qu’un sale bâtard de roquet neparvienne à s’introduire dans la canfouine et ne me couvre machienne. On ne peut pas se fier aux femmes ni aux gosses pour lasurveillance. Je sais bien qu’on n’en est jamais que pour tuer laportée quand la mère a déballé, mais c’est toujours bien embêtant,ça fiche la fièvre à la chienne, sans compter que des maternitéscomme ça te gâtent la race. Mon vieux, je te le dis et tu mecroiras : eh bien ! si un bâtard quelconque couvre unechienne, non seulement les chiots qui viennent ne valent rien, maiscette saillie-là laisse des traces sur les portées suivantes :oui, la race est souillée, elle n’est plus pure, et les chiens sontmoins beaux et moins bons. J’ai toujours fait attention jusqu’àprésent, je ne voudrais pas voir arriver la chose maintenant.

– Tu n’auras qu’à m’amener Bellone quand tuauras à sortir, s’offrit Lisée. Avec Miraut elle ne risque riend’aucune façon ; d’ailleurs, j’ai toujours, pour les roquetset les bâtards, parce que je ne voudrais jamais faire le coup à deschiens de chasse, une demi-douzaine de vieilles casseroles de rebutet quelques arrosoirs de réserve à leur attacher quelque part.

– Pour l’heure, expliqua Philomen, je ne croispas qu’elle coure de risques, le train de derrière grossit un peuet le sexe se montre, mais tant qu’elles n’ont pas fait sang, ellesne se laissent généralement pas grimper, je dis habituellement, cardans ces sacrées affaires de… chose, on ne peut jamais être sûr derien.

– Oui, goguenarda Lisée, c’est la bouteille àl’encre… rouge.

Miraut avait repris sa situation dans lamaison de son maître, c’est-à-dire que, si le patron le choyaitavec la tendresse d’un père ou même d’un grand-père, la patronne,elle, le rossait avec l’énergie d’une marâtre et qu’il se garaitdes coups du mieux qu’il pouvait.

Il acceptait d’ailleurs bénévolement cetteposition sociale, n’imaginant pas qu’il en pût, pour lui, existerd’autre, ses souvenirs d’enfance étant trop lointains et depuislongtemps abolis. Très vite il en était arrivé à généraliser que,sauf de très rares exceptions, tout ce qui porte pantalon estallié, ami et favorable, et tout ce qui porte jupe, ennemi puissantet sournois qu’il faut en tout et partout craindre, éviter etfuir.

Il accompagnait très souvent Lisée dans sesallées et venues aux champs et au bois et commençait, son nezdevenant subtil et puissant, à s’intéresser à autre chose qu’auxévolutions des corbeaux et au déterrage des taupes.

Lisée vivement l’encourageait à quêter,guidait ses recherches, le faisait suivre les murs de lisière,l’incitait à longer les haies, à traverser les buissons, à fouillerles murgers chevelus de ronces, à ne pas manquer les brèches demur, les ouvertures de tranchées, les saignées de partage descoupes, tous endroits préférés par les oreillards pour se gîter ourentrer en forêt.

L’odeur de lièvre, souventes fois[12] reniflée, l’émouvait de plus en plus etle bouleversait profondément : sa queue, quand il tombait surun fret de ce genre, battait avec une force terrible, ses mâchoiresen claquaient l’une contre l’autre et une fois même, à la grandejoie de son maître, il avait laissé échapper un jappement bref etchaud qui disait son fougueux désir de se trouver nez à nez ou mêmenez à cul avec le citoyen poilu qui émettait des émanations siparticulièrement excitantes.

Un écureuil, aperçu un jour à terre et qu’ilpoursuivit en donnant à pleine gorge jusqu’au premier arbre où ilgrimpa, puis qu’il regarda étonné, furieux et narquois, ne fit queconfirmer en lui l’opinion qu’il avait que le gibier qui court et àpoil est préférable, quant à l’odeur et au goût probablement, àcelui qui vole, d’autant qu’on peut toujours, quelque temps tout aumoins, suivre le premier avec espoir de l’attraper.

Lisée, après chaque expérience, le félicitait,l’encourageait, le caressait, le récompensait par un petit bout desucre ou une couenne de gruyère soigneusement tenue en réserve pourl’occasion. De fait, il était content de son chien et persuadé,ainsi que le lui avaient prédit ses amis, Pépé, le gros etPhilomen, que ce serait un jour un maître lanceur.

Bon chien chasse de race, dit le proverbe. Iln’avait point été besoin pour celui-là, en effet, de le mener avecd’autres chiens pour qu’il apprît son métier. Seul, de lui-même,par la simple vertu de son flair et la toute-puissance de soninstinct, il arrivait à distinguer ce qu’il devait courir. Qu’illui arrivât seulement un jour de fourrer le nez au derrière d’uncapucin et ça y serait définitivement, il serait sacré chien etgrand chien ; plus tard, quand il aurait appris avec sonmaître et avec Bellone toutes les ficelles du métier de chiencourant, on verrait s’il s’en trouverait un pour lui damer le pionou lui faire le poil dans le canton.

Ainsi rêvait Lisée, tandis que son petitcamarade trottait devant lui dans les sentiers de Longeverne,flairant toutes les mottes et toutes les bornes, pour y retrouverdes odeurs particulières, des senteurs subtiles lui rappelant sarace, et s’accroupissant de temps à autre pour rafraîchir d’un jetminuscule et fraternel tel caillou isolé, tel piquet de bois ou telcoin de mur précédemment arrosés par des confrères inconnus.

– On en fera quelque chose, disait le chasseurà Philomen, en lui racontant, quatre ou cinq jours plus tard,comment Miraut s’était comporté sur un fret rencontré au bas desCotards, non loin de la source de Bêche.

– Il y en a, en effet, toujours un de cecôté-là, approuva Philomen, qui ajouta au surplus qu’il luiconfierait le lendemain sa Bellone, obligé qu’il était de conduiredu blé au moulin de la Grâce-Dieu afin de ramener de la farine pourfaire au four.

– C’est entendu, acquiesça Lisée, je lescollerai tous les deux à la remise. J’ai fichu du fer-blanc auxcoins de la porte : pas de danger que les galants, si voracesqu’ils soient, ne la bouffent et, pour ce qui est de Miraut, je tel’ai dit, il est encore trop gosse pour penser à cesaffaires-là.

De fait, le lendemain, en laisse, comme unecoupable, la chienne fut amenée à la Côte, tandis qu’à une distanceplus que respectueuse les mâles la suivaient de l’œil, craignant latrique du chasseur.

On laissa seuls les deux camarades. Miraut,enchanté d’avoir de la compagnie, vint lécher le nez de Bellone etlui mordre les oreilles.

D’ordinaire, elle se laissait faire quelquesinstants, ensuite elle signifiait par un grognement sec qu’elle enavait assez et filait ; mais cette fois elle se prêta au jeu,mordilla elle aussi, passant dessus, roulant dessous, serrant entreses mâchoires tantôt une patte, tantôt une oreille, tantôt uneautre mâchoire ; puis jugeant que les préliminaires avaientété assez longs, elle se dressa sur ses quatre pattes, joignit lesoreilles, écarta la queue de côté et attendit.

Mais Miraut, à peine relevé, ne songea qu’àcontinuer un divertissement si intéressant, à remordre, à se roulerde plus belle dans la paille, à jouer de la patte et de la dent.Bellone se prêta encore et de bonne grâce à ses fantaisies, jusqu’àl’instant où elle recommença son manège, lui mettant bien enévidence le postérieur sous le nez.

L’odeur, évidemment, différait de ce qu’elleétait d’habitude, et Miraut, forcé de s’en rendre compte, flairaavec assez d’intérêt, puis, pour compléter son observation, hasardamême un discret coup de langue ; mais ses galanteries sebornèrent là et les jeux et les batailles durent recommencer aumoins deux ou trois fois encore.

C’est alors que la chienne, puissammenténervée sans doute, obéissant à l’on ne sait quel irrésistibleinstinct qui lui commandait d’enseigner au novice ce qu’ilignorait, lui sauta dessus, ainsi que l’aurait fait un qui l’auraitvoulu couvrir, et s’agita vivement du train de derrière à la façondes mâles.

Ahuri, Miraut qui n’y comprenait rien oupensait peut-être que c’était un jeu nouveau, la laissa se livrerdurant quelques minutes à cet exercice, ensuite de quoi, toutnaturellement, il en voulut faire autant.

C’était ce que demandait la chienne.

Il commença ses premières tentatives sansautre ardeur que celle du jeu. Après quoi, que se passa-t-il ?L’odeur de la bête en amour alluma-t-elle un feu dormant enlui ? Le mouvement, tout mécanique et machinal qu’il fût, luirévéla-t-il les causes occultes et profondes de son geste ? Onne sait ; mais bientôt il tenta de faire réellement ce qu’iln’avait voulu jusqu’alors que simuler.

Malgré le peu de résultats obtenus, la chiennese prêtait avec une bonne grâce évidente à ses manœuvres.

Un petit bout de sexe, rouge et sans force,qu’il essayait vainement de diriger, tombait de sa gaine, et il secrispait, remuant furieusement, piétinait des pattes de derrière,tordait le cou, hochait la tête, tandis que la chienne prenaitl’air stupide et béat de celle qui attend quelque chose, quelquechose qui doit venir et ne vient jamais.

À plus de vingt reprises, il remonta, toujourssans résultats, et la chienne, sans se lasser, toujours le laissaitfaire.

Il s’enfiévrait, s’excitait, se mettait encolère, tombait, remontait, retombait, jappait, insultant lesautres mâles qu’il devinait et sentait maintenant, tous ses senséveillés, rôder aux alentours et renifler aux portes.

Lorsque Lisée rentra, après avoir fait le videautour de la maison, il le trouva creux et efflanqué qui continuaitfébrilement ses exercices.

– Ben, mon cochon ! monologua-t-il, tu nete gênes pas : il n’y a vraiment pus d’enfants au jourd’aujourd’hui. T’en es-tu donné, salaud ! et pour rien,naturellement ; sacrée petite rosse, va ! il s’en feraitcrever.

Et devant son maître, sans honte aucune, nicrainte, ni préjugé pudibond, Miraut recommença deux ou trois foisencore ses tentatives amoureuses.

– Hou ! hou ! l’invectiva Lisée enbranlant la tête. Encore un salaud qui sera porté sur lachose ! Il n’y aura pas une chienne en folie dans le cantonsans qu’il ne soit de la noce.

Et il le sépara immédiatement de Bellone, carce jeune sagouin se serait plutôt fait périr que de descendre deson poste avant d’avoir obtenu un résultat que ni son âge, ni sesforces ne lui permettaient encore d’atteindre.

– Ça lui apprend la vie, répliqua Philomen àqui Lisée narrait les ébats des deux tourtereaux dans la remise.Gageons, maintenant qu’il a fait ça, qu’il se prend pour un grandgarçon de chien.

– Je te crois, approuva Lisée ; hier ausoir, il a levé la cuisse pour pisser et ça ne lui était pas encorearrivé. Mais, j’ai envie d’aller faire un tour ce soir du côté deBêche. J’ai idée que le fret sera bon. Il a plu un peu, les lièvressortiront de bonne heure, car le soleil a tout l’air de vouloir seremontrer et si on en trouvait un sur pied…

Vers quatre heures, en effet, sa serpe dans lapattelette du pantalon, comme s’il allait élaguer sa haie duCerisier, Lisée partit avec Miraut. Mais, comme il l’avait dit, ils’arrêta à la source où son chien avait déjà, les jours d’avant,trouvé du fret.

Ce n’était pas mauvais, et Miraut, suivant lemur d’enceinte du bois, ne tarda point en effet à frétiller de laqueue et à renifler bruyamment, signe que quelque animal sauvageavait certainement passé par là.

– Doucement ! encourageait Lisée ensifflotant sur un ton particulier, doucement ! au bois, monpetit ! c’est au bois qu’il est, le capucin. Là !là ! Miraut, s’exclama-t-il en lui désignant du doigt une« rentrée », une brèche de mur.

Docile, le chien pénétra sous bois, flaira,donna un coup de gueule, tourna, avança encore, revint sur ses pas,reniflant très fort, puis sortit du bois, fit quelques pointes enplaine, revint de lui-même à la lisière, la suivit, trouva uneautre brèche et s’y enfila tout seul.

– Très bien, mon beau ! approuvait Liséeà mi-voix, tu sais déjà.

Mais cela devenait sérieux.

Consécutivement, Miraut lâcha trois coups degueule, avança, écartant les branches du mufle, puis soudain, sansplus rien dire, le fouet battant, s’engagea dans un pâté deronces.

Et immédiatement, une bordée d’aboisfrénétiques suivait cette incursion, tandis qu’il bondissaitderrière le lièvre déboulé qui montait le coteau et qu’il venait dedénicher au gîte.

Ah ! ce fut une belle galopade.

« Bouaoue ! bouaoue !bouaoue ! »

– Il ne pouvait plus dire, il bredouillait, ilbafouillait, tellement il se pressait de gueuler vite, répétait,très excité, Lisée le soir même en racontant l’exploit à Philomen.Crois-tu, mon vieux, à six mois, et tout seul, en lancer un !Ah ! mon ami, c’est qu’il fallait voir et entendre comme il tele menait, çui-là : ni plus ni moins qu’un vieux chien ;il lui a fait prendre le tour des Maguets et puis du Geys et il mel’a ramené au lancer. Hein ! Ah ! nom de Dieu ! labelle chasse ! et quelle musique ! C’est qu’il a unevoix, l’animal ! Nom de nom, quelle gorge ! Je l’auraislaissé faire, ma parole, je crois qu’il le mènerait encore !Ah ! la bonne bête, et ce que je suis content ! Mon vieuxPhilomen, qu’est-ce qu’ils vont prendre pour leur rhume, lesoreillards ! Cochon de cochon ! M’est avis que là-dessuson peut bien boire une bonne bouteille.

Et tout en se remémorant les premiers lancersde tous leurs défunts chiens, tout en se racontant des histoires dechasses plus merveilleuses les unes que les autres, les deuxcompères, chez Fricot l’aubergiste, se cuitèrent consciencieusementpour fêter de digne façon cette journée mémorable.

À dix heures, lorsque le bistro, qui craignaitune visite inopinée des cognes, les eut mis dehors et qu’ils sefurent séparés, Lisée, tout enfiévré, plein d’enthousiasme,monologuait encore en revenant vers son logis :

— À six mois ! bon Dieu ! quellebête ! quel nez ! Et quand je songe que ma charogne defemme aurait voulu que je m’en débarrasse, que je letue !…

Ayant coupé au court par le sentier du verger,il passait juste à ce moment devant la fenêtre du poêle, close derideaux d’indienne et éclairée.

« Tiens, pensa-t-il, elle va probablementgueuler ! Qu’est-ce qu’elle peut bien foutre à cette heurepour n’être pas encore couchée ? »

Et il vint se coller devant les vitres,cherchant à voir par un entre-bâillement de rideaux.

Le spectacle qu’il découvrit le cloua destupeur un instant, immobile tel une souche. Mais il se remit bienvite, poussa intérieurement un formidable juron et s’élança vers laporte.

– Ah ! je t’y prends, sacrée sale garce,tonna-t-il ; je t’y pince en flagrant délit, chameau !Tiens, attrape ça et encore ceci, éructa-t-il en lui lançant deuxvigoureux coups de souliers au derrière. Et je t’en vais foutre,moi !

Mais la Guélotte, prise en fauteeffectivement, n’essaya pas de discuter et n’attendit point sonreste. Elle se sauva à toutes jambes, montant les escaliers,barricadant les portes, ce qu’entendant et peu sanguinaire au fond,Lisée ne la poursuivit point davantage et s’apprêta à se mettre aulit, soliloquant, grognant et sacrant :

– Bougre de sale chameau ! Vider le potde chambre dans mes sabots pour accuser Miraut et me faire croireque c’était lui qui avait pissé dedans. Faut-il tout de même êtrevache et vicieuse ! Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! Iln’y a qu’une femme qui peut trouver ça !

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