Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 8

 

 

Lisée, qui s’était levé avant le jour, futprêt de très bonne heure le lendemain matin. Miraut, debout en mêmetemps que le maître, l’avait accompagné partout : à l’écurie,à la grange, chez Philomen avec un vif intérêt. Il avaitparfaitement deviné que le patron allait en voyage et il espéraitbien, lui aussi, être de la partie ; aussi sa surprisefut-elle grande lorsqu’il s’aperçut, enfermé comme par inadvertancedans la chambre du poêle avec Mitis et Moute, que Lisée attelait etpartait sans lui.

Il aboya, croyant à un oubli ; mais leroulement de la voiture, démarrant au trot robuste de Cadi, empêchad’entendre ses appels.

Du moins il put le croire ; cependant cen’était point par inattention que Lisée avait enfermé Miraut dansla chambre avec les chats.

– Il est toujours imprudent, quand on est envoiture, d’emmener avec soi de jeunes chiens de chasse, surtoutmaintenant, répétait-il, avec toutes les bicyclettes,motocyclettes, automobiles et autres saloperies qui infestent lesroutes, vous tombent dessus sans crier gare, écrabouillent vosbêtes et ensuite se donnent du vent que c’est bernique pour lesreconnaître et revoir jamais les salauds qui ont fait le coup.

Lui, Lisée, qui était pourtant assez prudent,avait eu un jour un chien, lequel, en voulant se garer d’unecalèche arrivant par derrière, s’était fait écraser la patte par sapropre roue de voiture, et on ne parlait pas d’autos dans cetemps-là.

D’autre part, un jeune chien curieux,flaireur, facilement distrait, jovialement confiant, est tropfacile à perdre, surtout quand il est beau. Car il se trouvetoujours des amateurs, plutôt sans gêne ni scrupules, qui saventhabilement profiter d’un instant d’inattention pour attirer la bêteà l’écart, lui passer une laisse au cou et, ni vu, ni connu, vousl’emmener bel et bien on ne sait jamais où.

Ces observations et réflexions que Lisée avaitformulées chez lui maintes fois n’étaient point sorties tout à faitde l’esprit de la Guélotte ; c’est pourquoi, flattée d’unvague espoir, dès qu’elle jugea que Lisée pouvait être à un bonkilomètre du village, elle ouvrit au chien, qui la demandaitinstamment, la porte de la rue et le lança dehors avec un coup desavate, en disant :

– Va-t’en le retrouver tant que tu voudras etreste en route si tu peux.

Miraut ne perdit pas une minute ; ilflaira par toute la cour, puis, sans hésiter, prit le vent et filacomme une flèche.

Et dix minutes plus tard, comme Lisée,marchant à côté de la voiture, atteignait les quelques maisons dumoulin de Velrans, rêvassant vaguement au tintinnabulement desgrelots de Cadi qui secouait la tête avec fierté, il sentit tout àcoup deux pattes s’appuyer sur ses jarrets.

Violemment surpris, il se retourna plus promptque l’éclair et reconnut son Miraut qui lui faisait fête, causanten son langage, jappant à mi-voix, la gorge pleine d’inflexionstendres, frétillant de la queue, s’écrasant, l’œil plein de joie del’avoir si vite retrouvé.

– Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! juraLisée en se grattant la tête ; sacré petit salaud !Qu’est-ce que je vais faire de toi ? C’est au moins ma rossede femme qui t’a lâché trop tôt. Elle l’aura fait exprès, pour sûr.Elle savait bien que tu viendrais ; ah ! «lachameau ! » C’était pour se débarrasser, et elle neserait pas fâchée qu’il t’arrive[9]malheur.

Et un peu ennuyé et caressant son chien, toutcontent au fond de cet attachement et de cette fidélité, lechasseur se demandait s’il ne conduirait pas Miraut jusqu’à Velransqui était sur sa route. En donnant le bonjour à son ami Pépé, illui confierait pour la journée son petit chien et il n’aurait qu’àle reprendre au retour.

Pourtant, ayant réfléchi que Pépé pouvait êtreabsent, ou que le chien, se trouvant en milieu inconnu, chercheraitsans doute à s’échapper encore, il ne s’arrêta point à cettesolution.

– C’est bien embêtant, ça !ronchonna-t-il. Je peux pourtant pas retourner à Longeverne pour teramener et laisser en panne ici au milieu la voiture et le« calandau ». Si je rencontrais au moins quelqu’un quiaille au pays !

Ainsi réfléchissant, Lisée avançait toujoursdans la direction du moulin de Velrans.

– Ah ! s’exclama-t-il au bout d’uninstant : j’ai trouvé, je ne pensais pas que c’est aujourd’huijeudi, je donnerai deux sous aux gosses du meunier, qui ne vont pasen classe et qui seront tout contents de remmener Miraut cheznous.

Bientôt on arriva devant la maison du moulin,à mi-chemin entre Longeverne et Velrans. Lisée arrêta son cheval,ouvrit la porte sans frapper, salua la compagnie et, pendant qu’onlui apportait un verre pour trinquer, exposa le cas et conclutl’affaire d’emblée. Miraut, solidement attaché, resta là tandis queson maître s’éloignait. Il eut beau japper et pleurer et tirer surla corde. Ce ne fut qu’au bout d’une bonne heure que les gosses,leurs poches lestées de provisions, le reconduisirent à sonlogis.

De fait, comme elle partageait en pâtons pourla mettre en vannettes la pâte emplissant sa « maie », laGuélotte qui, très affairée, faisait au four ce matin-là, vit laporte s’ouvrir et deux gamins entrer précipitamment, entraînés parl’élan du jeune chien qu’ils tenaient en laisse.

– Nous ramenons le toutou, expliquèrent-ils.C’est Lisée qu’a passé au moulin et qui nous a dit de vous lereconduire.

– Fermez donc la porte ! cria laGuélotte ; ma pâte va avoir froid et mon pain ne lèvera pas.Encore sa sale charogne qui en sera cause. Ah ! s’il avait aumoins pu le suivre et qu’un brave imbécile de voleur l’aitramassé !

Cependant, les deux enfants, qui s’attendaientà une autre réception et pensaient que la patronne leur offriraitau moins un pain d’épice ou une pomme, dénouaient avec soin leurficelle et, après avoir caressé le chien, repartaient sans dire aurevoir à une femelle aussi rapiate, en faisant claquer laporte.

Miraut, que l’air vif et la course matinaleavaient mis en appétit, après s’être assuré que sa gamelle a soupeétait bien vide et léchée et reléchée, s’en vint rôder autour desvannettes pleines et tâcher d’insinuer son nez entre l’osier et legrand linceux qui recouvrait la pâte.

– Veux-tu bien fiche ton camp, salevoleur ! s’écria la Guélotte.

Et, saisissant un raim[10] decoudre, elle en cingla le chien, qui poussa un cri aigu et s’envint gratter à la porte. La femme aussitôt vint la lui ouvrirtandis que, garé de côté, les jarrets courbés, il ramassait lesfesses dans l’espoir d’amortir le coup de pied réglementaire, droitde péage qu’il payait invariablement chaque fois que la patronneétait mise dans l’obligation de se déranger pour son service.Esseulé, il erra autour de la maison.

Il visita le jardin avec soin, chercha le longdu mur où il découvrit quelques vieux os que, faute de mieux, ilrongea consciencieusement. Il fut tiré de son occupation par leretour de Mique qui rentrait fière dans ses foyers, une souris entravers de la gueule. Il voulut lui prendre son gibier, mais cen’était pas pour la chatte l’heure de plaisanter et elle le lui fitbien voir en le giflant d’un coup de griffe sec et qui n’admettaitni discussion ni réplique. La chasse, c’est la chasse : il n’ya plus, quand une proie conquise est en jeu, ni race, ni amitié quitiennent. Miraut le saurait peut-être plus tard ; pourl’heure, désappointé, il s’assit sur son derrière et regarda larue.

Par peur, par désœuvrement, par besoin decrier, par rancune aussi peut-être d’avoir été séparé de sonmaître, rancune qui s’étendait à tous et à toutes, il se mit àaboyer ceux qui passaient : hommes, femmes et même lesenfants. Les premiers n’y prenaient point garde, mais les bambins,pas très rassurés, se sauvaient en se retournant pour bien voirqu’ils n’étaient pas suivis. La patronne, s’étant aperçue de cejeu, sortit en l’invectivant, le fouet à la main, lui jurantqu’elle le rerosserait s’il osait s’aviser encore de japper auxtrousses des voisins et de faire peur aux gosses.

Il s’éloigna un peu et fit le tour du fumieroù il ne trouva rien ; il continua et passa devant la porte dela Phémie qui brandit son balai en s’élançant de son côté ;ensuite de quoi, comme la patronne n’avait pas l’air de se soucierbeaucoup de son estomac, il résolut de chercher sa subsistance decôté et d’autres et de faire d’abord, par le village, une petitetournée alimentaire.

Mais c’était pour lui jour de déveine.Beaucoup de portes étaient fermées ; les gamins, dont lespoches étaient bourrées de gros chanteaux de pain dont ilsarrachaient de temps à autre une bouchée, se refusèrent, malgré sescaresses et ses amabilités, à lui donner sa petite part lorsque lesdeux Brenot eurent conté qu’il leur avait jappé aux chausses,l’heure d’avant.

Il fit néanmoins deux ou trois cuisines, lapaquelques gouttes de lait dans les assiettes des chats, but un peud’eau de son, se fit violemment expulser d’une écurie où il quêtaitun peu trop près du nid des poules ; puis, fatigué de satournée infructueuse, revint au logis dans le vague espoir que lafemme du braconnier lui aurait peut-être trempé sa soupe.

Las ! Il était bien question de pâtée àcette heure. Toutes portes ouvertes, rouge telle une écrevissecuite, ses cheveux filasses hérissés sur le front, la Guélotte, unepelle ronde à très long manche aux deux mains, retiraitsuccessivement de l’ouverture béante du four les grosses miches depain qu’elle déposait précautionneusement dans le pétrin vidé,soigneusement raclé et nettoyé pour cet usage.

Une bonne odeur de pain chaud emplissait lapièce, excitant plus fortement encore l’appétit du toutou ;mais la grande queue de la pelle, bâton fantastique et rude, enimposait à Miraut qui, pour des raisons bien connues, évoluait àassez longue distance de sa maîtresse. Pourtant, quand elle eutachevé sa besogne, remis la perche en place, brossé les miches etempli le four d’une grosse brassée « d’échines »[11] à faire sécher pour la fournéeprochaine, n’y tenant plus, il s’en vint devant sa gamelle etregarda la femme en pleurant, c’est-à-dire en modulant de petitesplaintes assez brèves et répétées.

– Ah ! tu as faim, charogne ! c’estbien fait : crève si tu veux. Va demander à ton maître qu’ilte donne, fallait aller avec lui.

Comme Miraut ne comprenait que fortimparfaitement ce langage et qu’il continuait dolemment à réclamer,elle se fâcha et le réexpulsa violemment de la pièce et de lamaison :

– Allez, du vent, et vivement :nourris-toi toi-même, puisque tu es si intelligent et simalin ; va chasser, puisque tu es fait pour ça !

De tout ce discours, Miraut ne saisit sansdoute que l’invitation à quitter sans délai la cuisine, mais il lasaisit parfaitement et, comme l’autre illustrait son langage enempoignant le balai, il n’attendit point que le manche de celui-ciprît contact avec ses reins ou son cul pour obtempérerrapidement.

Fatigué et mourant de faim, il essaya dedormir. Tout de suite il se mit en quête d’un coin abrité, monta auhaut de la levée de grange que chauffait le soleil et, sur quelquesbrins de paille et de foin échappés à la bottelée de Lisée, secoucha en rond, le museau sur les pattes de derrière.

Il ne s’émut pas le moins du monde desroulements de voiture, des meuglements de vaches rentrant dupâturage, ni de bien d’autres bruits encore qui n’intéressaientpoint ses besoins immédiats ; mais le reniflement de Belloneau bas de la levée de grange, si léger qu’il fût, le tira de sonsommeil et lui fit lever le nez.

La Bellone était une amie et une puissance.Elle pourrait sans doute lui être utile. Ne l’avait-elle déjà pointdéfendu contre ce méchant roquet de Souris, lors de sa premièresortie ?

Il se précipita à sa rencontre en lui faisantdes courbettes et se mit sans façons à lui mordiller les pattes etle cou ; puis, comme il avait faim, il lui flaira le nez.L’autre, qui avait sans doute découvert quelque part une vieilleventraille de lapin ou quelque autre charogne plus ou moins avancéeet forte en odeur, émettait des émanations qui chatouillaient fortagréablement ses narines ; aussi lui lécha-t-il la gueule avecenvie. Mais la chienne n’était pas d’humeur à prolonger des jeuxqu’elle jugeait inutiles, et, comme Miraut n’avait pas encorel’idée de la suivre en forêt, il ne put que la regarder franchir lahaie du grand enclos et filer vers la corne du bois où elle allaitlancer un lièvre dont elle connaissait, à dix sauts près, larentrée habituelle et les buissons familiers.

Les heures se traînèrent longuement. L’estomacdu chien hurlait famine. Il se promenait, puis s’asseyait sur sonderrière, puis cherchait de nouveau ; enfin il repartit encoreune fois.

Cependant, il se faisait tard. Lisée, aprèsavoir vaqué à ses affaires et déjeuné frugalement à l’auberge,revenait maintenant vers le pays. Cette fois il ramenait un petitcochon. Cadi, déchargé, sentant l’écurie, marchait d’un bonpas.

Ainsi qu’il l’avait promis à Pépé qu’il avaitrencontré en allant, il s’arrêta une minute pour lui donner lebonjour en repassant par Velrans.

– Tu ne vas pas partir sans trinquer, affirmale chasseur ; ce serait me faire affront.

On attacha un instant Cadi à un anneau scellédans une pierre de taille de la porte, tandis que Lisée, d’avance,s’excusait de la brièveté de sa visite :

– Tu sais, faut pas que je m’attarde ;c’est le cheval de Philomen, et puis, je ramène un cochon. En cettesaison, comme il ne fait pas trop chaud le soir, il ne faut pas semettre à la nuit et laisser les bêtes prendre froid.

À la nouvelle que Lisée ramenait un goret,Pépé, comme tous les cultivateurs l’eussent fait, manifesta ledésir de le voir. Il était lié dans un sac et, de temps à autre,témoignait, en poussant un grognement, de l’ennui de n’être paslibre. On délia la ficelle et il mît sa tête au trou.

– C’est un verrat, prévint Lisée.

– Te l’a-t-on garanti comme étant bienchâtré ? s’inquiéta son ami. Tu sais que, quand ils sont mal« affûtés », la viande n’est pas bonne et empoisonne lepissat.

– La Fannie me l’a vendu de confiance, affirmaLisée.

Pépé cependant l’examinait en connaisseur, letâtant, lui ouvrant la gueule. C’était une jolie petite bête, toutegrassouillette, qui avait un museau rose et le poil blond etsoyeux.

– Il n’a pas l’air mauvais, conclut-il, il aune bonne bille ; mais tant qu’on les a pas vus bouffer, on nepeut pas s’y fier.

– Oui, confirma Lisée, sa gueule me revenaitet je l’ai pris sans trop marchander. Ça fait une bête deplus ; avec mon chien, ma femme, nos trois chats… comptonsvoir, voyons : Miraut, un ; ma femme, deux ; laMique, trois ; les deux petits, Mitis et Moute, cinq, etçui-ci, comment que je vais l’appeler ?

– Puisqu’il a une si bonne cafetière,appelle-le Caffot, conseilla Pépé ; c’est le nom qu’on donnaitjadis aux lépreux, mais faut pas être trop difficile et c’est assezbon pour un cochon !

– Ça fait donc six bêtes dans la boîte, sanscompter les poules ; mais Miraut se charge de leséclaircir.

Là-dessus les deux camarades entrèrent dans lacuisine pour parler chiens, chasses, lièvres, renards, et vider unebouteille de derrière les fagots.

Pépé en était à son vingtième capucin ;il annonça la chose non sans une petite pointe d’orgueil à sonconfrère en saint Hubert, puis il s’enquit de Miraut.

Lisée en était satisfait, trèssatisfait ; il narra même avec complaisance ses dernièresaventures, en déduisit qu’il serait bon chien de chasse et terminaen regrettant que sa rosse de femme ne professât point à son objetles mêmes sentiments que lui, leur rendant à tous deux, au chiencomme au maître, la vie aussi dure que possible.

– Ah ! renchérit Pépé, elles sont toutesles mêmes et ne voient que les sous. On serait trop heureux si onpouvait se passer d’elles.

Encore ne se plaignit-il pas trop de lasienne, absente pour l’instant, qui ne devenait vraimentinsupportable que les années où la chasse allait mal et durantlesquelles il ne tuait pas de gibier pour doubler au moins le prixdu permis.

Lisée, que le bon vin rendait optimiste,affirma d’ailleurs que cette mauvaise humeur de la Guélotte,provoquée peut-être par son absence prolongée le jour de la foire,passerait certainement, qu’au demeurant, il était assez grand poury mettre bon ordre si ça devenait nécessaire.

Ils se quittèrent après s’être souhaité lebonsoir, et Lisée revint à Longeverne au trot soutenu de Cadi.

Sitôt qu’il fut arrivé, il commença parremiser chez Philomen la voiture et le cheval ; puis, comme ilest coutume de le faire quand on vous a rendu gratuitement un telservice, il invita son ami à manger la soupe avec lui et pria safemme, lorsqu’elle aurait terminé son ouvrage, de venir elle aussichercher son mari et prendre le café par la même occasion.

Là-dessus, Caffot dans le sac sur son épauleet grognant à plein groin, il se dirigea vers la maison.

– Qu’est-ce que cette grande bringue peut bienfoutre chez moi ? ronchonna-t-il, en apercevant, par lafenêtre de la cuisine, la Phémie qui disputaillait avec sa femme.Je gagerais bien qu’il y a encore du Miraut là-dessous.

De fait, le cochon n’était pas encore à terreet il n’avait pas même eu le temps de placer un mot, que l’autre,lui brandissant sous le nez une volaille à demi déplumée dont unecuisse était, paraît-il, rongée, lui beuglait au visage :

– Paye-moi-la, ma poule, une bonne poule queta sale « murie de viôce » m’a tuée ! Et il m’a« effarianté » toutes les autres ; il m’en manqueencore deux ou trois à l’heure actuelle, et tu me les paierasaussi ! Ah ! tu veux des chiens, tu en veux ! ehbien, paye !

– Minute, calma Lisée, tu es bien sûre quec’est mon chien qui a tué celle-ci ?

– Si je suis sûre, tu en as du toupet !Mais il y a la femme du maire qui a vu quand il leur courait après,il y a la servante du curé et les filles de chez Tintin quilavaient la buée et c’est les petits du Ronfou qui lui ont repris àla gueule. Il avait filé dans un buisson, il l’avait déjà à moitiédéplumée et il était en train de la manger : la preuve, c’estqu’ils ont eu assez de mal de lui faire lâcher. Tiens, regarde lamarque de ses dents. Tu diras peut-être encore que ce n’est pasvrai et que je suis une menteuse et que tous ces gens ont eu laberlue !

– Combien vaut-elle, ta poule ?

– C’était ma meilleure ouveuse : ellefaisait un œuf tous les jours…

– Je ne te demande pas un Libera meni un De Profundis, je te demande combien tu veux de tapoule ?

– Et maintenant qu’ils valent vingt sous ladouzaine…

– … Turellement, je vais te payer tous lesœufs qu’elle t’aurait faits jusqu’à sa mort et les nitées de petitspoussins qu’elle aurait pu couver et les enfants de ceux-là jusqu’àla douzième génération. Une poule, nom de Dieu ! c’est unepoule. Combien vaut-elle ?

– Quat’francs ! rugit la vieillefille.

– Une crevure comme ça qui ne pèse pas deuxlivres ! riposta Lisée. Non, mais, est-ce que tu te foutraisde moi, par hasard ? Elle vaut trente-cinq sous, à peine. Jet’en donne trois francs ou rien.

– C’est malheureux, larmoya la Phémie enempochant les trois pièces. Dire qu’une charogne de chien… maiss’il revient, je lui casserai les reins !

– Avise-t’en, conseilla Lisée, et tu verrass’il se trouve à Rocfontaine un juge de paix pour des queues deprunes. Dis donc, rappela-t-il à la vieille fille qui s’en allait,emportant sa volaille, mais je l’ai payée ta poule et assez cher,je crois ; j’ai bien le droit de la garder, il me semble.Fais-moi le plaisir de la laisser ici, hein !

– Oh ! comme tu voudras, je voulaisl’encrotter.

– Je m’en charge, répliqua le chasseur quiaussitôt commanda à sa femme de la plumer sans délai et de lamettre à la casserole. Ça fera un plat de plus et Philomen enprofitera, ajouta-t-il.

La Guélotte, faute de pouvoir se dégonfler,écumait de rage, en oubliant le cochon qui grognait toujours dansson sac. Sans prendre garde à elle, Lisée le reprit sous son braspour le porter à sa hutte. Il lui versa immédiatement dans l’augeson manger et, après s’être assuré qu’il avait une litièreabondante, il revint à la cuisine.

Philomen entrait justement.

– Je pense bien, affirma la Guélotte, d’un tonautoritaire et s’adressant à son mari, que tu ne vas pas garderplus longtemps un vorace comme celui-là qui se met aux poules. Nousn’en avons pas les moyens.

– Il faut voir, atermoya Lisée, je vaisd’abord le corriger.

Et, suivi de Philomen, mis au courant de lasituation, ils pénétrèrent dans la remise où était attaché lechien.

Le pauvre animal, qui avait été fabuleusementrossé, n’osa même point se lever à l’approche des deux hommes.Craintif, le poil tout hérissé, il battait lentement son fouet, latête aplatie sur la paille, les regardant d’un œil rouge et chargéd’angoisse.

Philomen, qui l’examinait attentivement, coupala parole à Lisée qui allait gronder et tempêter.

– Mais il est vide comme un sifflet, cechien ! constata-t-il. Il n’a sûrement pas bouffé depuis hierau soir.

– Cré nom de Dieu ! c’est pourtant vrai,jura Lisée à son tour. Ah ! la sacrée vache ! Laisser unebête avoir faim ! Ça n’est pas étonnant qu’il coure les pouless’il n’a rien dans le cornet depuis vingt-quatre heures. Et voilà,c’est la faute du chien ! Attends un peu !

Ils rentrèrent à la cuisine.

– Me dirais-tu bien quelle espèce de soupe lechien a mangée aujourd’hui ?

– De la soupe ; bien sûr que j’y en aifait !

– Et avec quoi, s’il te plaît ?

– !…

– Je te demande avec quoi, sacréegarce !

– Ah ! et puis est-ce que j’ai eu letemps, moi, j’ai fait au four, j’ai préparé la hutte du cochon,arrangé le ménage, fait le souper…

– Ça va bien, donne-moi le pain ; c’estmoi qui vais lui faire à manger, mais si tu prononces un mot ausujet de la poule, c’est à celui-ci que tu auras affaire.

Et Lisée désignait du doigt le bout carré deson solide brodequin ferré.

– Si le chien avait eu l’estomac plein, iln’aurait pas eu l’idée de boulotter une poule, et je veuxt’apprendre, moi, à laisser les bêtes crever de faim !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer